lundi 3 août 2015

Jamais dans le cadre


Jamais dans le cadre, toujours à côté. Évincée, sur la touche. Quoi que je fasse, je suis blousée. Le printemps commençait à peine, je m’étais ouverte, et puis : fleur impatiente, fleur imprudente, j’ai succombé à une méchante gelée. Je collectionne les coups foireux, les mauvais plans, les histoires bancales.

"Je suis tombée de haut et je me suis fait mal" : toujours la même rengaine. N’ai-je donc pas le droit au bonheur ? "Pour être aimée, il faudrait d’abord être aimable", dit-on dans "Les demoiselles de Rochefort", ce film enchanteur, aux couleurs acidulées. Féerique, utopique, d’une naïveté touchante. La vérité n’est pas si loin, pourtant.

Je marche la tête baissée, rentrée dans les épaules. Je regarde le sol, le monde est gris, il pleut. Je m’apitoie, je me sens triste, en fin de course. Aucune envie, pas de désir, l’amour n’est pas pour moi. Cette solitude indécrottable, infréquentable, me colle à la peau depuis tant et tant d’années ! Elle est en moi, elle a toujours été là. Il en est ainsi depuis que je suis née, il me semble.

Du plus loin que je me souvienne, j’étais déjà très solitaire. On me laissait souvent seule. J’ai appris à vivre seule, très tôt. Bien avant que mes parents ne se séparent. Puis je me suis blindée, je me suis arrangée pour que les choses restent vivables. Rester seule, ne rien dire…

J’ai une tête à être quittée, quelque chose en moi les fait fuir, c’est ça ? Ils ne veulent jamais de moi bien longtemps. Avec moi rien n’est possible, pas d’engagement, ce n’est pas le moment. N’y mets-je pas assez de conviction ?

Jamais dans le cadre, toujours à côté. Les normes dépassées, aux frontières de la marginalité. Ma vie est d’une banalité affligeante, pourtant je me sens si différente, si loin des conventions… Anomalie, presque anormale, j’ai du mal à communiquer. Jamais à l’aise, en société.

Toujours entre deux chaises, entre deux eaux, entre deux vins, mauvais. Insoumise, incomprise, je conteste, je dénigre, je déteste. Difficultés à m’exprimer, à me faire entendre autrement que par la violence.

Méfiez-vous de l’eau qui dort, du volcan qui paraît éteint. Je suis une petite bombe à retardement, un missile qui dégomme au hasard, quand la pression devient trop forte. Je peux être cassante, méchante, cruelle, ordurière, destructrice.

Je suis inapte, inadaptée. Pas d’idéal, pas de projets. Pas de mari, pas d’enfants, pas de repas en famille. Mon travail, mon studio, mon jardin, mes chats, du temps pour moi, pour la musique. Ah ! La musique ! J’en écoute immodérément. Ça m’appartient, j’ai ça en moi. C’est la seule chose qui compte vraiment.

J’ai toujours aimé la musique.

Enfant, elle provoquait chez moi des émotions intenses. J’avais plaisir à écouter ce qui me parvenait de la radio, de la télévision. Sensible aux sons, aux instruments, aux voix, aux textes, j’avais toujours les oreilles en alerte. J’ai écouté tous les disques de mes parents, avant de m’acheter les miens, ou de me les faire offrir.

Je suis restée longtemps dans le registre de la musique populaire, de la chanson à textes. J’aimais aussi beaucoup la musique classique. Je me suis intéressée à la variété, aux vedettes de l’époque, tout un programme ! J’aimais regarder les émissions musicales télévisées, elles me faisaient rêver. Tous ces costumes, ces décors somptueux, ces mises en scène, ces chorégraphies, ces artistes qui avaient l’air si contents de jouer la comédie, de chanter, de danser ensemble !

Je suis entrée par la grande porte du rock avec les Beatles, ma grande passion adolescente. J’ai voulu tout savoir sur eux, sur leur parcours, sur leur musique, album après album. C’était d’une telle richesse !

Éveil, révélation, ouverture sur un autre monde, plus marginal et plus rebelle. Toute une culture, avec ses codes, ses modes, son langage, son engagement, ses attitudes, son art de vivre.

J’ai quitté les sentiers balisés des émissions de variété pour plonger dans des courants plus radicaux, moins consensuels. J’ai écouté des centaines et des centaines de groupes, des milliers, aujourd’hui. La liste serait longue, la source est loin d’être tarie !

Jamais dans le cadre, toujours à côté. À côté de la plaque, décalquée, déphasée. Recherchant le vertige, les états, les effets. Mon premier contact avec l’alcool s’est fait au cours d’une noce de mariage, j’avais treize ans. J’ai voulu conserver cet état de joie soudaine provoquée par ma première coupe de champagne, alors j’en ai bu six ou sept, avant d’être atrocement malade.

J’avais découvert l’ivresse, l’euphorie, le transport, l’état second. J’ai recommencé dans les boums, dans les fêtes, dans les bals, plus tard dans les bars, les soirées entre amis, les boîtes de nuit, les concerts de rock… Je ne cherchais pas à me détruire, non, mais j’aimais me sentir partir, perdre pied, décoller ! J'accédais à un autre monde, plus rassurant, moins hostile.

