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mercredi 5 septembre 2012

Chanteur de rock

Fier, je me sens fier, j’ai ma fierté pour moi ! Je suis bel homme, j’ai du talent, j’ai du succès auprès des femmes. Je lève à peine le petit doigt et elles sont déjà toutes à mes pieds. Je peux choisir, selon mon humeur, celle qui aura, le soir même, le privilège de partager ma chambre. Je les aime toutes ! Petites, grandes, minces, enveloppées, cheveux longs, cheveux courts, raides ou frisés. De tous les âges, de toutes les couleurs de peau, de toutes les nationalités…
Je suis un grand voyageur. C’est mon job, qui veut ça ! Enfin, je devrais plutôt dire ma passion. Je vis de ma passion ! Ce n’est pas donné à tout le monde de faire ce qu’on a dans les tripes depuis toujours ! J’ai connu les petits boulots mal payés, après mon abandon du lycée. Mes parents ne comprenaient rien à mon mode de vie, je n’étais pas conforme à l’avenir qu’ils m’avaient tracé, ils étaient toujours après moi, ils me suppliaient de reprendre mes études… "Va au moins jusqu’au bac" me disait ma mère, "Si tes projets n’aboutissent pas, tu auras quand même un petit bagage…
J’ai claqué la porte du jour au lendemain, emportant tout mon matos chez un pote puis dans un squat d’artistes. Là, au moins, j’avais ma place, j’étais reconnu pour ce que j’étais, pour ce que je faisais. Je n’ai jamais baissé les bras, j’ai toujours été prêt à tout pour m’en sortir. Je ne me suis pas trop mal débrouillé. Moi, et puis les autres !

Une fois le groupe formé, tout est allé très vite ! Nous étions enragés. Nous avons fait rapidement parler de nous : en termes positifs, très élogieux ! Le premier contrat signé, on a pu travailler dans des conditions optimales, quel pied ! L’album est sorti avec une promo d’enfer, les ventes ont explosé…

C’est à ce moment-là que j’ai revu mes parents. Ils m’avaient invité à partager le repas dominical pour fêter mon succès, mais dès l’apéritif, ils n’ont pu s’empêcher de me faire des critiques. Ma mère m’a mis en garde contre ce milieu pétri d’esbroufe, de relations superficielles, de poudre aux yeux. Mon père m’a recommandé la plus grande prudence envers un succès qui aurait son revers, un jour ou l’autre. Je devais me méfier, protéger mes arrières ; on me jetterait, moi et les autres, une fois un gros paquet de fric fait sur notre dos.

À aucun moment ils ne m’ont félicité, encouragé. Ils avaient reçu l’album, mais ils n’avaient même pas pris la peine de le sortir de l’emballage ! Je l’ai vu, posé sur le buffet du salon, au milieu des factures et de paperasses diverses. Je ne leur demandais pas grand-chose, pourtant : juste une petite reconnaissance pour leur fils unique, pour ce que j’étais arrivé à construire avec toute mon énergie ! Je suis resté calme jusqu’au dessert.

Je les ai quittés au moment du café, à la énième remarque de ma mère sur mes cheveux ébouriffés, mes yeux soulignés au khôl et mes amples vêtements noirs, mon père insinuant que j’étais en train de tourner pédé… Je me suis levé de table et d’un coup de bras, j’ai envoyé valdinguer le service à café de la grand-mère et le café avec, c’était du plus bel effet sur la nappe blanche. J’ai repris mon long manteau noir, mon châle, ma besace, mes mitaines, je suis sorti sans un mot. C’est une fois dehors que les larmes sont venues. Mes parents m’ont perdu, ce jour-là.

Ça fait dix ans maintenant que le premier album : "Revanche" est sorti dans les bacs. Aujourd’hui, ma carrière, c’est une affaire qui roule ; je me balade un peu partout dans le monde avec le groupe, nous sommes connus internationalement ! C’est dur, mais la scène nous nourrit, nous rend chaque soir un peu plus grands. Après chaque tournée, je m’accorde une période de repos. Quelques semaines pendant lesquelles j’oublie qui je suis. J’en profite pour faire tout à fait autre chose, pratiquer de nouveaux sports… Ou alors je ne fais rien. Je laisse retomber la pression, je me laisse vivre, à mon rythme.

Il y aura toujours un moment où j’aurai envie de me remettre au travail. Je ne cesse jamais complètement d’y penser, en vérité. Je note des idées, au fur et à mesure qu’elles me viennent ; j’ai toujours plein d’idées, je fourmille d’idées ! On est créateur ou on ne l’est pas, ce n’est pas donné à tout le monde, c’est sûr ! Moi, j’ai ça en moi depuis l’enfance, c’est comme ça. J’écris des textes, je compose des musiques… Je suis un artiste ! Après les vacances, j’invite le groupe chez moi, dans ma grande maison, à la campagne. On se fait une bonne bouffe, on se remet en phase, on se retrouve, on apprécie tant d’être ensemble ! On a toujours été soudés. C’est essentiel, pour exister. Et pour durer.

Dans la foulée, on va dans mon studio aménagé, on branche les instruments, on se lance dans de longues impros, on commence à travailler sur ce que l’un ou l’autre a composé… Ça dure tard dans la nuit, souvent jusqu’au matin ! Ils restent dormir sur place, c’est grand, chez moi, ils ont l’habitude, il y a assez de chambres pour tout le monde. On vit en communauté une grande partie de notre temps, c’est le métier qui veut ça, on ne peut pas faire autrement ! Dès le réveil, on s’y remet, nous voilà repartis sur de nouveaux projets, on est les meilleurs, on va encore cartonner !

En ce moment, on est au coeur de la tournée, on fait salle comble tous les soirs ; d’une ville à l’autre, nos concerts affichent complets. Je suis le chanteur et le leader du groupe de rock Goliath. On vient de sortir notre nouvel album, il cartonne déjà sur les radios avec le titre-phare : "Sois à la hauteur", on en a déjà pas mal vendu ! On tourne d’abord sur ce cher territoire hexagonal pour une vingtaine de concerts, puis on démarre les dates à l’étranger. En Europe, puis aux Etats-Unis. L’été prochain, il y aura tous ces festivals…

Je gagne ma vie avec des chansons rock, avec la musique rock. C’est notre quatrième album, ensemble. Nous sommes des musiciens, mais aussi des amis de longue date. Depuis l’époque du squat, depuis le début ! Je ne voulais pas jouer seul, il me fallait trouver des personnes qui adhèrent à mon univers, qui aient assez d’envergure, d’ambition, de passion, pour faire le chemin avec moi… Des gens prêts à tout pour réussir, courageux, perfectionnistes, qui fassent passer la musique avant tout le reste. L’alchimie a fonctionné entre nous quatre.

J’ai hésité à prendre une fille dans le groupe, mais c’était elle la meilleure, à la basse. Elle percute avec son jeu nerveux, sauvage, instinctif, mais parfaitement maîtrisé. Elle a toujours de bonnes idées, elle nous les propose avec douceur, calme et sérénité. C’est le pilier du groupe, elle nous maintient tous debout ; malgré son apparente fragilité, elle a un mental de fer. C’est une sacrée petite bonne femme !

Notre dernier album est très abouti, on a gardé notre style "rentre dedans" tout en évoluant vers quelque chose de plus mélodique. On a beaucoup travaillé le son en studio, on a ajouté des effets, des samples, des rythmes électroniques… Il y a aussi ces morceaux acoustiques où je joue de la guitare sèche et du piano. Mes textes sont toujours incisifs, engagés ; d’autres sont plus poétiques.

