Nouvelle noire
Je suis né le douze juillet 1963
: depuis hier, j’ai quarante ans. Coup de massue, clou enfoncé. Un cap
terrible, que je ne suis pas sûr de surmonter. J’ai si mal…
Ça a commencé à me serrer les
tripes à peine ma trentième année passée et ça n’a fait qu’empirer : la
peur est là, plus méchante que jamais. J’avance vers un âge qui s’éloigne,
inexorablement, de la jeunesse. On n’y peut rien, me direz-vous.
Il y a ces terribles crises de
paralysie qui m’assaillent, me terrassent, m’anéantissent. Elles sont de plus
en plus fréquentes. C'est à chaque fois plus long pour m’en remettre ! Mon
corps est devenu si vulnérable… Je me sens comme un vieux, à devoir garder le
lit des jours entiers, avec le dos bloqué et ces douleurs affreuses…
Voilà qu’aujourd’hui, je me
retrouve encore à ne plus pouvoir bouger. Une fois de plus. Une fois de trop !
Tout ça parce qu’hier soir, après ma fête d’anniversaire (tout le monde y
tenait, sauf moi), j’ai voulu ranger tout seul le mobilier de jardin dans le
garage. Évidemment, j’ai trop forcé. Une
semaine d’arrêt maladie, peut-être deux… Voilà ce que j’ai gagné.
Mes idées noires en profitent
pour refaire surface : elles s’immiscent au plus profond de mon cerveau,
jusqu’à m’en rendre dingue. Je deviens dingue ! Ne vaudrait-il pas mieux que
j’en finisse maintenant ? Je me suis déjà retenu plusieurs fois d’avaler tout
mon stock de somnifères et d’anti-douleurs avec une bouteille de vieux rhum, et
puis… La vie a toujours repris le dessus.
Finalement, je me trouve toujours
un tas de bonnes raisons pour continuer la route. Le prochain voyage… Ah ! Les
voyages ! S’il n’y avait pas eu les voyages ! Les médecins ne prédisent pas
d’amélioration à mon état : irrémédiablement mon corps va décliner, se déliter
et s'atrophier, au fil des années. Je ne pourrai le supporter. Ma chère
bouteille est là, tout près. Et les cachets… Ici, dans le tiroir de la table de
chevet.
Il n'y a personne à mon chevet.
Maman est passée un peu avant midi pour m'apporter les médicaments qu'elle est
allée chercher pour moi à la pharmacie. Elle n’a pas pu rester, je lui en veux
énormément. Elle devait déjeuner avec mon père, ensuite elle avait plein de
choses à faire… Toujours très occupée, ma mère !
Mais elle viendra ce soir, elle
me l’a promis, elle me préparera à manger, elle restera un peu pour papoter.
Elle remettra en place les oreillers, elle bordera mon lit, comme quand j'étais
petit garçon, elle me donnera plein de baisers… Vivement ce soir ! Peut-être
que, si je parviens à me lever, je pourrai voir avec elle le feu d’artifice, de
la fenêtre ?
J’ai trop chaud, je transpire, je
suis trempé. Il n’y a pas cinq minutes, je tremblais de froid. Je n’ai pas la
force d’appeler mes potes, ils ne pourraient rien faire pour moi, de toute
façon… Je n’ai envie de rien. La douleur est insupportable, au-delà de tout.
Quand cet enfer va-t-il cesser ?
J’ai eu de bons moments dans ma
vie, pas vrai ? Pas grand-chose à jeter, j'ai tout consommé. Consumé ? J’ai
vécu à ma façon, sans rendre de comptes à personne. La solitude s’est imposée,
naturellement : il ne m’est jamais venu à l’idée de fonder un foyer. C'est
totalement hors de ma portée. J’avais déjà assez à faire avec moi-même, alors,
avec une femme et des gosses !
J’ai suivi mon petit bonhomme de
chemin, je me suis fait tout seul : un bon job, ma maison, mon jardin, ma
collection de disques, mes bouquins, mes sorties, mes bons amis… Et puis mes
voyages ! Si j’ai tenu jusqu’ici, c’est grâce à mes voyages ! Une bonne partie
du globe explorée, arpentée, découverte.
J’ai prévu d’aller à Cuba,
l’hiver prochain. Trois bonnes semaines. Mon billet est d’ores et déjà acheté,
alors… Y renoncer ? Je souffre tant, c’en est intolérable. J’ai envie de
hurler ! Mille épées chauffées à vif me transpercent le corps. C'est un
calvaire, Dieu me punit. Je dois expier mes fautes.
