jeudi 28 avril 2016

Conspiration

Trilogie d'avril 3/3

Trois p’tits chats ronronnent dans un grand panier en osier, de ceux qu’on utilise habituellement pour aller au marché. Au fond de ce panier, un vieux pull en laine, doux et moelleux, sur lequel ils dorment en rond, les uns blottis contre les autres.

Le premier est tout maigre, et tigré. Le second, le plus gros, a le pelage noir. Le dernier, rond, dodu, est noir aux pattes blanches, ses moustaches aussi. Pour le moment, ils se reposent, profitant les uns de la chaleur des autres, ronflant bientôt en chœur, une petite fabrique de bonheur.

Trois p’tits chats bâillent, s’étirent, ouvrent les yeux après dix bonnes heures de sommeil, sans que rien ni personne ne vienne le troubler. Ils sont au calme, en sécurité, dans cet espace qui leur est réservé au salon, près de la cheminée, bien au chaud dans leur panier tressé.

Quand viendra l’heure du dîner, ils s’extirperont l’un après l’autre de leur tanière, le tigré en premier, le tout noir en deuxième, le petit précieux aux patounes blanches en dernier. Ils se dirigeront vers la cuisine et miauleront à qui mieux-mieux, balançant la queue, ne tenant pas en place, mourant de faim.

C’est vendredi soir, il est pile dix-neuf heures. Ce matin, les maîtres sont allés au marché du village où ils ont fait, comme tous les vendredis, des achats à l’étal poissonnerie. Pour eux, et pour les chats, aussi !

Chaque vendredi soir, c’est la fête à la maison, la grande foire de la mer, le festival des huîtres, le plat royal de coquillages (et crustacés), le menu moules frites à volonté, la paella géante, la farandole de sardines grillées, la choucroute bretonne, l’assortiment spécial de fins poissons marins…

Trois p’tits chats s’en mettent plein la lampe, chacun a sa place attitrée pour le repas, avec son écuelle remplie d’eau, toujours fraîche. Ils sont reconnaissants aux maîtres, de s’occuper si bien d’eux, de leur donner autre chose à manger que la pâtée écœurante de ces affreuses boîtes cylindriques.

Tous les soirs, c’est le festin ! Les maîtres adorant cuisiner, mitonner, concocter, mijoter des plats du monde entier, les accompagner de bons vins…, ils inventent aussi des recettes spécialement pensées pour leurs félins gastronomes. À dix-neuf heures sonnantes, c’est le souper des chats.

Quel régal, tous ces mets préparés par les maîtres ! C’est parfois surprenant, mais toujours agréable au palais et parfaitement adapté à leur dentition. Ils lapent, ils croquent, ils mordillent, ils broient, ils déchirent, ils mâchent, ils mastiquent, ils en font profiter babines et papilles, ils déglutissent avec soin, sentant peu à peu leur ventre se remplir…

Pendant que les maîtres se mettent à table dans la salle à manger, s’ouvrent une bouteille, se servent une large tranche de saumon sauvage fumé de façon authentique et traditionnelle, trois p’tits chats se lèchent consciencieusement une patte avant, puis l’autre, se la passant sur le museau, visiblement satisfaits du contenu de leur écuelle, léchée, reléchée, parfaitement nettoyée. Au menu : tartare aux deux poissons arrosé d’huile d’olive !

Que réclament-ils ensuite impérativement, après ce repas raffiné et la petite toilette réglementaire ? Sortir, bien sûr ! Les maîtres le savent bien, les maîtres s’y attendent, l’un des deux se lèvera pour les accompagner jusqu’à la porte, au fond du couloir, une antique porte en chêne dans laquelle ils ne se sont jamais résolus à percer une chatière.

Les trois p’tits chats devront franchir le seuil ensemble, pas question de jouer à « Tournez manège ! », je sors, et puis non, je veux rentrer, ah j’ai une impérieuse envie de ressortir… Ensemble ils dorment la journée, ensemble ils vont dehors la nuit, sans discuter. Passée une certaine heure, les maîtres ne veulent plus qu’on les dérange.

Mais demain, à six heures tapantes, comme tous les matins quelle que soit la saison, la lumière s’allumera derrière les volets de leur chambre. Un peu plus tard, ils descendront à la cuisine. Trois p’tits chats affamés devront attendre encore un peu ! Les volets s’ouvriront en grand, les maîtres les appelleront gaiement à la fenêtre. Un breakfast les attendra, copieux, odorant, tiède à point, présenté avec délicatesse.

Pour le moment, il est dix-neuf heures trente, trois p’tits chats gambadent sur la pelouse, creusent la terre du jardin, font leurs besoins, les recouvrent méticuleusement, puis se dirigent, en file indienne, le tigré devant, le tout noir en deuxième, puis le noir et blanc, vers la vieille grange, au bout du chemin : c’est le premier repaire de leurs activités nocturnes.

