Souvenirs musicaux
Aussitôt embauchée en tant qu’intérimaire,
en septembre, j’avais décidé d'emménager sur place, même si c'était une petite
ville, dans le sud du département. Je ne pourrais pas faire cent vingt
kilomètres aller et retour pour rentrer tous les soirs chez mon père. Après
plusieurs années à effectuer de longs trajets quotidiens pour aller travailler,
j’aspirais au calme. D’autre part, chez mon père, ce n’était plus vraiment chez
moi. Je venais d’avoir vingt-six ans : largement l’âge de quitter le nid.
Je me déplaçais dans les collèges
des environs, pour recevoir des élèves en rendez-vous, pour intervenir dans les
classes. Quand j’y passais la journée, je m’inscrivais pour manger à la
cantine, le midi. Il y avait une salle réservée aux enseignants. J’ai fait
connaissance de FR, à l'heure du déjeuner, au début du printemps 1990.
C’était un jeune homme à la peau
mate, aux cheveux bruns mi-longs coiffés en arrière, aux yeux noirs dont l’un
était pourvu d’un léger strabisme, ce qui lui donnait un certain charme. Il
était grand et mince, portait une chemise imprimée sur un jean noir, avait aux
pieds d'élégantes chaussures pointues.
Il avait vingt-deux ans, arrivait
des Charentes. Il avait passé le concours d’instituteurs, l’avait eu sur liste
complémentaire : il n’irait à l’École Normale qu’à la rentrée suivante. En
attendant, il était remplaçant. Il venait d’intégrer la SES du collège, où il
resterait vraisemblablement jusqu’à la fin de l’année scolaire.
C’est là, dans le réfectoire
enfumé au moment du café, que nous avons commencé à parler musique. J’y ai,
pour la première fois, entendu les noms de Sonic Youth, Pavement, Gun Club,
Pixies… Je connaissais déjà Nick Cave. D’ailleurs, FR lui ressemblait, en
version plus méridionale.
J’avais trouvé une bonne
motivation pour venir travailler dans ce collège excentré, situé dans une
commune rurale à vingt-cinq kilomètres du Centre d’Information et d’Orientation
auquel j’étais rattachée. Je venais là deux fois par semaine et j'attendais
impatiemment les moments où je verrais FR, à la pause de dix heures, puis à
l’heure du déjeuner…
Un jour, nous avons décidé de
nous rencontrer ailleurs qu’au collège. Il m’a proposé de passer chez lui :
il pourrait me faire écouter les disques de tous ces groupes dont il me
parlait. Il habitait en ville, pas loin de l'École Normale, dans un petit
studio clair, meublé sommairement. Une vraie garçonnière. Les disques, vinyles
et compacts, occupaient tout un mur où trônait, en son milieu, une chaîne hi-fi
aux énormes baffles.
FR était passé bien plus vite que
moi à la technologie moderne. Je résistais encore à l’arrivée du Compact Disc
en n’achetant que des cassettes audio ou des vinyles. Je serais bien obligée de
capituler devant l’évidence et finirais par me doter, début 1991, d’une platine
ad hoc.
En ce moment, FR écoutait surtout
des groupes américains. Il aimait les gros sons, les guitares hurlantes,
vrombissantes, saturées. Moi, j’étais dans la mouvance rock français avec Noir
Désir, Jad Wio, le groupe local Nihil ; je n’avais pas encore fait le tour du
courant belge électro rock et j’avais toujours une oreille sur ce que faisaient
les Anglais.
J’ai donc découvert grâce à FR tout
un univers musical qui m’était inconnu. J’ai accroché à Sonic Youth et aux
Pixies, parce que ça restait très mélodique. J’ai eu plus de mal avec Lydia
Lunch, Big Black ou Black Fag.
Ce jour-là, chez lui, nous avons
écouté de la musique en buvant de la bière, en fumant quelques joints, en
bavardant. J’avais trouvé quelqu’un de rock’n'roll, qui me ressemblait bien
dans ma façon de vivre.
