dimanche 16 août 2015

Le bilan

Nouvelle noire

Je suis né le douze juillet 1963 : depuis hier, j’ai quarante ans. Coup de massue, clou enfoncé. Un cap terrible, que je ne suis pas sûr de surmonter. J’ai si mal…

Ça a commencé à me serrer les tripes à peine ma trentième année passée et ça n’a fait qu’empirer : la peur est là, plus méchante que jamais. J’avance vers un âge qui s’éloigne, inexorablement, de la jeunesse. On n’y peut rien, me direz-vous.

Il y a ces terribles crises de paralysie qui m’assaillent, me terrassent, m’anéantissent. Elles sont de plus en plus fréquentes. C'est à chaque fois plus long pour m’en remettre ! Mon corps est devenu si vulnérable… Je me sens comme un vieux, à devoir garder le lit des jours entiers, avec le dos bloqué et ces douleurs affreuses…

Voilà qu’aujourd’hui, je me retrouve encore à ne plus pouvoir bouger. Une fois de plus. Une fois de trop ! Tout ça parce qu’hier soir, après ma fête d’anniversaire (tout le monde y tenait, sauf moi), j’ai voulu ranger tout seul le mobilier de jardin dans le garage. Évidemment, j’ai trop forcé.  Une semaine d’arrêt maladie, peut-être deux… Voilà ce que j’ai gagné.

Mes idées noires en profitent pour refaire surface : elles s’immiscent au plus profond de mon cerveau, jusqu’à m’en rendre dingue. Je deviens dingue ! Ne vaudrait-il pas mieux que j’en finisse maintenant ? Je me suis déjà retenu plusieurs fois d’avaler tout mon stock de somnifères et d’anti-douleurs avec une bouteille de vieux rhum, et puis… La vie a toujours repris le dessus.

Finalement, je me trouve toujours un tas de bonnes raisons pour continuer la route. Le prochain voyage… Ah ! Les voyages ! S’il n’y avait pas eu les voyages ! Les médecins ne prédisent pas d’amélioration à mon état : irrémédiablement mon corps va décliner, se déliter et s'atrophier, au fil des années. Je ne pourrai le supporter. Ma chère bouteille est là, tout près. Et les cachets… Ici, dans le tiroir de la table de chevet.

Il n'y a personne à mon chevet. Maman est passée un peu avant midi pour m'apporter les médicaments qu'elle est allée chercher pour moi à la pharmacie. Elle n’a pas pu rester, je lui en veux énormément. Elle devait déjeuner avec mon père, ensuite elle avait plein de choses à faire… Toujours très occupée, ma mère !

Mais elle viendra ce soir, elle me l’a promis, elle me préparera à manger, elle restera un peu pour papoter. Elle remettra en place les oreillers, elle bordera mon lit, comme quand j'étais petit garçon, elle me donnera plein de baisers… Vivement ce soir ! Peut-être que, si je parviens à me lever, je pourrai voir avec elle le feu d’artifice, de la fenêtre ?

J’ai trop chaud, je transpire, je suis trempé. Il n’y a pas cinq minutes, je tremblais de froid. Je n’ai pas la force d’appeler mes potes, ils ne pourraient rien faire pour moi, de toute façon… Je n’ai envie de rien. La douleur est insupportable, au-delà de tout. Quand cet enfer va-t-il cesser ?

J’ai eu de bons moments dans ma vie, pas vrai ? Pas grand-chose à jeter, j'ai tout consommé. Consumé ? J’ai vécu à ma façon, sans rendre de comptes à personne. La solitude s’est imposée, naturellement : il ne m’est jamais venu à l’idée de fonder un foyer. C'est totalement hors de ma portée. J’avais déjà assez à faire avec moi-même, alors, avec une femme et des gosses !

J’ai suivi mon petit bonhomme de chemin, je me suis fait tout seul : un bon job, ma maison, mon jardin, ma collection de disques, mes bouquins, mes sorties, mes bons amis… Et puis mes voyages ! Si j’ai tenu jusqu’ici, c’est grâce à mes voyages ! Une bonne partie du globe explorée, arpentée, découverte.

J’ai prévu d’aller à Cuba, l’hiver prochain. Trois bonnes semaines. Mon billet est d’ores et déjà acheté, alors… Y renoncer ? Je souffre tant, c’en est intolérable. J’ai envie de hurler ! Mille épées chauffées à vif me transpercent le corps. C'est un calvaire, Dieu me punit. Je dois expier mes fautes.