J’écris en français. La seule langue que je connaisse vraiment, et encore. J’en apprends tous les jours ! J’ai toujours des doutes, des questionnements sur le sens ou l’orthographe des mots, sur la façon de les employer. Les autres me trouvent un peu chiant, à toujours vouloir vérifier quelque chose dans le dictionnaire, quand on discute ensemble. J’en emporte toujours un dans mes bagages, un gros, le meilleur qui soit : mon ami le Robert !

Dans la mesure du possible, je préfère dormir dans un hôtel, pendant les tournées. Même seulement quelques heures. M'allonger dans un grand lit moelleux puis au réveil, prendre une bonne douche, dévorer un méga petit-déjeuner… Quand on a trop de kilomètres à faire entre deux salles, on roule de nuit, on dort dans le bus, plutôt mal, on arrive juste à temps pour l’installation du matériel, pour les balances… Les nuits sont courtes !

On est toujours sollicités, après les concerts, pour une soirée, ici ou là, en compagnie de fans surchauffés. Maintenant je décline les invitations, ou alors je ne reste pas longtemps, juste pour emballer une petite si ce n’est déjà fait, la ramener à l’hôtel, tirer un coup, ou deux, ou trois, m’endormir comme une masse… J’ai besoin d’un minimum de sommeil pour assurer le spectacle !

Je me dois d’être le meilleur, chaque soir, pour tous ceux, toutes celles qui viennent me voir. Il ne faut pas les décevoir ! Je me donne tout entier, le corps chargé d’adrénaline, chaque fois que je monte sur scène. Je décuple mon énergie par le chant, par la danse, totalement habité par la musique. Je suis en transe, je suis en sueur, je tremble, je convulse… On vient voir le groupe aussi pour ça : pour les jeux débridés de son chanteur, pour son show fantaisiste.

Alors la fille, après le concert, c’est comme avant, le bon pétard ou la petite ligne, le coup de pouce pour m’endormir plus vite. C’est la cerise sur le gâteau. Qu’elle n’aille pas s’imaginer qu’elle puisse me retenir, vivre avec moi une belle histoire d’amour, je ne veux pas de ça. Je profite de ce que la nature m’a donné, de ce que j’entretiens comme une belle mécanique : un corps vigoureux, harmonieusement musclé, jamais rassasié.

J’aime les femmes, toutes les femmes, une seule nuit. C’est ma devise. Elles savent à quoi s’attendre. Elles peuvent dire ce qu’elles veulent, après. Je n’ai rien à leur prouver. Je ne donne pas, je prends. Tiens, ce pourrait être un point de départ pour une chanson ?

Avant, c’était la grosse défonce, pendant les tournées ! Surtout les premiers temps, quand on jouait dans les petites salles, les cafés-concerts, les bars… Plus on avançait dans les dates et plus on consommait d’alcool et de drogues diverses. Enfin moi, plus encore que les autres. On débutait, on n’avait pas envie de décevoir, de faire le groupe qui snobe ses admirateurs… On faisait la fête jusqu’à l’aube, on en oubliait de dormir, il fallait bien tenir, et puis on aimait ça.

On se déplaçait en minibus avec tout notre matériel, on se relayait au volant… Je ne vous dis pas, parfois, dans quels états ! Sex and drugs and rock’n'roll, l’éternel refrain, en plein dedans. On était grisés par le succès qu’on rencontrait dans toutes ces villes de province, on avait un sentiment de puissance extrême, nous étions le seul, l’unique et le meilleur groupe de rock français du siècle !

On a fini sur les rotules, ne sachant plus qui nous étions, nous prenant la tête pour des histoires à deux balles. Épuisés, amaigris, les yeux exorbités, le teint cadavérique… Des morts-vivants en puissance, déphasés, décalqués comme les personnages de mes chansons. J’écrivais des textes hallucinés, sans queue ni tête, violents, suicidaires, désespérés.

Le deuxième album : "Fantômes" est empreint de toute cette confusion, de ce chaos mental dans lequel se trouvait, à ce moment-là, le groupe tout entier. Notre producteur tenait à ce que nous enregistrions rapidement de nouveaux titres pour asseoir notre célébrité naissante, pour donner à manger à nos fans, chaque jour plus nombreux.

Nous sommes donc retournés directement en studio après une tournée délirante, excessive, sans n’avoir pris aucun recul, ni décompressé. Nous étions tous à cran, les nerfs à vif. Et, en ce qui me concernait, j’étais devenu complètement dépendant de l’héro, des alcools forts, des amphétamines. Les autres tournaient principalement à la bière et au shit, avec quelques extras de temps en temps. Ils géraient ça plutôt bien. En tout cas mieux que moi.

Pendant l’enregistrement de "Fantômes", j’étais stoned du matin au soir, cachant mes cernes, mon teint blafard, derrière ma longue frange, mes lunettes noires… Les critiques considèrent pourtant que c’est l’album le plus inspiré. Mais ça, c’était avant la sortie du petit dernier, déjà encensé par la presse, diffusé sur toutes les radios, vendu à peu près partout dans le monde, téléchargeable sur Internet !

Il y a eu cette soirée de folie organisée par la maison de disques. Notre deuxième album marchait au-delà de leurs espérances, ils voulaient fêter ça ! Chargé à bloc, j’ai voulu rentrer seul, à pied. Mauvais délire ! Je me retrouvé à marcher de plus en plus vite, les trottoirs n’étaient pas assez larges pour moi, les immeubles de part et d’autres m’oppressaient alors je suis allé courir en plein milieu de la rue, j’étais devenu fou, je hurlais… Je me suis fait percuter de plein fouet par la première voiture venue. Traumatisme crânien, coma profond, fractures multiples…

Six mois d’hôpital et de sevrage forcé ont eu raison de mes excès. Je revenais de loin ! Mes parents sont venus me voir, mais je refusais de leur parler. Ils n’existaient plus, pour moi, je n’avais plus besoin d’eux. J’étais dans le schéma classique de la rock star shootée à mort, au destin tragique, alors cela les confortait dans leur idée que jouer de la musique, ça n’était pas un vrai métier.

À chacune de leur visite, ils me disaient d’abandonner, ils me conseillaient de chercher un travail plus sérieux, ils me proposaient de revenir vivre avec eux, le temps de ma convalescence… "Enfin, tu fais ce que tu veux" rajoutait ma mère, "Nous, on veut juste t’aider." J’ai fermé les yeux pour ne plus les voir, j’ai bouché mes oreilles pour ne plus entendre leurs mots blessants, accusateurs, sans amour véritable.

Dès que je me suis trouvé en état de le faire, j’ai demandé mon transfert dans une clinique privée, à l’étranger. Bye bye, les parents. À jamais. "Fantômes" s’était très bien vendu depuis mon accident : le malheur des autres, ça a toujours été très lucratif. Mon compte en banque me permettait de faire une remise au vert de luxe, de cela dépendait ma survie… Et j’ai toujours aimé la vie, même dans les périodes les plus sombres, les plus destructrices, finalement.

Après la rééducation, je me suis mis à faire du sport de façon régulière. J’ai retrouvé un équilibre par la pratique des arts martiaux, de l’équitation, de la plongée… Puis il a bien fallu rentrer, quitter mon île ! Les autres étaient inquiets quant à l’avenir du groupe ; je leur avais dit que je ne souhaitais pas encore me prononcer, que j’avais besoin de réfléchir, de tirer tout au clair. Je n’étais pas sûr de moi quant au fait de pouvoir reprendre la musique, sans drogues ni alcool.

Les médecins étaient catégoriques : si je remettais le nez dedans, j’y laisserais ma peau. Mon organisme avait pas mal morflé, ces dernières années. Je ne savais pas si mentalement, j’étais assez fort pour ça. Puis je me suis dit qu’il n’y avait pas de raison. J’y arriverais, coûte que coûte, pour donner tort à mes parents. La musique, avant tout. J’étais prêt à m’y remettre.

Un soir, quelques jours après mon retour en France, nous avons fait une grande bouffe avec le groupe pour fêter nos retrouvailles. Se trouvaient là aussi le manager, le producteur, un responsable de la maison de disques et quelques proches, amis intimes. Quand je suis arrivé dans la salle du restaurant, un peu à la bourre, la bassiste s’est précipitée vers moi et m’a serré longuement dans ses bras en murmurant : "Tu m’as manqué, David, tu m’as tellement manqué…"

Elle m’a embrassé sur les deux joues, avec force, plusieurs fois, elle s’est mise à pleurer. J’ai senti le goût du sel de ses larmes, sur mes lèvres. Je lui ai caressé le visage, tout en lui souriant, un peu gêné ; j’étais ému pour la première fois depuis tellement longtemps… Puis elle m’a dit en rigolant que j’étais le seul homme qu’elle connaisse à la faire pleurer de joie !

Elle m’a pris fermement par le bras pour m’engager à rejoindre les autres, retrouvant son aplomb habituel. Elle ne s’est jamais plus dévoilée comme ce soir-là. Elle est distante, secrète, discrète… Mais je la sens si proche de moi, quand son jeu de basse s’enroule autour de ma voix comme un long serpent, quand nous sommes en symbiose, presque en corps à corps ! À quoi bon vouloir autre chose ? Ça complique tout, l’amour, ça n’est pas nécessaire.

Elle aussi, elle se prend des amants d’un soir dans les chambres d’hôtel. Le sexe, c’est bien plus simple. Nous avons beaucoup discuté tous ensemble, ce soir-là ; il y avait des enjeux importants avec Goliath, des choses à négocier, renégocier… J’étais impatient de me remettre à chanter, de rejouer tous ces morceaux avec les autres, de me remettre sur les rails !

Nous avons travaillé une année complète pour accoucher de : "Coma Dépassé", le troisième album. Mes textes étaient influencés par ce que j’avais vécu, avant et surtout après l’accident ; ils évoquaient mes angoisses face à la mort, mon nouvel appétit de vivre, ces petits riens que j’éprouvais intensément, depuis que j’étais clean.

Nous avons refait des concerts, dans des grandes salles, des stades, des gros festivals… Nous étions mus par une saine énergie, plus constructive. Nous avons vu notre public s’élargir, des foules entières reprendre avec nous, tous ces mots qui m’appartenaient, mis ensemble pour qu’ils sonnent bien. Le chanteur de Goliath avait retrouvé toute sa superbe, sa fougue, son charisme !

Je n’ai jamais plus  tiré sur le moindre joint, ni touché à un seul verre d’alcool, ou à autre chose. Je pratique le sport de façon intensive, même en tournée. Je m’arrange toujours pour aller faire un tour dans une salle de sport, je vais à la piscine ; si j’ai plus de temps devant moi je vais monter dans un club équestre, je fais du parapente, je m’essaie au ski nautique… Tout dépend de la région où l’on se trouve. Le sport est garant de mon équilibre. Il me faut un dérivatif, d’un genre ou d’un autre. Mais attention : jamais de course à pieds !

Mon corps est joliment sculpté, modelé, athlétique. Mon visage enjôleur, aux contours harmonieux, mon regard malicieux, plaisent aux femmes. J’ai des lèvres pulpeuses, qu’on aime embrasser. En ce moment j’ai les cheveux très courts, presque ras ; cela fait ressortir mes yeux clairs, vert émeraude, plein d’éclats. Je m’habille toujours en noir, mais je n’ai plus le look "corbeau" de mes débuts dans la musique.

Je prends soin de ma voix, toujours plus puissante, posée, sûre d’elle. Je suis reconnu pour mon honnêteté, mon intégrité. J'ai gardé mes idées anarchistes, mon indépendance d’esprit, mon franc-parler, quitte à choquer les journalistes. Dans les émissions de radio ou de télé, on craque pour mon humour caustique, pince-sans-rire, cynique. Bien réveillé, j’ai de la répartie !

Hier soir, on m’a interviewé pour une radio locale ; la journaliste ne savait plus par quel bout m’attraper, je la prenais au dépourvu, lui renvoyant la balle, détournant ses questions… Elles étaient connes et puériles, ses questions, elles transpiraient l’amateurisme ! La jeune dame avait-elle seulement écouté les quatre albums au moins une fois ? Avait-elle un avis à donner ? Aimait-elle la musique rock ?

Puis, la trouvant jolie, je me suis montré plus docile, je lui ai répondu en allant dans le sens de ce qu’elle voulait m’entendre dire. À la fin de l’entretien, je l’ai invitée à dîner puis, après, à venir boire un thé dans ma chambre d’hôtel. Elle y a passé la nuit. Je me suis surpassé avec elle, une vraie bombe, elle pourra le dire à l’antenne si elle veut ! Non seulement le chanteur de Goliath est une bête de scène, mais en plus il baise comme un dieu…

Allez, fini de divaguer. Elle ne connaissait même pas le titre du dernier album, la petite garce ! Je me suis fait un plaisir de combler son ignorance. Il s’appelle : "Ma fierté". Celle que j’ai pour moi, celle qui m’a fait, tel que je suis, celle qui me rend fort. Ne me l’enlevez pas. C’est la seule chose dont j’ai besoin vraiment, le seul bien qu’il me reste.


Photographies : Fabrice Gilbert de Frustration, Arnaud Rebotini de Black Strobe

lundi 27 août 2012

MAX


Ainsi donc, elle allait retourner à la Flèche d'Or bien plus tôt qu'elle ne l'aurait cru. Elle n'y avait pas mis les pieds depuis une infinité d'années, et voilà qu'elle s'apprêtait à y passer une deuxième soirée, en pleine semaine. Sa vie était faite de hauts et de bas : le calme plat durant des mois (le vide provoque le vide) jusqu'au néant et la nausée, puis les envies reviennent, les occasions se présentent, une chose en entraînant une autre. Le printemps arrivait à grands pas, elle était dans une phase ascendante, pleine de projets.

Lundi soir, elle était venue soutenir deux jeunes groupes seine-et-marnais, talentueux et prometteurs, dont les univers musicaux respectifs la touchaient particulièrement. Elle avait retrouvé avec une joie émue, un brin nostalgique, cet endroit mythique, l'ancienne gare de la ligne de chemin de fer appelée autrefois "Petite Ceinture" et maintenant dédiée à la fête, à la musique, à la danse. Amis, familles, admirateurs, curieux, habitués du lieu… étaient là en nombre ; l'ambiance était "bon enfant". Un climat qu'elle aimait, qu'elle avait bien failli oublier, à force de l'éviter. On n'oublie jamais le goût de ce qui fait du bien. Même si ça fait mal.

Après ce qui lui était arrivé, elle avait fui les salles de concert, les cafés musicaux, les clubs rock, bref tous les endroits où l'on pouvait écouter de la musique "live". C'était resté longtemps une véritable phobie. Son ventre se nouait rien que d'y penser. Tous ces souvenirs… Mais sa passion pour la musique avait été la plus forte. Un jour, elle s'était jetée à l'eau et avait pris sa place pour Jad Wio : son groupe fétiche jouait à l'Usine, une salle de concert dans la ville de province où elle avait trouvé refuge. Elle avait amassé assez de courage pour s'y rendre seule et avait passé un sacré moment. Un vrai plaisir !

Elle y retournerait sans problème, à l'Usine, maintenant qu'elle connaissait le chemin ! Elle allait en voir, là-bas, des putains de concerts ! Sa réclusion était terminée. C'était redevenu vital, essentiel. Elle se sentait guérie, beaucoup moins fatiguée. Elle se remit à sortir, retrouvant les salles surchauffées, l'émulation du public, l'énergie émanant de la scène, des musiciens, des éclairages, tout ce qui faisait du concert rock un véritable spectacle.

Ce lundi soir-là, à la Flèche d'Or, elle écouta avec plaisir Etikal Lab, son trip hop envoûtant, caressant, délicat. Ah ! Les rythmiques de Jibé, percutantes, métalliques, la basse d'Arno, puissante, mélodique, la voix de Mag, élégante et posée ! Un répertoire sautillant, tressautant, sur lequel elle avait esquissé quelques pas de danse, le regard vers le haut, au-dessus de la scène au cadre doré, où défilaient, sur un petit écran, des vidéos en couleur ou en noir et blanc, répétitives, lancinantes, erratiques. Tableau sonique, magique, poétique, en numérique.

Ce fut ensuite le set de French Paradoxe, du vrai rock de combat, révélant sa part d'ombre. Délire alcoolique à la Bukowski, textes noirs, à tiroirs, divagations nocturnes, amours troubles, états limites… Francky, à la basse et au chant, Steph à la guitare, Quentin à la batterie : un  trio au son brut, basique, efficace.

Etikal Lab et French Paradoxe avaient déjà reçu tous ses éloges et ses encouragements dans les chroniques qu'elle avait faites à la sortie de leurs albums. Les voir sur scène rajoutait à son engouement : chacun, dans son style, avait une bonne dose d'originalité, ne cherchant pas à copier ce qui existait déjà. Peut-être bien qu'ils iraient loin. S'ils parvenaient à rester ensemble, sans trop s'abîmer, ni se déchirer. Ni s'entretuer.

La formule du trio : ni trop, ni pas assez, juste le nécessaire. La richesse dans le déséquilibre du nombre impair, les idées de l'un qui viennent contrebalancer celles des deux autres, les discussions sans fin, les compromis d'où jaillit le génie… Parfois à quel prix ! À trois, la créativité est souveraine, mais rien n'est facile, ça reste fragile… Il faut rester soudé, quelles que soient les circonstances. Sinon… Le bel édifice s'effondre comme un château de cartes.

C'est en regagnant la sortie qu'elle avait su, pour MAX. La programmation de la semaine était scotchée sur la porte vitrée, simple feuille blanche de format A4 provenant d'une imprimante à jet d'encre. Elle ne l'avait pas vue en arrivant. Pour la bonne et simple raison qu'elle avait été affichée après qu'elle fut entrée ? Les trois lettres majuscules lui ont explosé à la figure, irradiant ses joues, tétanisant sa nuque, produisant une tornade sous son crâne.

Coups violents au niveau des tempes, montée de sueur et de chaleur, décharges électriques le long de la colonne vertébrale… Son ventre s'est crispé pour faire face à une douleur intense montant du fond de ses entrailles. Les larmes sont venues et l'envie de vomir, tout de suite après. C'était tout bonnement inimaginable ! Elle a franchi en courant le couloir menant à la rue, fait quelques pas chancelants sur le trottoir avant de rendre ses bières dans le caniveau. Comme au bon vieux temps. Comme au temps de MAX.

Elle avait mis des années à oublier, et voilà que ça lui revenait en pleine gueule. Elle était en plein cauchemar, ce n'était pas possible, comment avaient-ils pu ? Elle se releva, respira profondément, sortit un mouchoir de son sac pour s'essuyer le visage. Il y avait de la colère en elle, mêlée à de l'incrédulité. MAX en concert à la Flèche d'Or ? Plutôt assister à l'apparition d'un fantôme ! C'était quoi, ce cirque ? Elle avait sûrement mal lu !

Son passé ressurgissait, seize ans après, malgré tout le mal qu'elle se donnait, années après années, pour oublier. Sa réaction avait été tellement extrême, démesurée ! Aussi violente que le jour où… Elle cracha bruyamment puis tenta d'envisager les choses sous un autre angle, plus rationnel. Elle s'était fait un mauvais délire, elle avait subi, une fois de plus, la manifestation traîtresse de son inconscient, elle avait mal lu, c'était tout ! Pour en avoir le cœur net, rentrer chez elle tranquille et rassurée, elle se redirigea vers l'entrée de la Flèche d'Or, prenant un air penaud devant le vigile qui montait la garde, lequel, imperturbable, lui céda le passage en lui lançant : "Bonsoir".

Elle a relu l'annonce plus attentivement, en prenant son temps. "MAX : électro pop 80's, en concert exclusif jeudi 16 mars 21h." Elle eut un méchant coup au cœur, ses jambes tremblaient, son visage la cuisait, les larmes se remirent à couler, brûlantes. Ainsi donc, ils l'avaient fait. Malgré l'interdiction formelle : ne jamais reformer MAX. Et surtout pas à deux ! C'était une entité à trois têtes, indissociable, chacune nourrissant l'autre de ses influences, de ses préférences, de ses obsessions. L'un sans les autres, les uns sans l'autre, MAX n'existait pas. N'existait plus, de toute façon !

Alors qui allait jouer, jeudi prochain ? L'un d'entre eux avait-il  repris le nom du groupe à son compte et embauché deux doublures juvéniles pour faire illusion ? Ce ne serait pas la première fois, avec tout ce mouvement "revival", qui faisait se reformer les groupes les plus improbables. C'était parfois lamentable, une véritable mascarade. Alors non ! Pas MAX ! Et surtout pas sans elle !

Marie, Axel, Xavier : les trois lettres de MAX. C'est le nom qu'ils s'étaient choisis, quand ils avaient commencé à faire de la musique ensemble. D'abord chez elle et puis, après maintes et maintes plaintes des voisins, dans le local de répètes de la MJC. Marie était au chant et au piano. Axel jouait de la basse et assurait les samples, les programmations rythmiques. Xavier était à l'orgue, aux synthés, à la trompette, parfois à la guitare. Les deux garçons faisaient aussi les chœurs. Puis Axel et Xavier ont trouvé un grand appart qu'ils ont loué à deux, dans lequel ils ont aménagé un studio de répétitions et d'enregistrement. Elle les rejoignait dès qu'elle pouvait, en semaine et le week-end ; ils passaient le plus clair de leur temps à faire de la musique, à parler musique, à discuter de leur musique.

Une passion dévorante, un véritable art de vivre. Quelque chose qui pousse, jour après jour, à écrire, composer, chercher à s'améliorer. Il y eut les premiers concerts, dans des petites salles de campagne louées pour un anniversaire ou pour une fête, où ils ouvraient la soirée avec leurs chansons dansantes, plutôt marrantes et ironiques, aux sonorités synthétiques. Ils remportaient un franc succès ! Elle a jeté toutes les photos, détruit tous les enregistrements, brûlé ses textes, déchiré les coupures de presse. Il ne lui reste rien de MAX, pourtant, il vit encore en elle. Il vit encore ? Qui a remonté MAX ?

De retour chez elle, elle cherche sur Internet des informations sur MAX et ne trouve que quelques citations dans des chroniques assez anciennes. Ici : "MAX, trio inventif mixant magistralement l'électro, la pop, et la chanson", ou là : "MAX, son album éponyme et son destin tragique". L'album et les deux maxis, vinyles, n'ont jamais été réédités ni repressés en CD ; apparemment personne ne souhaite revendre les œuvres de MAX sur eBay. Peut-être sur une brocante ?

Sur le site Web de la Flèche d'Or, il n'y a rien de plus que ce qu'elle a déjà lu : "MAX : électro pop 80's, en concert exclusif jeudi 16 mars 21h". Elle tape leurs noms dans les renseignements téléphoniques, ne trouve rien les concernant. Ils doivent avoir résilié leur abonnement France Télécom au profit d'un portable. Ou alors, ils vivent chez quelqu'un. Sinon, elle les aurait appelés, là, immédiatement, à quatre heures du matin, pour leur dire tout le mal qu'elle pensait de cette reformation insensée, traîtresse, maudite, interdite !

Demain, elle téléphonera à la Flèche d'Or pour poser quelques questions. Elle se fera passer pour une fan, qui veut en savoir un peu plus sur ses idoles, ou pour une journaliste, qui rédige un article sur les groupes cultes des années quatre-vingt. Maintenant, il faudrait qu'elle dorme un peu. Tout à l'heure, elle travaille. Elle avale un Xanax et se couche sans défaire son canapé-lit. Les trois lettres de MAX tournoient dans sa tête, lumineuses et phosphorescentes, puis d'un coup, c'est le noir.

Une journée de travail dense, bien remplie, riche en contacts humains, lui a fait oublier ses angoisses de la nuit. Elle s'est forcée à sourire, s'est sentie de bonne humeur. Comme quoi… Ça n'était pas très difficile, d'être aimable, quand elle voulait ! Elle n'a repensé à MAX qu'après son travail, en montant dans sa voiture pour repartir chez elle et vite aller dormir. Elle était exténuée mais contente de sa journée. Elle avait su tenir à l'écart ses préoccupations du moment et elle en était fière. Elle était trop souvent triste, sans énergie, en arrivant le matin ; toujours hantée par un problème existentiel, un déboire amoureux, un litige avec sa banque… Elle avait toujours une bonne raison d'être malheureuse. Il en fallait, décidément, du temps, pour changer ! Ce n'était pas gagné.

Alors MAX allait faire un concert. Qu'est-ce qu'elle en avait à faire, après tout ? Ce serait quoi, exactement, la soirée de jeudi ? Un groupe bidon qui allait jouer en play-back sur leurs titres ? Un coup monté, une opération promotionnelle pour la réédition CD ? Dans ce cas elle aurait vu quelque chose, sur Google ? Avait-elle vraiment envie de savoir, finalement ? Jeudi soir, elle resterait chez elle. Ce n'était qu'un mauvais rêve, dans quelques semaines, elle aurait oublié.

Elle s'endormit devant les infos régionales de dix-neuf heures, se réveilla en plein milieu d'un téléfilm crétin, avec des femmes flics impeccablement sapées, coiffées, maquillées, qui traquaient un violeur étrangleur de petites filles. Morbide. Elle changea de chaîne, ils s'étaient tous donné le mot, ce n'était que nullité, bêtise, connerie, voyeurisme, impudeur. Et sur Arte, un énième épisode de l'histoire allemande, en noir et blanc.

Elle éteignit la télé et appela à la Flèche d'Or, mais c'était un message sur répondeur, qui annonçait les concerts. Elle sursauta au nom de "MAX", et raccrocha, comme si le combiné l'avait brûlée. Surtout ne pas flancher. Elle se prépara des sandwiches qu'elle mangea vite fait sur un coin de table, installa son clic-clac, prit un Xanax, se mit dans les draps et sombra dans un lourd sommeil.

Son mercredi soir fut consacré à l'écriture, elle avait des chroniques en retard, elle devait s'activer. Ça la tenait, l'écriture de chroniques, ça avait à voir avec la musique… Ça ne lui manquait plus, de jouer et de chanter, d'être sur scène. Enfin, du moins, s'en était-elle persuadée. De toute façon, vu comment ça s'était terminé… Pourquoi avait-il fallu qu'ils tombent tous les deux amoureux d'elle ?

Elle, elle se tapait un mec de temps à autre, comme ça, selon les occasions qui se présentaient, mais elle ne voulait surtout pas tomber amoureuse ! Le groupe avant tout, et la musique. Il ne fallait pas mélanger musique et sentiments, il fallait tenir à l'écart vie sexuelle et amoureuse. Elle avait été claire, là-dessus, avec eux. Rien ni personne ne devait les séparer, les empêcher de mener à bien leurs projets.

De fil en aiguille, la musique de MAX avait pris de l'ampleur, de la hauteur, réunissant un public toujours plus enthousiaste, qui aimait la fête et la danse. Les journalistes, à l'affût d'un nouveau phénomène, ne tarissaient pas d'éloges à leur sujet. Ils innovaient : leur musique, très froide à la base, se teintait de rythmes percussifs aux tonalités chaudes venues d'Afrique, du Brésil, des Caraïbes… C'était Axel qui s'en chargeait. Un dieu de l'informatique et des boîtes à rythmes. Xavier inventait des lignes d'orgue ou de synthé tout bonnement incroyables, et jouait divinement de la trompette, au son jazzy, qui tranchait avec la précision des machines.

Marie chantait ses textes, s'accompagnait au piano. Elle était aussi préposée à la danse. Ils ont signé pour un album et deux maxis, leur maison de disques se chargeait de tout, promo, interviews, tournées… On était en juillet 1989, l'année du bicentenaire de la Révolution, et Jean-Paul Goude créait l'événement avec un défilé gigantesque. Eux étaient sur la route, à la rencontre du succès, partout où ils passaient ou presque. Il y a bien eu plusieurs plans foireux, mais après, ils en riaient !

Pourquoi avait-il fallu qu'ils tombent tous les deux amoureux d'elle ? Pourquoi lui avaient-ils dit ? Ils ont commencé à rivaliser, à se mesurer l'un à l'autre, à rechercher sans cesse les conflits, créant une sale ambiance au sein du trio. Et de l'équipe, qui les accompagnait. Elle avait pourtant remis plusieurs fois les choses au point, avec eux. C'était ridicule, qu'ils baisent des groupies si ça pouvait les soulager et les faire penser à autre chose ! Ils n'allaient pas tout gâcher, quand même ! Qu'ils reprennent leurs esprits, tous les deux ! Allons, mais qu'est-ce qu'ils croyaient ? Elle n'était amoureuse ni de l'un ni de l'autre ! Qu'ils ne se fassent aucune illusion ! Affaire classée !

Il était temps que la tournée s'achève, on était fin décembre 1989, ils n'avaient pas eu beaucoup de pauses, tout le monde avait besoin de repos… Entre eux ça menaçait d'exploser, à tout moment.  Elle a fui juste après le dernier concert de la tournée, demandant à ses parents de venir la chercher et de la ramener chez elle, dans la maison de son enfance, où elle pourrait décompresser et prendre du recul. Il y avait toujours, là-bas, son vieux piano ; si l'envie la prenait, elle pourrait composer… Pour le moment, elle se sentait vidée, elle avait du sommeil à rattraper pour retrouver la sérénité.