Mon dernier voyage, je l’ai fait
au Brésil : Rio de Janeiro, soleil à gogo, musiques chaudes, percutées, balancées,
déhanchées… Sur la plage de beaux corps dorés, hâlés, ambrés, cuivrés. Nuances
de peau, du noir profond au brun léger… J’en ai bien profité !
Les voyages sont les seuls
moments de mon existence où je m’abandonne à l’amour. À l’amour, et au sexe.
J’aime le sexe ! Ses tentations suprêmes, ses sensations extrêmes. Ses
perversions, ses jeux cruels et sans limite. C’est toujours très facile de
faire des rencontres, dans les endroits où je vais.
La première fois, c’était en
Thaïlande. J'avais tout juste vingt ans et envie d'exotisme… Elle, à peine
seize ans, un joli petit corps de femme, des jambes sublimes, finement ciselées
: elle s’est montrée experte pour m’emmener, très vite, sur de sombres terrains
aux troubles parfums de vice.
Je l’ai aimée, comme elle voulait
être aimée. Elle me montrait comment faire, elle m'incitait, elle m'excitait.
Je l’ai baisée, baisée encore et puis je l'ai frappée. Elle en redemandait.
Elle a voulu jouer à l'étrangleur et à l'étranglée avec l'un de ses bas qu'elle
faisait coulisser sur son cou gracile et j’ai serré. Légèrement d’abord, puis
fermement.
Je n’ai pas pu m’arrêter de
serrer. J'ai eu du plaisir à la voir agoniser, se débattant, cherchant l’air,
la bouche grande ouverte, les yeux exorbités. Puis elle n’a plus bougé. J’ai
possédé cette fille jusqu’à son dernier souffle. Une fille de joie, une fille
des rues, une inconnue, une fille perdue.
L’année suivante, c’était en
Inde. J’ai craqué pour cet homme d’une trentaine d’années, au corps mince, bien
dessiné. Il m’a ouvert à d’autres possibilités. J’ai apprécié, je l’ai aimé.
Puis étouffé, sous l’oreiller. J’ai continué.
Voyage après voyage, d’un
continent à l’autre, j’ai recherché des plaisirs toujours plus raffinés. Savoir
que le moment viendrait, quand je l'aurais décidé, amplifiait mon désir,
décuplait ma jouissance. Garçon ou fille, sans préférence : il ou elle me
plaisait, il ou elle m'appartiendrait ; je n'étais pas contre, non plus,
les mélanges de genres.
Si je fais le bilan, je dirais
qu’aimer dix-huit fois en vingt ans, ce n’est ni trop, ni pas assez : une bonne
moyenne, en quelque sorte. Je pense avoir été sincère, à chaque fois. Je les ai
tous aimés, mes amants étrangers. Une relation intense, fulgurante, passionnée.
Les histoires courtes sont les meilleures.
Je leur ai révélé le meilleur de leur existence, eux m'ont donné ce qu'ils
avaient de plus précieux. Ils n'auront vécu que pour me rencontrer, que pour
m'aimer jusque dans la mort.
Je pense à mes voyages passés en
préparant celui à venir. Je regarde mes photos, je me repasse mes vidéos :
moments uniques, instants sublimes, des heures et des heures de souvenirs. Des
monuments, des paysages, des plages, des rues, des corps, un visage, un regard,
l’intérieur d’une chambre…
Je m’envole pour Santiago de Cuba
juste après Noël, je fêterai là-bas le premier jour de l’année 2004, et les
deux autres semaines, je visiterai une bonne partie de l'île… Allez, faire ce
voyage, même si c'est le dernier !
Vivre un ultime amour… J’ai six
mois de répit. Après seulement, à mon retour, je tirerai ma révérence. Je suis
contre l'acharnement thérapeutique. Je veux une mort propre, digne, librement
choisie.
J'aurai mené une vie paisible,
très ordinaire. Des brocantes, des concerts, des cocktails au rhum qui me
mettent la tête à l’envers, de bons petits plats diététiques, des repas entre
amis, du jardinage, du bricolage, de la déco, quelques plaisirs en solitaire…
Je me sens si faible ! J’ai une
de ces fièvres ! Je suis brûlant, comme de la braise. Mais j’ai moins mal,
maintenant. Les épées ne sont plus que de fines épingles, je respire, ça va
mieux. Boire un bon verre d’eau fraîche… Je vais dormir un peu. Le temps
passera plus vite, en attendant maman.
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