Mon dernier voyage, je l’ai fait au Brésil : Rio de Janeiro, soleil à gogo, musiques chaudes, percutées, balancées, déhanchées… Sur la plage de beaux corps dorés, hâlés, ambrés, cuivrés. Nuances de peau, du noir profond au brun léger… J’en ai bien profité !

Les voyages sont les seuls moments de mon existence où je m’abandonne à l’amour. À l’amour, et au sexe. J’aime le sexe ! Ses tentations suprêmes, ses sensations extrêmes. Ses perversions, ses jeux cruels et sans limite. C’est toujours très facile de faire des rencontres, dans les endroits où je vais.

La première fois, c’était en Thaïlande. J'avais tout juste vingt ans et envie d'exotisme… Elle, à peine seize ans, un joli petit corps de femme, des jambes sublimes, finement ciselées : elle s’est montrée experte pour m’emmener, très vite, sur de sombres terrains aux troubles parfums de vice.

Je l’ai aimée, comme elle voulait être aimée. Elle me montrait comment faire, elle m'incitait, elle m'excitait. Je l’ai baisée, baisée encore et puis je l'ai frappée. Elle en redemandait. Elle a voulu jouer à l'étrangleur et à l'étranglée avec l'un de ses bas qu'elle faisait coulisser sur son cou gracile et j’ai serré. Légèrement d’abord, puis fermement.

Je n’ai pas pu m’arrêter de serrer. J'ai eu du plaisir à la voir agoniser, se débattant, cherchant l’air, la bouche grande ouverte, les yeux exorbités. Puis elle n’a plus bougé. J’ai possédé cette fille jusqu’à son dernier souffle. Une fille de joie, une fille des rues, une inconnue, une fille perdue.

L’année suivante, c’était en Inde. J’ai craqué pour cet homme d’une trentaine d’années, au corps mince, bien dessiné. Il m’a ouvert à d’autres possibilités. J’ai apprécié, je l’ai aimé. Puis étouffé, sous l’oreiller. J’ai continué.

Voyage après voyage, d’un continent à l’autre, j’ai recherché des plaisirs toujours plus raffinés. Savoir que le moment viendrait, quand je l'aurais décidé, amplifiait mon désir, décuplait ma jouissance. Garçon ou fille, sans préférence : il ou elle me plaisait, il ou elle m'appartiendrait ; je n'étais pas contre, non plus, les mélanges de genres.

Si je fais le bilan, je dirais qu’aimer dix-huit fois en vingt ans, ce n’est ni trop, ni pas assez : une bonne moyenne, en quelque sorte. Je pense avoir été sincère, à chaque fois. Je les ai tous aimés, mes amants étrangers. Une relation intense, fulgurante, passionnée.

Les histoires courtes sont les meilleures. Je leur ai révélé le meilleur de leur existence, eux m'ont donné ce qu'ils avaient de plus précieux. Ils n'auront vécu que pour me rencontrer, que pour m'aimer jusque dans la mort.

Je pense à mes voyages passés en préparant celui à venir. Je regarde mes photos, je me repasse mes vidéos : moments uniques, instants sublimes, des heures et des heures de souvenirs. Des monuments, des paysages, des plages, des rues, des corps, un visage, un regard, l’intérieur d’une chambre…

Je m’envole pour Santiago de Cuba juste après Noël, je fêterai là-bas le premier jour de l’année 2004, et les deux autres semaines, je visiterai une bonne partie de l'île… Allez, faire ce voyage, même si c'est le dernier !

Vivre un ultime amour… J’ai six mois de répit. Après seulement, à mon retour, je tirerai ma révérence. Je suis contre l'acharnement thérapeutique. Je veux une mort propre, digne, librement choisie.

J'aurai mené une vie paisible, très ordinaire. Des brocantes, des concerts, des cocktails au rhum qui me mettent la tête à l’envers, de bons petits plats diététiques, des repas entre amis, du jardinage, du bricolage, de la déco, quelques plaisirs en solitaire…

Je me sens si faible ! J’ai une de ces fièvres ! Je suis brûlant, comme de la braise. Mais j’ai moins mal, maintenant. Les épées ne sont plus que de fines épingles, je respire, ça va mieux. Boire un bon verre d’eau fraîche… Je vais dormir un peu. Le temps passera plus vite, en attendant maman.

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