Débarrassé des minous, le couple a repris son dîner, savourant une brandade de morue faite maison, accompagnée d’un vin blanc du Chili et d’un bol de salade subtilement assaisonnée. En fin d’après-midi, ils avaient pris une douche et enfilé des vêtements d’intérieur épais, confortables, mis leurs chaussons fourrés en peau de mouton, ravivé le feu dans la cheminée, commencé à s’activer devant les fourneaux, chacun apportant sa petite touche.

Ce soir, le thème était : « Les trésors de la mer ». Pour lui, elle serait sa sirène, pour elle, il serait son marin perdu.

Ils écoutent en boucle les chansons qu’ils ont sélectionnées pour leur soirée : « La maman des poissons » de Bobby Lapointe, « Sur la plage abandonnée » de Brigitte Bardot, « Salade de fruits » de Bourvil, « Les filles du bord de mer » d’Adamo (et la version avec Arno), « Oh, mon bateau » d’Eric Morena, « Santiano » de Hugues Aufray, « Dès que le vent soufflera » de Renaud, « Toi mon toit » d’Eli Medeiros, « L’amour à la plage » de Niagara, « Naufrage en hiver (les colliers de varech) » de Mikado, « Manureva » d’Alain Chamfort, « Saint-Lunaire dimanche matin » d’Etienne Daho, « Les vacances au bord de la mer » de Michel Jonasz, « Tri Martolod » d’Alan Stivell, « Le bagad de Lann Bihoue » d’Alain Souchon, « Eleanor » de Gilles Servat, « Finir pêcheur » de Gérard Manset, « Brave marin » de Guy Béart, « Dans le port d’Amsterdam » de Jacques Brel, « Comme à Ostende » de Jean-Roger Caussimon, « Le scaphandrier » de Léo Ferré et, pour relever le niveau, « Les sardines » de Patrick Sébastien, « Du rhum, des femmes » de Soldat Louis, « Elle préfère l’amour en mer » de Philippe Lavil…

Ils s’en donnent à cœur joie, ils chantent à tue-tête, ils remplissent leur verre, ils trinquent à leur santé et à celle de leurs chats. Pauvres bêtes, mises à la porte, alors qu’il gèle… Nous sommes de bien mauvais maîtres ! On les maltraite, hein, nos chats, ma chérie ? Qu’ils aillent au diable ! Qu’ils nous foutent la paix cinq minutes, qu’on puisse penser un peu à nous ! Viens par ici, toi !

Elle l’entraîne dans le salon, ils vont poursuivre leur soirée dans le vaste canapé en cuir, artistiquement griffé, en face de la cheminée. Ils prendront leur dessert sur la table basse, un sorbet de fruits rouges exotiques, suivi d’un petit digestif et de tendres câlins. Peut-être s’endormiront-ils là, enroulés dans leurs plaids en mohair, serrés l’un contre l’autre.

Trois p’tits chats, en équilibre instable sur le large siège en bois de la balançoire, le tigré au milieu, font osciller lentement les cordes de chanvre, puis plus vite, provoquant des grincements sinistres entre les anneaux et les crochets rouillés. Ils détalent d’un même élan en poussant des miaulements aigus, ils courent vers le jardin voisin en passant sous la haie pour se mettre à l’abri du danger…

Là, ils s’arrêtent net, freinent des quatre fers devant cette silhouette menaçante, gigantesque, campée devant eux. L’être monstrueux siffle, ricane, hurle, profère des menaces, lève puis baisse brutalement ses bras immenses pour les attraper. Ils ne bougent pas d’un pouce, les yeux écarquillés, la fourrure hérissée, la queue en goupillon, trois ballons poilus morts de peur, incapables d’esquisser le moindre mouvement de fuite.

Trois p’tits chats hallucinés, transformés en statue (chats glacés), remarquent au bout d’un moment que l’ogre cauchemardesque reste étonnamment immobile. Il semble planté là, au milieu du potager, sans pouvoir faire le moindre pas. Ils s’échangent des regards perplexes, prenant conscience de leur méprise.

Le leurre était grossier, mais terriblement efficace pour leur flanquer une bonne trouille ! Un mannequin fait de paille, à la face grimaçante, aux vêtements usés, au chapeau percé, fiché dans la terre par un pieu le transperçant, de part et d’autre. Les pans de son grand manteau noir déchiré claquent dans le vent frais, annonciateur de neige.

Trois p’tits chats déconfits, tout honteux, en déroute, s’éloignent, ventre au sol, oreilles baissées, du maudit potager. Ils poursuivent prudemment leur maraude, marchant ensemble, bien soudés, aux aguets. Un peu plus tard, ayant retrouvé leur aplomb, ils jouent avec les flocons qui commencent à tomber. Comme c’est drôle ! Ça fond sur leur museau !

Ils trottent joyeusement sur la petite route qui se couvre peu à peu d’un tapis blanc, jusqu’à la ferme de la vieille Marthe. Peut-être leur aura-t-elle gardé du bon lait chaud à boire ? 

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