Trilogie de la quarantaine 2
sur 3
Janvier 2005
J’avais beaucoup pensé à lui, ces
derniers temps. Je m’étais lancée dans l’écriture et j’avais eu l’idée d’un
texte où je le mettrais en scène. J’avais déjà écrit une dizaine de courts
récits, qui associaient des moments marquants de ma vie aux musiques qui les
avaient accompagnés. Mon idée, c’était de replacer la musique dans le contexte
où elle avait eu de l’importance, d’en fixer le ressenti.
Cela m’obligeait à une
introspection intense, parfois douloureuse ; je mettais à nu des blessures
anciennes. Je pensais que ce mal était nécessaire, qu’il venait en prolongement
de ma psychanalyse. Je venais d’arrêter les séances après cinq années passées
sur le divan. L’écriture était venue ensuite, très rapidement. Elle en était
l’aboutissement logique et j’avais du plaisir à écrire, à raconter, à décrire.
J’aimais aussi beaucoup me relire.
J’ai ressorti une vieille cassette d’une de mes boîtes en plastique, celle que j’avais tant écoutée, avec
lui, il y a plus de quinze ans. Je sentais que le moment était venu d’en écrire
une histoire. J’étais, dans d’autres textes, remontée beaucoup plus loin,
jusqu’à l’enfance. C’était, à chaque fois, une nouvelle expérience. Bientôt, je
serais prête à lui consacrer du temps, à plonger dans les souvenirs de mes
moments avec lui.
Je me mettrais à taper sur le
clavier de mon ordinateur avec deux doigts, bille en tête, buvant des boissons
chaudes, tirant lentement sur de petits joints. J’avais recommencé à fumer,
alors que je savais pertinemment que je n’en avais pas besoin pour écrire. Il me
semblait que le haschisch me permettait de saisir plus précisément les émotions
passées : une excuse comme une autre pour me mettre dans cet état de torpeur
qui me faisait plaisir, tout simplement.
J’ai passé de longues soirées sur
mon texte ; je cherchais à le peaufiner, à l’affiner, à le rendre le plus exact
possible. Je suis allée à la médiathèque pour vérifier la date d’un événement important
qui avait eu lieu la nuit de notre rencontre. J’ai écouté la vieille cassette
en boucle, je m’en suis imprégnée jusqu’à la moelle.
J’ai feuilleté l’un de mes gros
albums photos pour revoir sa belle petite gueule de garçon de vingt-cinq ans. Mon
texte a fait trois pages. J’y racontais les circonstances de notre rencontre à
Paris, puis la curieuse relation qui avait suivi. J’avais toujours gardé
l’intime conviction que j’étais passée à côté de quelque chose, avec lui. J’avais
des regrets, ils étaient toujours là.
Il m’arrivait d’utiliser, sur
Minitel, un service de recherche des abonnés au téléphone sur la France entière.
Un jour, par curiosité, j’avais tapé son nom et son prénom et j’avais obtenu
une réponse. Il habitait une ville du Gard. À ma dernière recherche, j’avais
trouvé, accolé à son nom, un prénom féminin et un autre nom de famille. Il ne
vivait plus seul, apparemment : j’avais eu de ses nouvelles, en quelque sorte.
Je n’avais aucune raison de lui
téléphoner, pour quoi faire ? Il habitait là-bas, si loin ; maintenant il avait
une compagne… Il avait une vie amoureuse, j’en étais heureuse pour lui. Moi, je
restais solitaire, dans un studio avec jardin, avec mes chats. J’étais souvent
tombée amoureuse, mais mes relations restaient, la plupart du temps, sans
lendemain. Je ne me donnais jamais vraiment les moyens pour que ça change. Je
savais pourtant, qu’un jour ou l’autre, je devrais prendre les choses en main.
Pour le moment, j’écrivais. C’était, selon moi, une étape nécessaire.
Dans les jours qui ont suivi, j’ai
encore relu et corrigé mon texte plusieurs fois. Puis l’idée s’est imposée que
je devrais lui envoyer, là-bas, dans le Sud. Peu importe qu’il soit en couple,
maintenant. Je voulais simplement qu’il sache que j’avais pensé à lui ; je
souhaitais qu’il retrouve, en me lisant, les souvenirs qu’il avait en commun
avec moi : un clin d’œil à la vie, aux choses qui restent.
J’avais terminé mon texte par une
question qui lui était directement posée, employant volontairement le “tu”. Il
aurait peut-être envie de me répondre, je trouvais ça amusant. J’ai tapé son
nom et son prénom sur le service du Minitel, pour avoir son adresse, dans le
Gard. Il y avait une réponse, mais le lieu avait changé. C’était dans mon
département, à une quarantaine de kilomètres à peine de chez moi. Ne figuraient
ni le nom ni le prénom de sa compagne du Sud.
J’ai noté son adresse, son
téléphone. Le lendemain, en revenant d’un déplacement professionnel, j’ai fait
un détour, en voiture, par la ville où il habitait. C’était une banlieue
triste, désolée, toute proche de la ligne RER. J’ai rapidement trouvé sa rue, je suis passée devant son numéro.
Je me suis demandée ce qu’il
pouvait bien faire par ici. Qu’avait-il bien pu se passer pour qu’il se retrouve
là, dans cette petite maison accolée à d’autres, au crépi gris et sale ?
Il y avait quand même un petit jardin. Pourquoi avait-il quitté le Gard pour
venir vivre dans cette banlieue sinistre ?
J’ai refait le tour du pâté de
maisons pour venir me garer juste un peu avant et j’ai marché jusqu’à chez lui.
Tous les volets étaient fermés, il semblait n’y avoir personne. Je voulais en
avoir le cœur net, vérifier quelque chose sur la boîte aux lettres. Je me suis
approchée.
J’ai lu son nom et son prénom,
sur une étiquette jaune. Au-dessous, le même nom, et un prénom féminin. Un prénom
arabe, comme le sien. Je n’ai pas su quoi penser. Il s’était marié ? Avec
une autre ? L’une de ses sœurs habitait avec lui ? Il avait eu une
fille ? Je restais dans l’expectative, il me faudrait savoir.
La prochaine étape consisterait à
lui téléphoner. J’avais une bonne raison de le faire : nous étions presque
voisins ! Je voulais le revoir, savoir ce qu’il avait gardé de sa beauté
gracile, en atteignant la quarantaine. Les années avaient-elles renforcé son
charme ou l’avaient-elles flétri ?
L’idée de me retrouver bientôt en
face de lui me donnait le vertige. Mais c’était bien plus facile d’y penser que
d’agir. Je me demandais s’il était bien raisonnable de recontacter un ancien
petit ami plus de quinze ans après.
Je me décidais à l’appeler, oui
ou non ? J’étais déjà allée trop loin pour reculer. Il me fallait savoir, je me
devais d’aller au bout de ma démarche. C’était le prix à payer pour que je
puisse, d’une façon ou d’une autre, tourner enfin la page.
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