Ainsi donc, elle allait retourner
à la Flèche d'Or bien plus tôt qu'elle ne l'aurait cru. Elle n'y avait pas mis
les pieds depuis une infinité d'années, et voilà qu'elle s'apprêtait à y passer
une deuxième soirée, en pleine semaine. Sa vie était faite de hauts et de bas :
le calme plat durant des mois (le vide provoque le vide) jusqu'au néant et la
nausée, puis les envies reviennent, les occasions se présentent, une chose en
entraînant une autre. Le printemps arrivait à grands pas, elle était dans une
phase ascendante, pleine de projets.
Lundi soir, elle était venue
soutenir deux jeunes groupes seine-et-marnais, talentueux et prometteurs, dont
les univers musicaux respectifs la touchaient particulièrement. Elle avait
retrouvé avec une joie émue, un brin nostalgique, cet endroit mythique,
l'ancienne gare de la ligne de chemin de fer appelée autrefois "Petite
Ceinture" et maintenant dédiée à la fête, à la musique, à la danse. Amis,
familles, admirateurs, curieux, habitués du lieu… étaient là en nombre ;
l'ambiance était "bon enfant". Un climat qu'elle aimait, qu'elle
avait bien failli oublier, à force de l'éviter. On n'oublie jamais le goût de
ce qui fait du bien. Même si ça fait mal.
Après ce qui lui était arrivé,
elle avait fui les salles de concert, les cafés musicaux, les clubs rock, bref
tous les endroits où l'on pouvait écouter de la musique "live".
C'était resté longtemps une véritable phobie. Son ventre se nouait rien que d'y
penser. Tous ces souvenirs… Mais sa passion pour la musique avait été la plus
forte. Un jour, elle s'était jetée à l'eau et avait pris sa place pour Jad Wio
: son groupe fétiche jouait à l'Usine, une salle de concert dans la ville de
province où elle avait trouvé refuge. Elle avait amassé assez de courage pour
s'y rendre seule et avait passé un sacré moment. Un vrai plaisir !
Elle y retournerait sans
problème, à l'Usine, maintenant qu'elle connaissait le chemin ! Elle
allait en voir, là-bas, des putains de concerts ! Sa réclusion était
terminée. C'était redevenu vital, essentiel. Elle se sentait guérie, beaucoup
moins fatiguée. Elle se remit à sortir, retrouvant les salles surchauffées,
l'émulation du public, l'énergie émanant de la scène, des musiciens, des
éclairages, tout ce qui faisait du concert rock un véritable spectacle.
Ce lundi soir-là, à la Flèche
d'Or, elle écouta avec plaisir Etikal Lab, son trip hop envoûtant, caressant,
délicat. Ah ! Les rythmiques de Jibé, percutantes, métalliques, la basse
d'Arno, puissante, mélodique, la voix de Mag, élégante et posée ! Un répertoire
sautillant, tressautant, sur lequel elle avait esquissé quelques pas de danse,
le regard vers le haut, au-dessus de la scène au cadre doré, où défilaient, sur
un petit écran, des vidéos en couleur ou en noir et blanc, répétitives,
lancinantes, erratiques. Tableau sonique, magique, poétique, en numérique.
Ce fut ensuite le set de French
Paradoxe, du vrai rock de combat, révélant sa part d'ombre. Délire alcoolique à
la Bukowski, textes noirs, à tiroirs, divagations nocturnes, amours troubles,
états limites… Francky, à la basse et au chant, Steph à la guitare, Quentin à
la batterie : un trio au son brut,
basique, efficace.
Etikal Lab et French Paradoxe
avaient déjà reçu tous ses éloges et ses encouragements dans les chroniques qu'elle
avait faites à la sortie de leurs albums. Les voir sur scène rajoutait à son
engouement : chacun, dans son style, avait une bonne dose d'originalité,
ne cherchant pas à copier ce qui existait déjà. Peut-être bien qu'ils iraient
loin. S'ils parvenaient à rester ensemble, sans trop s'abîmer, ni se déchirer.
Ni s'entretuer.
La formule du trio : ni trop, ni
pas assez, juste le nécessaire. La richesse dans le déséquilibre du nombre
impair, les idées de l'un qui viennent contrebalancer celles des deux autres,
les discussions sans fin, les compromis d'où jaillit le génie… Parfois à quel
prix ! À trois, la créativité est souveraine, mais rien n'est facile, ça
reste fragile… Il faut rester soudé, quelles que soient les circonstances.
