jeudi 7 avril 2016

Vendredi soir

Lettre ouverte

Très cher danseur,

Nous devions nous revoir aujourd’hui, ce vendredi tout blanc. Depuis une bonne semaine, il neige tous les jours, c’est impressionnant ! Je m’en souviendrai, de ces vacances d’hiver ! Je n’ai pas pu aller au ski, mais j’ai été servie, jusque devant ma porte !

J’apprécie ce temps hivernal, flottant, léger, aérien… Je peux rester chez moi, contemplative, à regarder mon jardin se couvrir de parures scintillantes…

Au cours de la semaine, je suis allée faire de longues marches dans la neige. C’est tellement agréable, les sensations qu'on a !

J’aime sentir mes pieds s’enfoncer délicatement dans le tapis blanc, j’aime entendre ce bruit mat, caractéristique, du tassement de la neige sous la semelle des chaussures, j’aime ce froid sec qui rosit mes joues, j’aime être aveuglée par la blancheur luminescente des paysages…

Nous nous sommes connus le samedi précédent, dans ce club rock où, l’un comme l’autre, nous aimons venir nous amuser. Nous nous sommes rapprochés, au fil de la longue nuit… J’ai beaucoup aimé la façon dont les choses se sont passées entre nous, surtout quand nous avons commencé à danser ensemble.

À la fin de la soirée, nous avons échangé nos numéros de téléphone : tu m’as appelée le dimanche soir, mais mon portable n’arrêtait pas de couper. Alors tu m’as laissé ce message, plein de promesses, où tu me proposais de nous revoir pour discuter, pour faire plus ample connaissance, après notre samedi fulgurant… C’étaient tes propres mots. Ce vendredi, par exemple ?

Lundi, j’étais sur un petit nuage, la vie semblait si facile ! Je suis allée à ce concert dont je t’ai parlé le lendemain, au téléphone : Interzone, une rencontre étonnante entre la musique orientale traditionnelle et la guitare rock du meilleur groupe qui soit : Noir Désir. Le jeu très expressif de Serge Teyssot-Gay s’allie généreusement à celui de ce grand maître de oud Syrien, Khaled Aljaramani.

Mardi, j’ai finalisé ce recueil de poésies dont je t’avais parlé, tu sais, celui que j’ai composé spécialement pour un concours littéraire. Il m’a fallu ensuite choisir d’autres textes que je voulais présenter aussi, d’autres poèmes, de courts récits…

J’ai tout imprimé proprement et je suis allée déposer mes précieux documents dans un service de reprographie. Ce serait prêt jeudi. J’ai préparé une grande enveloppe, je me suis occupée des formalités d’inscription, il fallait que ce projet aboutisse, j’y travaillais depuis longtemps, déjà ! Je pensais d’avance au plaisir que j’aurais à aller à la Poste pour faire partir mon envoi. 

Mercredi, j’ai rangé, fait un sacré ménage dans mon appartement. Il fallait que ce soit net, propre, que je m’y sente bien, que j’aie du plaisir à t’y recevoir, si jamais… Pour ce vendredi, tu avais proposé de nous retrouver à Paris, en début d’après-midi. Il y aurait tant de choses à y faire !

Le cadre de la capitale me semblait plus excitant, pour nos retrouvailles, que mon coin de campagne. Quoique, sous la neige, c’est vraiment joli... Il nous faudrait d'abord parler, faire plus ample connaissance. Après, la Ville Lumière répondrait à chacun de nos désirs... C’était ouvert. Plus que mon jardin sous la neige !

Jeudi, après la Poste, j’ai fait un tas de courses, un tas de petits trucs reportés jour après jour et que je m’obligeais à faire, maintenant. C’était le moment ou jamais : vendredi on se voyait alors je n’aurais pas le temps, ensuite ce serait le week-end puis la reprise du travail, lundi... Tout devait être en ordre avant vendredi.

J’ai eu quatre jours pour mener à bien tout ce que j’avais prévu. Il me semblait important de finir ce que j’avais commencé avant d’entamer, peut-être, de nouvelles choses avec toi. L’optique de vendredi, c’était parfait pour moi. Quand ça a été fini, j’ai eu le sentiment d’une page qui allait se tourner. J’allais pouvoir espérer, envisager…

J’étais curieuse de savoir de quelle façon nous allions nous retrouver, loin des sunlights, sans l’alcool pour lever les inhibitions. Ta voix me plaisait bien, au téléphone, tu t’exprimais avec assurance, avec une grande richesse de langage.

