Trois p’tits chats ronronnent dans un grand panier en osier, de ceux qu’on utilise habituellement pour aller au marché. Au fond de ce panier, un vieux pull en laine, doux et moelleux, sur lequel ils dorment en rond, les uns blottis contre les autres.
Le premier est tout
maigre, et tigré. Le second, le plus gros, a le pelage noir. Le dernier, rond, dodu,
est noir aux pattes blanches, ses moustaches aussi. Pour le moment, ils se
reposent, profitant les uns de la chaleur des autres, ronflant bientôt en chœur,
une petite fabrique de bonheur.
Trois p’tits chats
bâillent, s’étirent, ouvrent les yeux après dix bonnes heures de sommeil, sans
que rien ni personne ne vienne le troubler. Ils sont au calme, en sécurité, dans
cet espace qui leur est réservé au salon, près de la cheminée, bien au chaud
dans leur panier tressé.
Quand viendra l’heure
du dîner, ils s’extirperont l’un après l’autre de leur tanière, le tigré en
premier, le tout noir en deuxième, le petit précieux aux patounes blanches en
dernier. Ils se dirigeront vers la cuisine et miauleront à qui mieux-mieux,
balançant la queue, ne tenant pas en place, mourant de faim.
C’est vendredi soir,
il est pile dix-neuf heures. Ce matin, les maîtres sont allés au marché du
village où ils ont fait, comme tous les vendredis, des achats à l’étal poissonnerie.
Pour eux, et pour les chats, aussi !
Chaque vendredi soir,
c’est la fête à la maison, la grande foire de la mer, le festival des huîtres, le
plat royal de coquillages (et crustacés), le menu moules frites à volonté, la
paella géante, la farandole de sardines grillées, la choucroute bretonne,
l’assortiment spécial de fins poissons marins…
Trois p’tits chats s’en
mettent plein la lampe, chacun a sa place attitrée pour le repas, avec son
écuelle remplie d’eau, toujours fraîche. Ils sont reconnaissants aux maîtres, de
s’occuper si bien d’eux, de leur donner autre chose à manger que la pâtée écœurante
de ces affreuses boîtes cylindriques.
Tous les soirs, c’est
le festin ! Les maîtres adorant cuisiner, mitonner, concocter, mijoter des
plats du monde entier, les accompagner de bons vins…, ils inventent aussi des
recettes spécialement pensées pour leurs félins gastronomes. À dix-neuf heures
sonnantes, c’est le souper des chats.
Quel régal, tous ces
mets préparés par les maîtres ! C’est parfois surprenant, mais toujours
agréable au palais et parfaitement adapté à leur dentition. Ils lapent, ils
croquent, ils mordillent, ils broient, ils déchirent, ils mâchent, ils
mastiquent, ils en font profiter babines et papilles, ils déglutissent avec
soin, sentant peu à peu leur ventre se remplir…
Pendant que les maîtres
se mettent à table dans la salle à manger, s’ouvrent une bouteille, se servent
une large tranche de saumon sauvage fumé de façon authentique et traditionnelle,
trois p’tits chats se lèchent consciencieusement une patte avant, puis l’autre,
se la passant sur le museau, visiblement satisfaits du contenu de leur écuelle,
léchée, reléchée, parfaitement nettoyée. Au menu : tartare aux deux
poissons arrosé d’huile d’olive !
Que réclament-ils ensuite
impérativement, après ce repas raffiné et la petite toilette réglementaire ?
Sortir, bien sûr ! Les maîtres le savent bien, les maîtres s’y attendent,
l’un des deux se lèvera pour les accompagner jusqu’à la porte, au fond du
couloir, une antique porte en chêne dans laquelle ils ne se sont jamais résolus
à percer une chatière.
Les trois p’tits
chats devront franchir le seuil ensemble, pas question de jouer à
« Tournez manège ! », je sors, et puis non, je veux rentrer, ah
j’ai une impérieuse envie de ressortir… Ensemble ils dorment la journée,
ensemble ils vont dehors la nuit, sans discuter. Passée une certaine heure, les
maîtres ne veulent plus qu’on les dérange.
Mais demain, à six heures
tapantes, comme tous les matins quelle que soit la saison, la lumière s’allumera
derrière les volets de leur chambre. Un peu plus tard, ils descendront à la cuisine.
Trois p’tits chats affamés devront attendre encore un peu ! Les volets s’ouvriront
en grand, les maîtres les appelleront gaiement à la fenêtre. Un breakfast les attendra,
copieux, odorant, tiède à point, présenté avec délicatesse.
Pour le moment, il est
dix-neuf heures trente, trois p’tits chats gambadent sur la pelouse, creusent
la terre du jardin, font leurs besoins, les recouvrent méticuleusement, puis se
dirigent, en file indienne, le tigré devant, le tout noir en deuxième, puis le
noir et blanc, vers la vieille grange, au bout du chemin : c’est le premier
repaire de leurs activités nocturnes.