Sinon… Le bel édifice s'effondre comme un château de cartes.
C'est en regagnant la sortie
qu'elle avait su, pour MAX. La programmation de la semaine était scotchée sur
la porte vitrée, simple feuille blanche de format A4 provenant d'une imprimante
à jet d'encre. Elle ne l'avait pas vue en arrivant. Pour la bonne et simple
raison qu'elle avait été affichée après qu'elle fut entrée ? Les trois
lettres majuscules lui ont explosé à la figure, irradiant ses joues, tétanisant
sa nuque, produisant une tornade sous son crâne.
Coups violents au niveau des
tempes, montée de sueur et de chaleur, décharges électriques le long de la
colonne vertébrale… Son ventre s'est crispé pour faire face à une douleur
intense montant du fond de ses entrailles. Les larmes sont venues et l'envie de
vomir, tout de suite après. C'était tout bonnement inimaginable ! Elle a
franchi en courant le couloir menant à la rue, fait quelques pas chancelants
sur le trottoir avant de rendre ses bières dans le caniveau. Comme au bon vieux
temps. Comme au temps de MAX.
Elle avait mis des années à
oublier, et voilà que ça lui revenait en pleine gueule. Elle était en plein
cauchemar, ce n'était pas possible, comment avaient-ils pu ? Elle se
releva, respira profondément, sortit un mouchoir de son sac pour s'essuyer le visage.
Il y avait de la colère en elle, mêlée à de l'incrédulité. MAX en concert à la
Flèche d'Or ? Plutôt assister à l'apparition d'un fantôme ! C'était
quoi, ce cirque ? Elle avait sûrement mal lu !
Son passé ressurgissait, seize
ans après, malgré tout le mal qu'elle se donnait, années après années, pour
oublier. Sa réaction avait été tellement extrême, démesurée ! Aussi
violente que le jour où… Elle cracha bruyamment puis tenta d'envisager les
choses sous un autre angle, plus rationnel. Elle s'était fait un mauvais
délire, elle avait subi, une fois de plus, la manifestation traîtresse de son
inconscient, elle avait mal lu, c'était tout ! Pour en avoir le cœur net,
rentrer chez elle tranquille et rassurée, elle se redirigea vers l'entrée de la
Flèche d'Or, prenant un air penaud devant le vigile qui montait la garde,
lequel, imperturbable, lui céda le passage en lui lançant :
"Bonsoir".
Elle a relu l'annonce plus
attentivement, en prenant son temps. "MAX : électro pop 80's, en concert
exclusif jeudi 16 mars 21h." Elle eut un méchant coup au cœur, ses jambes
tremblaient, son visage la cuisait, les larmes se remirent à couler, brûlantes.
Ainsi donc, ils l'avaient fait. Malgré l'interdiction formelle : ne jamais
reformer MAX. Et surtout pas à deux ! C'était une entité à trois têtes,
indissociable, chacune nourrissant l'autre de ses influences, de ses
préférences, de ses obsessions. L'un sans les autres, les uns sans l'autre, MAX
n'existait pas. N'existait plus, de toute façon !
Alors qui allait jouer, jeudi
prochain ? L'un d'entre eux avait-il
repris le nom du groupe à son compte et embauché deux doublures
juvéniles pour faire illusion ? Ce ne serait pas la première fois, avec tout ce
mouvement "revival", qui faisait se reformer les groupes les plus
improbables. C'était parfois lamentable, une véritable mascarade. Alors
non ! Pas MAX ! Et surtout pas sans elle !
Marie, Axel, Xavier : les trois
lettres de MAX. C'est le nom qu'ils s'étaient choisis, quand ils avaient
commencé à faire de la musique ensemble. D'abord chez elle et puis, après
maintes et maintes plaintes des voisins, dans le local de répètes de la MJC.
Marie était au chant et au piano. Axel jouait de la basse et assurait les
samples, les programmations rythmiques. Xavier était à l'orgue, aux synthés, à
la trompette, parfois à la guitare. Les deux garçons faisaient aussi les
chœurs. Puis Axel et Xavier ont trouvé un grand appart qu'ils ont loué à deux,
dans lequel ils ont aménagé un studio de répétitions et d'enregistrement. Elle
les rejoignait dès qu'elle pouvait, en semaine et le week-end ; ils
passaient le plus clair de leur temps à faire de la musique, à parler musique,
à discuter de leur musique.
Une passion dévorante, un
véritable art de vivre. Quelque chose qui pousse, jour après jour, à écrire, composer,
chercher à s'améliorer. Il y eut les premiers concerts, dans des petites salles
de campagne louées pour un anniversaire ou pour une fête, où ils ouvraient la
soirée avec leurs chansons dansantes, plutôt marrantes et ironiques, aux
sonorités synthétiques. Ils remportaient un franc succès ! Elle a jeté
toutes les photos, détruit tous les enregistrements, brûlé ses textes, déchiré
les coupures de presse. Il ne lui reste rien de MAX, pourtant, il vit encore en
elle. Il vit encore ? Qui a remonté MAX ?
De retour chez elle, elle cherche
sur Internet des informations sur MAX et ne trouve que quelques citations dans
des chroniques assez anciennes. Ici : "MAX, trio inventif mixant
magistralement l'électro, la pop, et la chanson", ou là : "MAX, son
album éponyme et son destin tragique". L'album et les deux maxis, vinyles,
n'ont jamais été réédités ni repressés en CD ; apparemment personne ne
souhaite revendre les œuvres de MAX sur eBay. Peut-être sur une brocante ?
Sur le site Web de la Flèche
d'Or, il n'y a rien de plus que ce qu'elle a déjà lu : "MAX : électro
pop 80's, en concert exclusif jeudi 16 mars 21h". Elle tape leurs noms
dans les renseignements téléphoniques, ne trouve rien les concernant. Ils
doivent avoir résilié leur abonnement France Télécom au profit d'un portable.
Ou alors, ils vivent chez quelqu'un. Sinon, elle les aurait appelés, là,
immédiatement, à quatre heures du matin, pour leur dire tout le mal qu'elle
pensait de cette reformation insensée, traîtresse, maudite, interdite !
Demain, elle téléphonera à la
Flèche d'Or pour poser quelques questions. Elle se fera passer pour une fan,
qui veut en savoir un peu plus sur ses idoles, ou pour une journaliste, qui
rédige un article sur les groupes cultes des années quatre-vingt. Maintenant,
il faudrait qu'elle dorme un peu. Tout à l'heure, elle travaille. Elle avale un
Xanax et se couche sans défaire son canapé-lit. Les trois lettres de MAX
tournoient dans sa tête, lumineuses et phosphorescentes, puis d'un coup, c'est
le noir.
Une journée de travail dense,
bien remplie, riche en contacts humains, lui a fait oublier ses angoisses de la
nuit. Elle s'est forcée à sourire, s'est sentie de bonne humeur. Comme quoi… Ça
n'était pas très difficile, d'être aimable, quand elle voulait ! Elle n'a
repensé à MAX qu'après son travail, en montant dans sa voiture pour repartir
chez elle et vite aller dormir. Elle était exténuée mais contente de sa
journée. Elle avait su tenir à l'écart ses préoccupations du moment et elle en
était fière. Elle était trop souvent triste, sans énergie, en arrivant le
matin ; toujours hantée par un problème existentiel, un déboire amoureux,
un litige avec sa banque… Elle avait toujours une bonne raison d'être
malheureuse. Il en fallait, décidément, du temps, pour changer ! Ce
n'était pas gagné.
Alors MAX allait faire un
concert. Qu'est-ce qu'elle en avait à faire, après tout ? Ce serait quoi,
exactement, la soirée de jeudi ? Un groupe bidon qui allait jouer en
play-back sur leurs titres ? Un coup monté, une opération promotionnelle pour
la réédition CD ? Dans ce cas elle aurait vu quelque chose, sur
Google ? Avait-elle vraiment envie de savoir, finalement ? Jeudi
soir, elle resterait chez elle. Ce n'était qu'un mauvais rêve, dans quelques
semaines, elle aurait oublié.
Elle s'endormit devant les infos
régionales de dix-neuf heures, se réveilla en plein milieu d'un téléfilm
crétin, avec des femmes flics impeccablement sapées, coiffées, maquillées, qui
traquaient un violeur étrangleur de petites filles. Morbide. Elle changea de
chaîne, ils s'étaient tous donné le mot, ce n'était que nullité, bêtise,
connerie, voyeurisme, impudeur. Et sur Arte, un énième épisode de l'histoire
allemande, en noir et blanc.
Elle éteignit la télé et appela à
la Flèche d'Or, mais c'était un message sur répondeur, qui annonçait les
concerts. Elle sursauta au nom de "MAX", et raccrocha, comme si le
combiné l'avait brûlée. Surtout ne pas flancher. Elle se prépara des sandwiches
qu'elle mangea vite fait sur un coin de table, installa son clic-clac, prit un
Xanax, se mit dans les draps et sombra dans un lourd sommeil.
Son mercredi soir fut consacré à
l'écriture, elle avait des chroniques en retard, elle devait s'activer. Ça la
tenait, l'écriture de chroniques, ça avait à voir avec la musique… Ça ne lui
manquait plus, de jouer et de chanter, d'être sur scène. Enfin, du moins, s'en
était-elle persuadée. De toute façon, vu comment ça s'était terminé… Pourquoi
avait-il fallu qu'ils tombent tous les deux amoureux d'elle ?
Elle, elle se tapait un mec de
temps à autre, comme ça, selon les occasions qui se présentaient, mais elle ne
voulait surtout pas tomber amoureuse ! Le groupe avant tout, et la musique. Il
ne fallait pas mélanger musique et sentiments, il fallait tenir à l'écart vie
sexuelle et amoureuse. Elle avait été claire, là-dessus, avec eux. Rien ni
personne ne devait les séparer, les empêcher de mener à bien leurs projets.
De fil en aiguille, la musique de
MAX avait pris de l'ampleur, de la hauteur, réunissant un public toujours plus
enthousiaste, qui aimait la fête et la danse. Les journalistes, à l'affût d'un
nouveau phénomène, ne tarissaient pas d'éloges à leur sujet. Ils innovaient :
leur musique, très froide à la base, se teintait de rythmes percussifs aux
tonalités chaudes venues d'Afrique, du Brésil, des Caraïbes… C'était Axel qui
s'en chargeait. Un dieu de l'informatique et des boîtes à rythmes. Xavier
inventait des lignes d'orgue ou de synthé tout bonnement incroyables, et jouait
divinement de la trompette, au son jazzy, qui tranchait avec la précision des
machines.
Marie chantait ses textes,
s'accompagnait au piano. Elle était aussi préposée à la danse. Ils ont signé
pour un album et deux maxis, leur maison de disques se chargeait de tout,
promo, interviews, tournées… On était en juillet 1989, l'année du bicentenaire
de la Révolution, et Jean-Paul Goude créait l'événement avec un défilé
gigantesque. Eux étaient sur la route, à la rencontre du succès, partout où ils
passaient ou presque. Il y a bien eu plusieurs plans foireux, mais après, ils
en riaient !
Pourquoi avait-il fallu qu'ils
tombent tous les deux amoureux d'elle ? Pourquoi lui avaient-ils dit ? Ils
ont commencé à rivaliser, à se mesurer l'un à l'autre, à rechercher sans cesse
les conflits, créant une sale ambiance au sein du trio. Et de l'équipe, qui les
accompagnait. Elle avait pourtant remis plusieurs fois les choses au point,
avec eux. C'était ridicule, qu'ils baisent des groupies si ça pouvait les
soulager et les faire penser à autre chose ! Ils n'allaient pas tout
gâcher, quand même ! Qu'ils reprennent leurs esprits, tous les deux !
Allons, mais qu'est-ce qu'ils croyaient ? Elle n'était amoureuse ni de
l'un ni de l'autre ! Qu'ils ne se fassent aucune illusion ! Affaire
classée !
Il était temps que la tournée
s'achève, on était fin décembre 1989, ils n'avaient pas eu beaucoup de pauses,
tout le monde avait besoin de repos… Entre eux ça menaçait d'exploser, à tout
moment. Elle a fui juste après le
dernier concert de la tournée, demandant à ses parents de venir la chercher et
de la ramener chez elle, dans la maison de son enfance, où elle pourrait
décompresser et prendre du recul. Il y avait toujours, là-bas, son vieux
piano ; si l'envie la prenait, elle pourrait composer… Pour le moment,
elle se sentait vidée, elle avait du sommeil à rattraper pour retrouver la
sérénité.
Le répit n'a été que de courte
durée. Mi-janvier, il a fallu remonter sur Paris pour l'enregistrement du
nouveau maxi : une version longue de "Ton ennui" pour les
discothèques, et un titre inédit. Ils étaient contents de se revoir, tous les
trois, contents de jouer ! Tout semblait être redevenu comme avant. Les garçons
s'étaient apparemment fait une raison pour le bien du trio, ils avaient
retrouvé avec elle des relations de franche camaraderie. Ça l'avait rassurée.
Le soir, après la première
session d'enregistrement, ils étaient sortis pour fêter leurs retrouvailles,
d'abord au restaurant, puis dans des pubs du Ve arrondissement, où
ils avaient descendu moult pintes de Guinness. On lui disait souvent qu'elle
buvait comme un homme. C'est vrai, elle encaissait. Ils hurlaient leur joie
d'être réunis, de réussir dans la musique, celle qu'ils aimaient, qu'ils
défendaient, qu'ils la créaient pour le bien de l'humanité. Ils allaient faire
de grandes choses, ensemble !
Comment s'étaient-ils retrouvés
tous les trois dans sa chambre d'hôtel, pourquoi leur avait-elle permis
d'entrer ? Elle ne se souvenait plus de rien. Engluée dans l'ivresse, à
moins que… Perte de contrôle total, laisser-aller maximal, jusque dans
l'inconcevable. Le lendemain : horreur de leurs corps nus. La pire des choses
qui pouvait arriver. L'avaient-ils fait ? Il semblait bien que oui, elle
en avait les jambes dégoulinantes. Enfer, horreur, dégoût, nausée.
Elle n'avait pas eu le temps
d'aller jusqu'aux toilettes pour vomir, elle avait dégueulé sur la moquette, au
pied du lit, jusqu'à la bile. Son ventre lui faisait atrocement mal, elle
aurait voulu mourir. Fuir, fuir tout de suite ce tableau sordide, avant qu'ils
ne se réveillent, surtout ne pas avoir à leur parler, à croiser leurs regards…
Elle avait honte. Elle s'est vite rhabillée, a rassemblé ses affaires, s'est
sauvée à toutes jambes, écoeurée.
Elle n'a jamais su s'ils avaient
prémédité leurs actes. Lui avaient-ils fait prendre une drogue pour la rendre docile ?
Les choses s'étaient-elles passées dans un délire alcoolisé, dans lequel ils
avaient eu tous les trois leur part de responsabilité ? Elle ne savait pas
ce qui était le pire ; de toute façon le pire était fait, c'était
irréversible. Elle se sentait trahie, salie, une moins que rien. Elle était
détruite. Elle est retournée chez ses parents, cocon aimant et bourdonnant,
restant des jours entiers sans sortir de sa chambre, muette, prostrée, figée.
Elle leur a juste dit que MAX, c'était fini. Ils n'ont jamais posé de
questions. Elle n'a jamais eu la force de leur parler de ce qui était arrivé
vraiment. Comment aurait-elle pu ? C'était tellement abominable !
Elle n'a jamais revu Axel, ni
Xavier. Elle avait appris, atterrée, ce qui leur était arrivé peu de temps
après, ce duel d'un autre âge en bonne et due forme, à l'épée, au petit matin,
dans un square parisien, où ils avaient bien failli laisser leurs peaux. Ils
étaient devenus fous ! Le deuxième maxi est sorti au printemps 1990, à son
grand désespoir. Il s'est très bien vendu, à ce qu'elle en a su. En rayon juste
après le drame, les fans se sont précipités dessus comme des vampires sur du
sang frais. Le malheur fait vendre, c'est bien connu. Elle a alors écrit à ses
deux ex-complices une même et brève lettre, dans laquelle elle leur signifiait
ses conditions : ne jamais plus utiliser le nom de MAX, ni demain ni dans
vingt ans. MAX était mort, et enterré. Qu'ils se le tiennent pour dit, parce
que sinon…
Jeudi midi, pendant sa pause
déjeuner, son portable a sonné. C'était Lisa, toute excitée, qui lui demandait
si elle jouait vraiment, ce soir, avec MAX. Elle n'y croyait pas ! Elle
venait de voir l'annonce du concert sur le site internet du magazine Les
Inrockuptibles, ça l'avait toute retournée. Lisa était l'une des rares
personnes à qui elle avait parlé de MAX et apparemment, elle aurait mieux fait
de s'abstenir.
Elle lui coupa la parole pour lui
hurler que non, elle n'avait rien à voir avec ce concert de MAX, qu'elle ne
l'emmerde pas avec ça, elle n'avait rien d'autre à lui dire ? Lisa lui
demanda de se calmer, elle n'avait pas voulu la froisser, elle
s'excusait ! Elles parlèrent ensuite de choses et d'autres et puis, juste
avant de raccrocher, elle se surprit à demander à Lisa : "Dis donc,
ça te dirait, d'aller ce soir à la Flèche d'Or, pour voir à quoi ressemble
MAX ?" Lisa, amatrice d'aventures nocturnes, lui répondit qu'elle
était partante.
Ça y était, elles se garaient,
dans une rue adjacente, à deux pas. Elles entraient à la Flèche d'Or, il était
juste vingt et une heures, elles savaient que le concert ne commencerait pas à
l'heure, mais dans le doute, elles avaient joué la carte de la ponctualité.
Marie avait raconté à Lisa ce qu'elle n'avait jamais raconté à personne, les
affrontements entre Axel et Xavier, la soirée arrosée dans la démesure, la nuit
à l'hôtel dont elle ne se souvenait plus, l'ignoble réveil. Elle se sentait
libérée, prête à affronter toute éventualité face au "nouveau" MAX.
Elle en était presque joyeuse.
Elles allèrent chercher une bière
au bar, puis deux, puis trois, restèrent près du comptoir en attendant que le
concert commence. La salle se remplissait, c'était agréable de constater qu'il
y avait encore un tel public, pour MAX. Des vieux de son âge, mais aussi des
plus jeunes, étudiants, voire lycéens. "Allez, Lisa, on en boit une
autre ?" Elle avait repéré des gens qu'elle avait connus, du temps de
MAX. Qu'est-ce qu'ils avaient vieilli ! Derrière ses lunettes à grosses
montures qui lui mangeaient le visage, personne ne pouvait se douter que
c'était elle, Marie, et ça l'arrangeait bien. De toute façon elle n'avait plus
le même physique, ni la même façon de s'habiller, elle avait pris des rides et
de l'embonpoint, comme beaucoup d'autres femmes, à cet âge moyen de la vie.
La musique diffusée dans la salle
baissa de volume puis s'arrêta. Elle tendit le cou vers la scène, juchée sur un
tabouret de bar, dressa l'oreille. Éclairage bleu sombre, branchement des
amplis, intro au synthé, rythmique dansante dans la foulée, affolante ligne de
basse. Ils attaquaient par "Ton cœur bat", titre inédit du deuxième
maxi, le dernier qu'ils aient fait ensemble. C'était leur jeu, c'étaient eux,
vraiment eux !
Elle les vit apparaître dans la
lumière devenue éclatante : Axel, monté sur ressorts, la blondeur
ravageuse, toujours aussi peroxydée, Xavier et sa large carrure, son imposante
stature, droit comme un piquet… Ils n'avaient pas le droit de jouer sans elle,
ils n'avaient pas le droit ! Elle descendit précipitamment de son tabouret,
joua des coudes dans la foule compacte, déjà en train de danser, pour se faire
un passage jusqu'aux devants de scène.
"Ton cœur bat"
commençait à peine, Marie devrait bientôt chanter ! Les paroles lui revenaient,
elle se mit à les fredonner. "Dans ta petite ville tranquille, ton coeur
bat, si bas, si bas." Ils étaient là, tout près, ils jouaient divinement
bien, ils n'attendaient qu'elle. Ils cessèrent subitement de jouer, Axel parla
dans son micro. "Marie, tu es peut-être là, alors viens, s'il te plaît, on
a besoin de toi !" Xavier ajouta : "Fais-le, fais-le pour
MAX !"
Elle se propulsa sur la scène,
tel un diable sortant de sa boîte, empoigna un micro et, jetant un regard noir,
plein de défi, à l'un comme à l'autre, elle commença à chanter. "Dans ta
petite ville tranquille, ton coeur bat, si bas, si bas." La musique
reprit, se greffant sur elle, cherchant à l'envelopper, la caresser, l'enjôler…
Au milieu d'un public en plein délire, elle continua sur le refrain, puis
entonna le deuxième couplet.
Photographies : Otto Matik (Château-Thierry)
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