Trilogie d'avril 1/3
John avait fini par
s’endormir après s’être tourné et retourné des milliers de fois dans son lit
étroit, au matelas inconfortable, à la couette bien trop mince pour la
température qui régnait dans son studio.
Il n’avait pas connu
la sensation de froid depuis longtemps. Son petit appartement bénéficiait,
comme tous les autres de sa résidence, d’un système domotique particulièrement
perfectionné. La température était toujours parfaite, anticipait sur ses
besoins.
Ce soir-là,
l’ordinateur central était tombé en panne. Une panne générale touchant les
immeubles d’habitation voisins, à ce que John en avait conclu, jetant un œil par
ses fenêtres hermétiquement closes. Toute action de commande à distance, sur son
programmateur de bord, s’était révélée infructueuse. Plus rien ne fonctionnait,
blackout total.
Pourtant, il avait
bien commencé la soirée. Rentré chez lui à dix-neuf heures après une journée de
travail comme toujours exténuante, il s’était servi un simple scotch avec deux glaçons,
après avoir revêtu la tenue d’intérieur légère et élégante proposée par sa
garde-robe électronique. Il connectait dans la foulée son équipement 3D, afin
de participer à son émission interactive préférée : « Danse avec
moi ».
Il s’était retrouvé
instantanément dans une immense discothèque sans quitter son fauteuil relaxant,
regardant les participants évoluer sur de la musique disco, avec jeux de
lumières, faisceaux laser et boules à facettes.
Il s’y croyait
vraiment ! Il s’apprêtait à se lever pour rejoindre les autres sur la
piste (il y avait repéré quelques jolies filles) quand tout s’était brutalement
interrompu, figeant les danseurs en pleine action, les faisant disparaître les
uns après les autres, dans des grésillements et une légère brume bleue.
Les éclairages à
variateur d’intensité s’éteignirent dans tous les coins de son studio
parfaitement agencé, faisant place à une grise pénombre, avant que la lampe de
secours, au halo jaunâtre, ne se mette en route.
John s’était rassis
un peu trop rapidement dans son fauteuil, lequel avait stoppé ses actions massantes
et était devenu dur comme de la pierre. Il se cogna la tête et poussa un cri de
surprise. Depuis combien de temps n’avait-il pas eu mal ? Ressenti la
douleur ?
La climatisation
ultra perfectionnée était hors-service, une soufflerie s’était mise en marche
et pulsait un air glacial. John frissonnait dans son fin costume du soir, les
tiroirs de sa garde-robe refusaient de s’ouvrir, il n’avait même pas un pull et
des chaussettes à se mettre. Non, personne ne méritait pas ça, quelle
tuile !
Pour un peu, il
taperait son poing sur l’accoudoir du fauteuil, au risque de se blesser. Il
était en colère contre cette foutue technologie quand elle se mettait à
déconner. Il n’avait même pas une vieille bougie au fond d’un tiroir puisque tout
feu, toute fumée étaient interdits ici.
Les services de
maintenance devaient déjà être en branle, il leur faudrait vite rétablir la
situation, comment passer la soirée, sinon ? Comme tout se commandait à
distance, par différents réseaux, différentes sociétés, le bug serait peut-être
difficile à localiser ? Ou alors, dans à peine deux minutes, tout
redeviendrait comme avant ? Oui, il lui suffisait d’être patient,
d’attendre tranquillement.
Il n’éprouvait plus
que très rarement de la colère. L’inquiétude, la frustration, la tristesse et
autres émotions était bannies de son existence. John prenait chaque matin son
traitement d’antidépresseurs, parfaitement synchronisé avec son humeur du jour.
Il était toujours calme, courtois, gentil, aimable, disponible, que ce soit au
travail, en société, ou avec ses conquêtes d’un soir.