Débarrassé des minous,
le couple a repris son dîner, savourant une brandade de morue faite maison, accompagnée
d’un vin blanc du Chili et d’un bol de salade subtilement assaisonnée. En fin
d’après-midi, ils avaient pris une douche et enfilé des vêtements d’intérieur épais,
confortables, mis leurs chaussons fourrés en peau de mouton, ravivé le feu dans
la cheminée, commencé à s’activer devant les fourneaux, chacun apportant sa
petite touche.
Ce soir, le thème
était : « Les trésors de la mer ». Pour lui, elle serait sa
sirène, pour elle, il serait son marin perdu.
Ils écoutent en
boucle les chansons qu’ils ont sélectionnées pour leur soirée : « La
maman des poissons » de Bobby Lapointe, « Sur la plage
abandonnée » de Brigitte Bardot, « Salade de fruits » de
Bourvil, « Les filles du bord de mer » d’Adamo (et la version avec
Arno), « Oh, mon bateau » d’Eric Morena, « Santiano » de
Hugues Aufray, « Dès que le vent soufflera » de Renaud, « Toi mon
toit » d’Eli Medeiros, « L’amour à la plage » de Niagara, « Naufrage
en hiver (les colliers de varech) » de Mikado, « Manureva »
d’Alain Chamfort, « Saint-Lunaire dimanche matin » d’Etienne Daho, « Les
vacances au bord de la mer » de Michel Jonasz, « Tri Martolod »
d’Alan Stivell, « Le bagad de Lann Bihoue » d’Alain Souchon, « Eleanor »
de Gilles Servat, « Finir pêcheur » de Gérard Manset, « Brave
marin » de Guy Béart, « Dans le port d’Amsterdam » de Jacques
Brel, « Comme à Ostende » de Jean-Roger Caussimon, « Le
scaphandrier » de Léo Ferré et, pour relever le niveau, « Les
sardines » de Patrick Sébastien, « Du rhum, des femmes » de
Soldat Louis, « Elle préfère l’amour en mer » de Philippe Lavil…
Ils s’en donnent à
cœur joie, ils chantent à tue-tête, ils remplissent leur verre, ils trinquent à
leur santé et à celle de leurs chats. Pauvres bêtes, mises à la porte, alors
qu’il gèle… Nous sommes de bien mauvais maîtres ! On les maltraite, hein,
nos chats, ma chérie ? Qu’ils aillent au diable ! Qu’ils nous foutent
la paix cinq minutes, qu’on puisse penser un peu à nous ! Viens par ici,
toi !
Elle l’entraîne dans
le salon, ils vont poursuivre leur soirée dans le vaste canapé en cuir,
artistiquement griffé, en face de la cheminée. Ils prendront leur dessert sur
la table basse, un sorbet de fruits rouges exotiques, suivi d’un petit digestif
et de tendres câlins. Peut-être s’endormiront-ils là, enroulés dans leurs plaids
en mohair, serrés l’un contre l’autre.
Trois p’tits chats, en
équilibre instable sur le large siège en bois de la balançoire, le tigré au
milieu, font osciller lentement les cordes de chanvre, puis plus vite, provoquant
des grincements sinistres entre les anneaux et les crochets rouillés. Ils détalent
d’un même élan en poussant des miaulements aigus, ils courent vers le jardin voisin
en passant sous la haie pour se mettre à l’abri du danger…
Là, ils s’arrêtent
net, freinent des quatre fers devant cette silhouette menaçante, gigantesque, campée
devant eux. L’être monstrueux siffle, ricane, hurle, profère des menaces, lève puis
baisse brutalement ses bras immenses pour les attraper. Ils ne bougent pas d’un
pouce, les yeux écarquillés, la fourrure hérissée, la queue en goupillon, trois
ballons poilus morts de peur, incapables d’esquisser le moindre mouvement de
fuite.
Trois p’tits chats hallucinés,
transformés en statue (chats glacés), remarquent au bout d’un moment que l’ogre
cauchemardesque reste étonnamment immobile. Il semble planté là, au milieu du
potager, sans pouvoir faire le moindre pas. Ils s’échangent des regards
perplexes, prenant conscience de leur méprise.
Le leurre était
grossier, mais terriblement efficace pour leur flanquer une bonne
trouille ! Un mannequin fait de paille, à la face grimaçante, aux
vêtements usés, au chapeau percé, fiché dans la terre par un pieu le
transperçant, de part et d’autre. Les pans de son grand manteau noir déchiré
claquent dans le vent frais, annonciateur de neige.
Trois p’tits chats
déconfits, tout honteux, en déroute, s’éloignent, ventre au sol, oreilles
baissées, du maudit potager. Ils poursuivent prudemment leur maraude, marchant
ensemble, bien soudés, aux aguets. Un peu plus tard, ayant retrouvé leur
aplomb, ils jouent avec les flocons qui commencent à tomber. Comme c’est
drôle ! Ça fond sur leur museau !
Ils trottent joyeusement
sur la petite route qui se couvre peu à peu d’un tapis blanc, jusqu’à la ferme
de la vieille Marthe. Peut-être leur aura-t-elle gardé du bon lait chaud à
boire ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire