J'ai passé là-bas de nombreuses vacances : au printemps, en été, au cours de mon enfance et de mon adolescence. L'année de mes onze ans, mes parents se sont séparés, je suis restée avec mon père. C'est lui qui m'y emmenait, aux vacances scolaires.
Il était invité par Pierre et Dominique, un couple semblant uni, heureux, stable, solide. Ils avaient deux enfants : David (l'aîné) et Judith (sa petite sœur). Dominique était la cousine de mon père, Pierre était son ami, ils avaient étudié ensemble à l'école normale.
Mon père était à l'origine de la rencontre entre Pierre et Dominique, c'est lui qui les avait présentés l'un à l'autre, une belle histoire d'amour avait commencé… Ils étaient très proches ! Pierre était professeur de dessin, mon père instituteur, Dominique aussi était dans l'enseignement. Les liens s'étaient resserrés entre eux depuis que ma famille s'était dissoute.
Mon père aimait aller les voir, ça lui faisait du bien d'être avec des personnes qui partageaient ses idées, qui avaient des façons similaires de vivre et de penser. Ils s'intéressaient à l'écologie, à la faune, à la flore, aux cultures biologiques, ils recyclaient leurs déchets (le fameux compost), ils achetaient du pain à la farine complète, ils lisaient le Nouvel Observateur, le Canard Enchaîné, Actuel, les BD de Cabu, Reiser, Wolinski… Soixante-huit n'était pas si loin, nous sommes venus régulièrement chez eux tout au long des années soixante-dix.
Je descendais volontiers en Corrèze, j'étais toujours partante à l'idée d'y passer une dizaine de jours. J'allais retrouver mon cousin David et ma cousine Judith, je m'amusais bien avec eux, ils avaient toujours un tas d'activités à me proposer !
Mon père venait pour aider Pierre, qui retapait son moulin. Un moulin, pour moi, ça avait des ailes, mais celui-là était un moulin à eau, une imposante bâtisse rectangulaire en contrebas d'un chemin escarpé, où coulait une rivière.
Pierre et Dominique l'avaient acheté en rentrant d'Afrique, après avoir passé plusieurs années en coopération. Ils s'étaient posés là, avaient décidé d'y construire leur vie, s'escrimaient à la tâche pour rendre les lieux habitables. Il y avait toujours à faire !
Le moulin se trouvait en pleine campagne. Pour y parvenir il fallait emprunter des routes sinueuses, dans la forêt. Ça montait, ça descendait, ça remontait, ça tournait… J'avais mal au cœur ! Même au printemps, il pouvait y avoir de la neige, il y faisait très frais.
Nous arrivions, il fallait laisser la voiture en haut du raidillon, descendre à pied avec les bagages, monter les marches en pierre pour accéder au premier étage du moulin… On entrait directement par la cuisine. Les pièces étaient en enfilade, il y avait un salon où Pierre et Dominique devaient aussi dormir, puis, tout au fond, les chambres des enfants.
On m'installait un lit de camp, je dormais dans un sac de couchage, avec toutes mes petites affaires près de moi, et la lampe de poche, au cas où j'aurais à me relever la nuit. Les toilettes étaient à l'autre bout, il fallait aller jusqu'à la cuisine…
On entendait continuellement le bruit de l'eau, la rivière coulait au pied du moulin. Le soir, cela m'aidait à m'endormir, je l'écoutais rouler sur les cailloux, c'était rassurant. L'été, on mettait des nus pieds en plastique et, en maillot de bain, on allait se promener dans l'eau, ce n'était pas très profond par ici. Il fallait remonter le cours pour trouver un endroit où se tremper jusqu'à la taille, si on était courageux… Comme c'était froid ! Difficile de vraiment se baigner !
Mon père n'oubliait pas d'emporter le canot pneumatique gonflable jaune et bleu, avec ses rames. David et Judith, eux, possédaient un canoë de couleur orange. Nous essayions de naviguer, mais il y avait trop de pierres, trop d'aspérités. Ce n'était pas très concluant, mais ça nous plaisait !
Nous revenions les pieds gelés, mouillés de la tête aux pieds, frissonnants, écorchés. Nous allions nous sécher puis nous nous préparions un goûter, du chocolat chaud avec de grandes tartines beurrées… On les taillait dans une énorme miche toute ronde, avec un vieux couteau à pain.
Le pain du moulin, c'était quelque chose, je n'en avais jamais mangé un aussi bon. Sa croûte était ferme, presque noire, brûlée, la mie était foncée, épaisse, consistante. C'était un régal, même sans rien. C'était presque du gâteau, ce pain.
Nous allions nous promener à vélo sur les petites routes, nous descendions au village jusqu'à l'épicerie (qui faisait aussi tabac journaux). Il y avait là-dedans un vrai bric-à-brac et une dame très gentille, qui nous vendait des bonbons. Nous poussions plus loin, dévalions des pentes que tout à l'heure nous devrions remonter, nous rendions visite à Lydie, une copine de Judith…
Nous faisions les fous dans les prés avec les vaches et les moutons, nous construisions des cabanes dans les bois, nous partions en randonnée avec les parents, il fallait faire attention aux vipères…
Le soir, s'il faisait un peu froid, Pierre allumait un feu dans la grande cheminée du salon. Qu'est-ce que c'était bien ! Je me sentais en sécurité, dans un havre de paix, la vie pouvait être simple, tranquille… L'odeur du bois brûlé imprégnait toute la maison, je trouvais que ça sentait bon.
Plus tard, j'ai connu Véronique, une copine de Judith et de Lydie. Ses parents avaient une maison de vacances dans un hameau voisin, ils venaient de la région parisienne. Véronique et moi, nous sommes devenues amies. Nous nous sommes écrit, nous nous sommes revues à l'occasion de nouvelles vacances.
Chaque année nous nous trouvions changées, grandies, plus dégourdies… Nous sortions en bande avec les copains de Lydie, nous vivions la vie des jeunes à la campagne. Nous nous déplacions en vélo, certains avaient des mobylettes. Nous allions au bal, nous dansions, nous flirtions… Nous n'étions plus tout à fait des enfants.
Il y a eu ce méchoui dans un grand pré, où je me suis enivrée de sangria jusqu'à en être malade. Je ne me rendais pas compte, je voulais prolonger l'ivresse, j'étais si gaie… Heureusement, il y a eu les parents de Véronique pour me rapatrier chez eux, j'étais en plein délire, je n'arrêtais pas de vomir…
Quelle honte j'ai eue, le lendemain ! C'était terrible ! Et ce mal de tête, cet état nauséeux… Je me suis promis de ne plus jamais recommencer. Je ne m'y suis pas tenue, évidemment. J'ai continué à boire de l'alcool, j'ai pris d'autres cuites, j'aimais sortir, danser, faire la fête…
Je ne suis plus retournée en vacances dans le moulin de Corrèze. La dernière fois que nous y avions séjourné, mon père s'était fâché avec Pierre et Dominique, sur un sujet dont je n'ai compris ni le sens ni la gravité.
Nous étions repartis dans la précipitation, dans un climat de crise. Je m'étais sentie mal à l'aise, cela m'avait choquée. Une page se tournait, c'était la fin d'une époque, on entrait dans les années quatre-vingt, j'aurais dix-sept ans à l'automne… Le temps passait, les choses changeaient, c'était comme ça.
Le souvenir de la Corrèze est resté là, présent, vivant, au fond de moi. Il y rayonne, de toutes ses facettes, de toute sa chaleur. Il m'emplit de bonheur. J'aimerais bien revoir un jour le moulin : bientôt peut-être ? Je sais que Pierre et Dominique y vivent toujours.
Photo : Saint-Bazile-de-la-Roche, juillet 2015
Photo : Saint-Bazile-de-la-Roche, juillet 2015
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