Le répit n'a été que de courte durée. Mi-janvier, il a fallu remonter sur Paris pour l'enregistrement du nouveau maxi : une version longue de "Ton ennui" pour les discothèques, et un titre inédit. Ils étaient contents de se revoir, tous les trois, contents de jouer ! Tout semblait être redevenu comme avant. Les garçons s'étaient apparemment fait une raison pour le bien du trio, ils avaient retrouvé avec elle des relations de franche camaraderie. Ça l'avait rassurée.

Le soir, après la première session d'enregistrement, ils étaient sortis pour fêter leurs retrouvailles, d'abord au restaurant, puis dans des pubs du Ve arrondissement, où ils avaient descendu moult pintes de Guinness. On lui disait souvent qu'elle buvait comme un homme. C'est vrai, elle encaissait. Ils hurlaient leur joie d'être réunis, de réussir dans la musique, celle qu'ils aimaient, qu'ils défendaient, qu'ils la créaient pour le bien de l'humanité. Ils allaient faire de grandes choses, ensemble !

Comment s'étaient-ils retrouvés tous les trois dans sa chambre d'hôtel, pourquoi leur avait-elle permis d'entrer ? Elle ne se souvenait plus de rien. Engluée dans l'ivresse, à moins que… Perte de contrôle total, laisser-aller maximal, jusque dans l'inconcevable. Le lendemain : horreur de leurs corps nus. La pire des choses qui pouvait arriver. L'avaient-ils fait ? Il semblait bien que oui, elle en avait les jambes dégoulinantes. Enfer, horreur, dégoût, nausée.

Elle n'avait pas eu le temps d'aller jusqu'aux toilettes pour vomir, elle avait dégueulé sur la moquette, au pied du lit, jusqu'à la bile. Son ventre lui faisait atrocement mal, elle aurait voulu mourir. Fuir, fuir tout de suite ce tableau sordide, avant qu'ils ne se réveillent, surtout ne pas avoir à leur parler, à croiser leurs regards… Elle avait honte. Elle s'est vite rhabillée, a rassemblé ses affaires, s'est sauvée à toutes jambes, écoeurée.

Elle n'a jamais su s'ils avaient prémédité leurs actes. Lui avaient-ils fait prendre une drogue pour la rendre docile ? Les choses s'étaient-elles passées dans un délire alcoolisé, dans lequel ils avaient eu tous les trois leur part de responsabilité ? Elle ne savait pas ce qui était le pire ; de toute façon le pire était fait, c'était irréversible. Elle se sentait trahie, salie, une moins que rien. Elle était détruite. Elle est retournée chez ses parents, cocon aimant et bourdonnant, restant des jours entiers sans sortir de sa chambre, muette, prostrée, figée. Elle leur a juste dit que MAX, c'était fini. Ils n'ont jamais posé de questions. Elle n'a jamais eu la force de leur parler de ce qui était arrivé vraiment. Comment aurait-elle pu ? C'était tellement abominable !

Elle n'a jamais revu Axel, ni Xavier. Elle avait appris, atterrée, ce qui leur était arrivé peu de temps après, ce duel d'un autre âge en bonne et due forme, à l'épée, au petit matin, dans un square parisien, où ils avaient bien failli laisser leurs peaux. Ils étaient devenus fous ! Le deuxième maxi est sorti au printemps 1990, à son grand désespoir. Il s'est très bien vendu, à ce qu'elle en a su. En rayon juste après le drame, les fans se sont précipités dessus comme des vampires sur du sang frais. Le malheur fait vendre, c'est bien connu. Elle a alors écrit à ses deux ex-complices une même et brève lettre, dans laquelle elle leur signifiait ses conditions : ne jamais plus utiliser le nom de MAX, ni demain ni dans vingt ans. MAX était mort, et enterré. Qu'ils se le tiennent pour dit, parce que sinon…

Jeudi midi, pendant sa pause déjeuner, son portable a sonné. C'était Lisa, toute excitée, qui lui demandait si elle jouait vraiment, ce soir, avec MAX. Elle n'y croyait pas ! Elle venait de voir l'annonce du concert sur le site internet du magazine Les Inrockuptibles, ça l'avait toute retournée. Lisa était l'une des rares personnes à qui elle avait parlé de MAX et apparemment, elle aurait mieux fait de s'abstenir.

Elle lui coupa la parole pour lui hurler que non, elle n'avait rien à voir avec ce concert de MAX, qu'elle ne l'emmerde pas avec ça, elle n'avait rien d'autre à lui dire ? Lisa lui demanda de se calmer, elle n'avait pas voulu la froisser, elle s'excusait ! Elles parlèrent ensuite de choses et d'autres et puis, juste avant de raccrocher, elle se surprit à demander à Lisa : "Dis donc, ça te dirait, d'aller ce soir à la Flèche d'Or, pour voir à quoi ressemble MAX ?" Lisa, amatrice d'aventures nocturnes, lui répondit qu'elle était partante.

Ça y était, elles se garaient, dans une rue adjacente, à deux pas. Elles entraient à la Flèche d'Or, il était juste vingt et une heures, elles savaient que le concert ne commencerait pas à l'heure, mais dans le doute, elles avaient joué la carte de la ponctualité. Marie avait raconté à Lisa ce qu'elle n'avait jamais raconté à personne, les affrontements entre Axel et Xavier, la soirée arrosée dans la démesure, la nuit à l'hôtel dont elle ne se souvenait plus, l'ignoble réveil. Elle se sentait libérée, prête à affronter toute éventualité face au "nouveau" MAX. Elle en était presque joyeuse.

Elles allèrent chercher une bière au bar, puis deux, puis trois, restèrent près du comptoir en attendant que le concert commence. La salle se remplissait, c'était agréable de constater qu'il y avait encore un tel public, pour MAX. Des vieux de son âge, mais aussi des plus jeunes, étudiants, voire lycéens. "Allez, Lisa, on en boit une autre ?" Elle avait repéré des gens qu'elle avait connus, du temps de MAX. Qu'est-ce qu'ils avaient vieilli ! Derrière ses lunettes à grosses montures qui lui mangeaient le visage, personne ne pouvait se douter que c'était elle, Marie, et ça l'arrangeait bien. De toute façon elle n'avait plus le même physique, ni la même façon de s'habiller, elle avait pris des rides et de l'embonpoint, comme beaucoup d'autres femmes, à cet âge moyen de la vie.

La musique diffusée dans la salle baissa de volume puis s'arrêta. Elle tendit le cou vers la scène, juchée sur un tabouret de bar, dressa l'oreille. Éclairage bleu sombre, branchement des amplis, intro au synthé, rythmique dansante dans la foulée, affolante ligne de basse. Ils attaquaient par "Ton cœur bat", titre inédit du deuxième maxi, le dernier qu'ils aient fait ensemble. C'était leur jeu, c'étaient eux, vraiment eux !

Elle les vit apparaître dans la lumière devenue éclatante : Axel, monté sur ressorts, la blondeur ravageuse, toujours aussi peroxydée, Xavier et sa large carrure, son imposante stature, droit comme un piquet… Ils n'avaient pas le droit de jouer sans elle, ils n'avaient pas le droit ! Elle descendit précipitamment de son tabouret, joua des coudes dans la foule compacte, déjà en train de danser, pour se faire un passage jusqu'aux devants de scène.

"Ton cœur bat" commençait à peine, Marie devrait bientôt chanter ! Les paroles lui revenaient, elle se mit à les fredonner. "Dans ta petite ville tranquille, ton coeur bat, si bas, si bas." Ils étaient là, tout près, ils jouaient divinement bien, ils n'attendaient qu'elle. Ils cessèrent subitement de jouer, Axel parla dans son micro. "Marie, tu es peut-être là, alors viens, s'il te plaît, on a besoin de toi !" Xavier ajouta : "Fais-le, fais-le pour MAX !"

Elle se propulsa sur la scène, tel un diable sortant de sa boîte, empoigna un micro et, jetant un regard noir, plein de défi, à l'un comme à l'autre, elle commença à chanter. "Dans ta petite ville tranquille, ton coeur bat, si bas, si bas." La musique reprit, se greffant sur elle, cherchant à l'envelopper, la caresser, l'enjôler… Au milieu d'un public en plein délire, elle continua sur le refrain, puis entonna le deuxième couplet.


Photographies : Otto Matik (Château-Thierry)

lundi 20 août 2012

Le mentir vrai


J'ai commencé à le faire le jour de la rentrée des grandes vacances. Ça durerait toute une année scolaire, jusqu'à ce que je trouve la force de tout avouer à Isabelle.

Ce premier jour de classe, le premier en 5e, nous nous étions retrouvées avec joie dans la cour du collège. Notre plaisir fut immense lorsque nous apprîmes que nous serions, cette année encore, dans la même classe.

Restant toutes deux à la cantine, nous avions eu tout le loisir de bavarder après déjeuner. Nous étions fières d'avoir un nouveau cartable, nous avions passé en revue toutes nos fournitures, qui sentaient bon le neuf. Nous avions feuilleté avec curiosité les manuels qu'on nous avait donnés au cours de la matinée, nous avions hâte de nous remettre à étudier.

Isabelle m'avait raconté ses vacances en Espagne avec ses parents et son petit frère, au mois d'août. Elle s'était baignée tous les jours, s'était fait des amis, avait mangé des glaces de toutes les couleurs, aux parfums incroyables, avait bien bronzé…

Et moi, qu'allais-je pouvoir dire à Isabelle, sur ces deux mois d'été ? C'était si confus dans ma tête, si flou, si douloureux, si compliqué ! Est-ce qu'Isabelle comprendrait ?

Comment allais-je pouvoir lui parler de mon séjour à Marseille avec ma mère et cet homme qui n'était pas mon père ? Comment les mots allaient-ils me sortir de la bouche, pour raconter des faits que je subissais ? Comment annoncer à Isabelle la séparation, maintenant effective, de mes parents ? C'était tellement difficile à vivre, dur à réaliser…

Les choses avaient eu lieu, là, durant l'été : ma mère avait déménagé à Reims, emmenant mon petit frère, pour vivre avec son amant. Comment l'appeler autrement ? Moi, je restais avec mon père et les deux chats, dans l'appartement familial, si grand et maintenant vidé d'une partie de ses meubles.

C'était sûrement mieux ainsi. Les mois précédents n'avaient été que souffrance, conflits, chaos. Les discussions sans fin, les cris, les larmes, les histoires d'adultes, je n'en avais été que trop le témoin. Ils ne m'avaient rien épargné. Je vivais dans l'angoisse, sans jamais pouvoir en parler à personne. Comment dire de telles choses ? Je n'étais qu'une enfant.

Je me surpris à raconter à Isabelle, avec force détails, mes vacances à Marseille, avec mes parents et mon petit frère. C'était trop tard. Je ne pourrais plus revenir en arrière, du moins pas tout de suite.

C'était la première fois que je mentais de cette façon et qui plus est, à ma meilleure amie. Je mentirais encore, jour après jour, décrivant à Isabelle une vie de famille heureuse, qui n'était pas la mienne.

Quand je parlais, j'y croyais. Isabelle y croyait, aussi. C'était pour moi, à ce moment-là, la seule façon acceptable d'envisager ma vie.


Photographies : Le Mont Bernon (Epernay)

mercredi 8 août 2012

Sur le parking

En janvier dernier, un soir où il pleuvait, j’étais arrivée un peu trop en avance pour la séance de cinéma que j’avais programmée. Était-ce pour "Le Havre" de Aki Kaurismaki, "Hugo Cabret" de Martin Scorsese, "A Dangerous Method" de David Cronenberg, "Tous au Larzac" de Christian Rouaud, "J. Edgar" de Clint Eastwood, "Les chants de Mandrin" de Rabah Ameur-Zaimeche ? Au mois de janvier 2012, je suis beaucoup allée au cinéma. À la Ferme du Buisson, principalement.

J’avais une bonne vingtaine de minutes à attendre, pourquoi étais-je venue si tôt ? Je suis restée dans ma voiture, sur le parking de la Ferme et du Super U, à écouter de la musique, à regarder la pluie tomber sur le pare-brise, déclenchant de temps à autre les essuie-glaces. Intermittence du net et du flou, à intervalles irréguliers.

Je m’étais garée de façon à avoir vue sur la rue ; je pouvais lire les informations municipales qui défilaient, lettres orange sur noir, sur le grand panneau, de l’autre côté. Le concert d’Arthur H au mois d’avril, les dates de l’élection présidentielle en mai, les heures d’ouverture de la Mairie de Noisiel…

De loin, j’ai aperçu une femme qui traversait, un cabas à la main. Elle marchait d’une drôle de façon, elle ne tenait pas bien debout, j’ai tout de suite pensé qu’elle était saoule. Elle est passée juste à côté de ma voiture, je l’ai suivie des yeux. Elle avait la cinquantaine, était vêtue d’un imper court qui laissait dépasser sa robe, avait les jambes toutes fines d’une femme qui boit. Elle s’est arrêtée d’un coup, s’est accroupie, culotte baissée, et s’est mise à uriner, sans prendre la peine de se cacher derrière une voiture. Ça a duré longtemps.

Comme elle se trouvait derrière moi, je la regardais dans le rétroviseur, je ne pouvais m’empêcher de la regarder, même si c’était pathétique, triste à pleurer. J’avais mal pour cette femme, complètement dégradée, totalement détruite. Elle s’est enfin relevée, en titubant, a manqué de tomber en se rajustant, tant bien que mal. Toujours son cabas à la main, elle se dirigeait maintenant vers le Super U, d’une démarche hésitante. La pluie tombait, dense et drue, elle n’avait pas de parapluie.

À peine dix minutes plus tard, elle repassait à proximité de ma voiture, d’un pas rapide mais chancelant. De son cabas dépassaient les goulots de cinq ou six bouteilles. Elle traversa la rue, pliant sous le poids, continua sur le trottoir… Scène de la vie ordinaire. Dans quel désespoir faut-il être pour se retrouver ivre-morte à sept heures du soir, et sortir motivée par la seule envie de s’acheter encore à boire ? 
Tous mes articles sur la Ferme du Buisson à Noisiel :
http://elsasong.hautetfort.com/ferme-du-buisson/

lundi 14 mars 2011

En Corrèze


J'ai passé là-bas de nombreuses vacances : au printemps, en été, au cours de mon enfance et de mon adolescence. L'année de mes onze ans, mes parents se sont séparés, je suis restée avec mon père. C'est lui qui m'y emmenait, aux vacances scolaires.
Il était invité par Pierre et Dominique, un couple semblant uni, heureux, stable, solide. Ils avaient deux enfants : David (l'aîné) et Judith (sa petite sœur). Dominique était la cousine de mon père, Pierre était son ami, ils avaient étudié ensemble à l'école normale.
Mon père était à l'origine de la rencontre entre Pierre et Dominique, c'est lui qui les avait présentés l'un à l'autre, une belle histoire d'amour avait commencé… Ils étaient très proches ! Pierre était professeur de dessin, mon père instituteur, Dominique aussi était dans l'enseignement. Les liens s'étaient resserrés entre eux depuis que ma famille s'était dissoute.
Mon père aimait aller les voir, ça lui faisait du bien d'être avec des personnes qui partageaient ses idées, qui avaient des façons similaires de vivre et de penser. Ils s'intéressaient à l'écologie, à la faune, à la flore, aux cultures biologiques, ils recyclaient leurs déchets (le fameux compost), ils achetaient du pain à la farine complète, ils lisaient le Nouvel Observateur, le Canard Enchaîné, Actuel, les BD de Cabu, Reiser, Wolinski… Soixante-huit n'était pas si loin, nous sommes venus régulièrement chez eux tout au long des années soixante-dix.
Je descendais volontiers en Corrèze, j'étais toujours partante à l'idée d'y passer une dizaine de jours. J'allais retrouver mon cousin David et ma cousine Judith, je m'amusais bien avec eux, ils avaient toujours un tas d'activités à me proposer !
Mon père venait pour aider Pierre, qui retapait son moulin. Un moulin, pour moi, ça avait des ailes, mais celui-là était un moulin à eau, une imposante bâtisse rectangulaire en contrebas d'un chemin escarpé, où coulait une rivière.
Pierre et Dominique l'avaient acheté en rentrant d'Afrique, après avoir passé plusieurs années en coopération. Ils s'étaient posés là, avaient décidé d'y construire leur vie, s'escrimaient à la tâche pour rendre les lieux habitables. Il y avait toujours à faire !
Le moulin se trouvait en pleine campagne. Pour y parvenir il fallait emprunter des routes sinueuses, dans la forêt. Ça montait, ça descendait, ça remontait, ça tournait… J'avais mal au cœur ! Même au printemps, il pouvait y avoir de la neige, il y faisait très frais.
Nous arrivions, il fallait laisser la voiture en haut du raidillon, descendre à pied avec les bagages, monter les marches en pierre pour accéder au premier étage du moulin… On entrait directement par la cuisine. Les pièces étaient en enfilade, il y avait un salon où Pierre et Dominique devaient aussi dormir, puis, tout au fond, les chambres des enfants.
On m'installait un lit de camp, je dormais dans un sac de couchage, avec toutes mes petites affaires près de moi, et la lampe de poche, au cas où j'aurais à me relever la nuit. Les toilettes étaient à l'autre bout, il fallait aller jusqu'à la cuisine…
On entendait continuellement le bruit de l'eau, la rivière coulait au pied du moulin. Le soir, cela m'aidait à m'endormir, je l'écoutais rouler sur les cailloux, c'était rassurant. L'été, on mettait des nus pieds en plastique et, en maillot de bain, on allait se promener dans l'eau, ce n'était pas très profond par ici. Il fallait remonter le cours pour trouver un endroit où se tremper jusqu'à la taille, si on était courageux… Comme c'était froid ! Difficile de vraiment se baigner !
Mon père n'oubliait pas d'emporter le canot pneumatique gonflable jaune et bleu, avec ses rames. David et Judith, eux, possédaient un canoë de couleur orange. Nous essayions de naviguer, mais il y avait trop de pierres, trop d'aspérités. Ce n'était pas très concluant, mais ça nous plaisait !
Nous revenions les pieds gelés, mouillés de la tête aux pieds, frissonnants, écorchés. Nous allions nous sécher puis nous nous préparions un goûter, du chocolat chaud avec de grandes tartines beurrées… On les taillait dans une énorme miche toute ronde, avec un vieux couteau à pain.
Le pain du moulin, c'était quelque chose, je n'en avais jamais mangé un aussi bon. Sa croûte était ferme, presque noire, brûlée, la mie était foncée, épaisse, consistante. C'était un régal, même sans rien. C'était presque du gâteau, ce pain.
Nous allions nous promener à vélo sur les petites routes, nous descendions au village jusqu'à l'épicerie (qui faisait aussi tabac journaux). Il y avait là-dedans un vrai bric-à-brac et une dame très gentille, qui nous vendait des bonbons. Nous poussions plus loin, dévalions des pentes que tout à l'heure nous devrions remonter, nous rendions visite à Lydie, une copine de Judith…
Nous faisions les fous dans les prés avec les vaches et les moutons, nous construisions des cabanes dans les bois, nous partions en randonnée avec les parents, il fallait faire attention aux vipères…
Le soir, s'il faisait un peu froid, Pierre allumait un feu dans la grande cheminée du salon. Qu'est-ce que c'était bien ! Je me sentais en sécurité, dans un havre de paix, la vie pouvait être simple, tranquille… L'odeur du bois brûlé imprégnait toute la maison, je trouvais que ça sentait bon.
Plus tard, j'ai connu Véronique, une copine de Judith et de Lydie. Ses parents avaient une maison de vacances dans un hameau voisin, ils venaient de la région parisienne. Véronique et moi, nous sommes devenues amies. Nous nous sommes écrit, nous nous sommes revues à l'occasion de nouvelles vacances.
Chaque année nous nous trouvions changées, grandies, plus dégourdies… Nous sortions en bande avec les copains de Lydie, nous vivions la vie des jeunes à la campagne. Nous nous déplacions en vélo, certains avaient des mobylettes. Nous allions au bal, nous dansions, nous flirtions… Nous n'étions plus tout à fait des enfants.
Il y a eu ce méchoui dans un grand pré, où je me suis enivrée de sangria jusqu'à en être malade. Je ne me rendais pas compte, je voulais prolonger l'ivresse, j'étais si gaie… Heureusement, il y a eu les parents de Véronique pour me rapatrier chez eux, j'étais en plein délire, je n'arrêtais pas de vomir…
Quelle honte j'ai eue, le lendemain ! C'était terrible ! Et ce mal de tête, cet état nauséeux… Je me suis promis de ne plus jamais recommencer. Je ne m'y suis pas tenue, évidemment. J'ai continué à boire de l'alcool, j'ai pris d'autres cuites, j'aimais sortir, danser, faire la fête…
Je ne suis plus retournée en vacances dans le moulin de Corrèze. La dernière fois que nous y avions séjourné, mon père s'était fâché avec Pierre et Dominique, sur un sujet dont je n'ai compris ni le sens ni la gravité.
Nous étions repartis dans la précipitation, dans un climat de crise. Je m'étais sentie mal à l'aise, cela m'avait choquée. Une page se tournait, c'était la fin d'une époque, on entrait dans les années quatre-vingt, j'aurais dix-sept ans à l'automne… Le temps passait, les choses changeaient, c'était comme ça.
Le souvenir de la Corrèze est resté là, présent, vivant, au fond de moi. Il y rayonne, de toutes ses facettes, de toute sa chaleur. Il m'emplit de bonheur. J'aimerais bien revoir un jour le moulin : bientôt peut-être ? Je sais que Pierre et Dominique y vivent toujours.

Photo : Saint-Bazile-de-la-Roche, juillet 2015