J’ai adoré que tu parles de notre rencontre comme d’un samedi fulgurant parce que "fulgurant(e)", c’est faire des éclairs, produire la foudre, jeter une lumière vive, rapide. Ça frappe soudainement l’esprit.

Jeudi soir un peu avant vingt heures, tu m’as envoyé un message, sur mon téléphone portable. J’étais en train de tapoter sur le clavier de mon ordinateur, j’avais l’idée d’une nouvelle histoire, un conte cruel… La petite bête électronique a couiné, je m’en suis saisie et j’ai vu ton prénom s’afficher sur l'écran.

Mon cœur s’est mis à battre fort. Et puis j’ai lu tes mots : "Je suis désolé mais ce n’est pas possible pour demain". C’était trop beau, ça me tombait du ciel et puis ça m’échappait. J’ai fait défiler la suite : tu me parlais d’une grippe carabinée, tu appellerais quand tu irais mieux…

Déjà, mardi, tu m’avais dit que tu te sentais fiévreux. Tu avais la voix enrhumée. Tu étais passé à la pharmacie acheter de quoi te soigner, tu allais te coucher tôt, récupérer, ça irait mieux le lendemain ! Je t’ai vivement souhaité de te rétablir rapidement ! Eh bien non : la grippe, elle t’a choisi là, justement, au moment de poursuivre notre histoire…

J'ai eu des doutes : était-ce vraiment si important, qu’on se revoie ? Je n’ai gardé qu’un souvenir flou de ton visage, sous les lumières flatteuses de la piste de danse. Ça tombait tellement mal, ce qui t’arrivait !

J’ai repris mes travaux d’écriture jusque tard dans la soirée. Je n’avais que cela à faire, que cela à penser.

Mon vendredi ne fut ni triste ni vide. J’ai fait ma vie sans toi, comme si de rien n’était. J’avais une randonnée prévue avec d’autres personnes, j’y suis allée. J’avais décidé d’attendre le dernier moment pour l’annuler.

Tu vois, j’ai bien fait de rester prudente. Aujourd’hui, j’ai été contente de marcher, je ne suis pas restée seule à me lamenter sur un vendredi qui ne s’est pas fait.

J’espère sincèrement que tu vas vite guérir. On finira par se revoir, un jour ou l’autre ! Nos chemins ont dû déjà se croiser, quand tu habitais et travaillais pas loin de chez moi. Mais c’est confus, soudain. J’ai oublié un tas de choses dont tu m’as parlé. Je n’ai pas tout imprimé, désolée !

Dors, dors, repose-toi bien, reprends des forces ! Bientôt minuit, bientôt samedi : le jour où nous devions nous revoir est passé. Il n’a pas existé.

Je vais poursuivre ma vie de célibataire, sortir comme j’avais déjà prévu de le faire avant de te rencontrer. Mon billet pour un concert de rock est réservé pour ce soir depuis plus d’une semaine, je vais voir trois groupes dont, en tête d’affiche, le légendaire Fishbone avec son étonnant chanteur saxophoniste.

Va savoir comment se serait passé ce vendredi, si notre rencontre avait eu lieu ? T’aurais-je proposé de m’accompagner à ce concert, le samedi ? Aurais-tu accepté ? Pourquoi es-tu tombé malade ?

Je reste libre de mes mouvements jusqu’à nouvel ordre, la vie continue, pour moi, comme avant. Il ne s’est rien passé, tout ça n’est que du vent. On va tout oublier ? Non, ce n’est qu'un petit contretemps, n’est-ce pas ? Tords le cou vite fait à ta sale grippe carabinée !

Tendres pensées,

Pénélope

PS : Carabiné(e), de carabiner, se battre, souffler en tempête, et de carabine (arme du carabin). Un samedi fulgurant, ta grippe carabinée… Je pense à toi, au fond de ton lit, dans ton appartement que je ne connais pas encore. Tu dois dormir profondément.

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