Il y avait toujours ce moment où, soulevée, délivrée, je quittais la réalité. L’alcool était un excellent moyen pour endormir mes inhibitions, me faire rire aux éclats. Tourner, virer, virevolter ! L’alcool, et d'autres substances auxquelles je me suis essayée, au gré des rencontres, des propositions malhonnêtes. J’ai bien failli m’y perdre. Finalement revenue de toutes ces expériences, je n’ai gardé que la fumette : en société pour délirer, en solitaire pour méditer. La musique y est intimement liée.

Le temps est loin, maintenant, où je fréquentais tous ces gens baignant dans la musique : des mélomanes, des musiciens, des organisateurs de concerts, de tournées, des responsables de salles… Mon cercle s’est restreint, déstructuré.

J’aime parler musique avec mes amis ou des gens de passage : nouveautés, trouvailles, coups de cœur, valeurs sûres… J'écume concerts et festivals, été comme hiver. J’aime me sentir à l’intérieur de la musique, avec les musiciens, balancer la tête, danser en rythme…

Le public rock a rajeuni, moi j’ai vieilli. Le rock est-il juste une affaire de jeunesse ? Quand on s’installe avec quelqu’un, qu’on a des enfants, des crédits sur le dos, la pression de la famille, on n’a plus les mêmes priorités.

On continue à écouter de la musique à la maison, mais on va moins souvent dans les concerts, c'est sûr. Les gens de mon âge s’y font plus rares, désormais. Mais j’y croise leurs enfants. Le juste retour des choses, la roue qui tourne, le sable qui s’écoule.

Jamais dans le cadre, toujours à côté. Fuyante, déconcertante, insaisissable. Biche aux abois feignant l’indifférence, l’insensibilité. En dehors de ces coups de sang redoutables qui me prennent parfois et me font dire n’importe quoi. Susceptibilité, humeur exacerbée, tendances paranoïaques… Quand je sens mon intégrité en danger, je n’ai pas d’autre réponse que l’agressivité. C’est souvent disproportionné.

Ma vie en solitaire n’arrange rien ! Personne pour m’épauler, me rassurer, m’encourager. Personne pour relativiser, me consoler, m’embrasser, m’enlacer, me faire l’amour, me donner de l’amour. Je suis sèche, asséchée.

À chacun son enfer. Vivre à deux, ce n’est pas forcément une partie de plaisir, à ce que j’en entends. Au moins moi, je consacre du temps à ma culture. La lecture et l’écriture prennent une grande place dans ma vie, juste derrière la musique. La lecture un peu moins en ce moment, parce que j’écris.

Après tous ces poèmes, toutes ces chansons, toutes ces pages noircies dans des journaux intimes (litanies laconiques, soliloques inutiles), voilà que je me mets à écrire autre chose. Des textes courts, des récits, des nouvelles.

J’intègre mes émotions liées à la musique, à mes quarante années de vie. J’invente des histoires d’amour, des destinées cruelles aux contextes obscurs, des situations tordues… Je raconte des souvenirs d’enfance, d’adolescence, de ma vie étudiante.

Des heures vissée à ma chaise de bureau, devant l’écran d’ordinateur, à taper sur le clavier avec deux doigts. À avancer un peu, à revenir en arrière, à effacer un mot, à en ajouter un autre…

J’ai du plaisir à écrire. Je dois beaucoup travailler, chercher à m’améliorer, sans cesse. Il me faut puiser en moi, les efforts sont immenses, pas forcément récompensés. Mais l’énergie me pousse, m’engage, m’entraîne chaque jour un peu plus loin. Je maîtrise le sujet. Je suis sur le bon chemin.

Jamais dans le cadre, toujours à côté. Pas là où l’on m’attend. Je relève la tête, je passe une main sur mon visage, j’enlève mon chapeau. J’ai chaud, soudain. Il ne fait plus si gris, la pluie s’est arrêtée. Le soleil, encore timide, fait son apparition dans le ciel pâle ; les nuages se dissipent au profit des tons bleus, la journée prend une nouvelle tournure.

Je respire profondément, plusieurs fois de suite, je remue les bras de bas en haut, de gauche à droite, je m’étire, je me détends. Je suis vivante, en bonne santé ! Je me remplis d’odeurs puissantes, entêtantes, capiteuses.

J’esquisse un léger sourire à la nature en pleine activité, à tous ces chants d‘oiseaux qui bourdonnent joyeusement à mes oreilles. Le printemps est d’attaque. Dans la forêt, les arbres bourgeonnent, les jonquilles se dressent, ça sent si bon la terre !

Combien de temps ai-je marché ainsi, à l’écart du groupe ? Je n’étais pas d’humeur à parler, ce matin, en arrivant pour la randonnée. Pas envie d’écouter, non plus. Ni d’être contrariée. Juste envie de marcher, sachant que ça me ferait du bien, après ce qui venait de m’arriver. Ne pas me laisser aller, me relever tout de suite après la chute.


Je marche d’un pas plus appuyé, décidée à rejoindre les autres. J’ai faim, j’ai soif de vivre, mon appétit est grand. Il sera bientôt l’heure de s’arrêter pour déjeuner. J’essaierai d’être aimable, à défaut d’être aimée.

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