Nous avons repris nos
conversations musicales au collège jusqu’à la fin de son remplacement. Je l’ai
invité chez moi, un après-midi, juste avant les vacances d’été. Il est arrivé
avec des cassettes qu’il m’avait enregistrées, j’ai été très touchée. Il
partait en voyage pour un mois, au Canada, puis il retournerait chez ses
parents, en Charente. Il m’a proposé de venir le voir, si jamais je passais
dans le coin. Je lui ai dit peut-être ; alors oui, je voulais bien son numéro
de téléphone, là-bas.
En septembre, je suis retournée
travailler au même endroit, pour une année supplémentaire. Mon amie I m’avait
prêté le dernier album des Pixies pour la semaine, je voulais m'en faire une
copie sur cassette. Le lundi soir en rentrant du travail, j’ai mis
"Bossanova" à fond sur ma platine, dans mon petit deux-pièces de
centre-ville. Mes fenêtres étaient grandes ouvertes, la fin de journée
éclatante de soleil.
La musique dégageait une
monstrueuse énergie, gorgée de sève et d’intense chaleur. Je me laissai
emporter dans un Far West aux paysages grandioses, au ciel bleu profond, aux
roches rouges orangées. Une folle équipée sauvage, menée par la bande survoltée
de Black Francis. J’aimais ces guitares énervées, ce son puissant, ces
rythmiques folles, galopantes ; j'étais dans cette urgence, cette démence,
cette insolence.
Le vendredi suivant en fin
d’après-midi, j’ai pris la route avec la cassette de "Bossanova" à
fond dans ma voiture. Il faisait, depuis le début de la semaine, un temps
magnifique. Mes lunettes de soleil sur le nez, je balançais la tête de haut en
bas, en rythme, tout en conduisant. J’étais pleine d’énergie et d’optimisme,
prête à toutes les fantaisies. Je me lançais, à corps perdu, dans mon action de
séduction auprès de FR, que je n'avais pu revoir au cours de l'été. Je voulais
commencer par lui faire la surprise de ma visite.
Alors que je venais juste de
garer ma Panda rouge près de chez lui, j’ai vu sa Polo blanche partir, là,
devant moi, sous mes yeux. Mon plan était à l’eau, ce n’était vraiment pas de
chance ! À quelques minutes près... Je suis restée figée, sans penser à
redémarrer ni tenter de le suivre. Black Francis hurlait dans ma voiture,
c’était le titre "Down To The Well". Je n’allais pas abandonner
maintenant ! Après tout, peut-être allait-il dans ce café dont il m’avait
parlé, en centre-ville, dans une rue piétonne, le Saint-Alpin ?
C’est bien là qu'il était, assis
au comptoir, buvant une bière. Il faisait encore chaud ! Je me suis
dirigée vers lui, un grand sourire aux lèvres. Mon cœur battait la chamade, mes
jambes me portaient à peine, j'essayais de me maîtriser… Lui paraissait
visiblement plus détendu. "Pour une surprise, c’est une surprise !"
m’a-t-il lancé, d'un ton joyeux. J'avais retrouvé FR, la musique des Pixies
cavalait dans ma tête, je ne doutais de rien.
À lire sur ce blog :
(Trois concerts de Jad Wio, Minimal Compact 1988, Jamais dans le cadre, De JS Bach à Joy Division, Charlélie Couture, Supertramp, Food for Thought, Clan of Xymox…)
À lire aussi sur Hautetfort :
(Le secret de Patrice, Impasse du Levant, Laure aimait la vie)
(La veillée, Révélation, La maison)
(Enola Gay, Blood Sugar Sex Magik, Faith, Is this Love, Rodolphe Burger à l’île de Batz, Angie, The Needle and the Damage Done, Pyromane, London Calling, Perfect Kiss, Exposition, Christian Death le 1er novembre 1988)
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