La vie lui semblait
simple, facile, rassurante. Il naviguait entre son bureau de gestionnaire des
comptes dans une tour en verre du centre administratif et son studio de haut
standing ultra sécurisé en proche banlieue, il participait aux
soirées-discothèques de « Danse avec moi » sans avoir à sortir de
chez lui, n’ayant pas beaucoup de distance à faire pour aller du fauteuil à son
lit.
John se leva pour se
servir un triple scotch qu’il avala d’un trait avant de s’en remettre un autre,
sans glaçons, la porte de son réfrigérateur-congélateur s’étant
auto-verrouillée pour éviter toute perte de froid.
En attendant la fin
de la panne, le retour aux valeurs normales, habituelles, sécurisantes, il
méditait sous la lumière couleur d’urine de l’éclairage de sécurité, dans son
fauteuil inanimé.
La tête lui
tournait, il était bien, il se mit à rire, comme ça, tout seul, alors qu’il ne
se le permettait jamais. Il ne buvait jamais non plus autant de scotch en si
peu de temps ! Il était modéré, raisonnable, il se devait de l’être :
irréprochable.
L’ivresse montait en
lui, ondoyante et dorée, elle réchauffait son corps, jusqu’aux extrémités. Elle
l’aidait à chasser toutes ces mauvaises pensées, toutes ces angoisses
engendrées par la panne, qui durait.
Après tout, ça lui
changeait ses habitudes, de se retrouver ainsi chez lui, dans des
conditions minimales, en urgence maximale ! Il s’est souvenu avoir
été scout dans son enfance, avoir dormi plusieurs fois à la belle étoile, avec
le minimum vital. Minimales, maximale, étoile, vital… Il faisait des rimes,
maintenant !
John se remit à rire,
plus fort, aux éclats, à ne plus pouvoir s’arrêter, à rire comme un fou, sanglé
au fauteuil de l’hôpital, à hurler de rire, avant de mourir sur la chaise
électrique.
Cette vision l’a
dessoûlé d’un coup. À son poignet, sa montre d’un autre siècle, reçue en
héritage, indiquait minuit passé ! Il lui fallait dormir, avoir ce temps
de récupération réglementaire, obligatoire, contrôlé par la médecine du
travail.
Il se rendit à la
salle de bains avec l’idée fébrile de prendre une douche chaude et bienfaisante,
mais seul un fin filet d’eau tiède coulait du robinet du lavabo. Il s’était tout
de même lavé minutieusement, s’était brossé les dents énergiquement, c’était ce
qu’il avait à faire.
Il n’avait jamais
acheté de couverture ou de couette épaisse pour cet appartement. Quand il se
mettait au lit, débarrassé de tout vêtement, la température se réglait en mode
nuit, son mode nuit à lui, personnalisé selon ses critères. La petite couette
lui suffisait, il dormait bien, il n’avait jamais trop chaud, ni trop froid.
Pas de senteurs
bienfaisantes émanant de son oreiller, lorsqu’il s’était couché. Pas de musique
classique légèrement diffusée, ses morceaux préférés : sonates, concertos,
symphonies, impromptus, berceuses… Le lit n’assurant plus ses fonctions
décontractantes, il était aussi dur et inerte que le fauteuil qu’il venait de
quitter. John eut la crainte, alors, de l’insomnie.
Allongé sur le côté,
en position fœtale, tentant de retenir le maximum de chaleur, enroulé dans la
couette, tremblant des pieds à la tête, il avait entendu plusieurs fois le
message provenant de l’interphone central de communication. Les services de
maintenance étaient à l’œuvre pour rétablir les fonctions domotiques
défaillantes, tout serait remis en état pour six heures du matin. On s’excusait
pour ces désagréments sans précédent, on leur souhaitait tout de même une bonne
nuit.
John avait fini par
s’endormir après s’être tourné et retourné des milliers de fois dans son lit
étroit, au matelas inconfortable, à la couette bien trop mince pour la
température qui régnait dans son studio.
Ce serait sans
capteur de rêves, sans ce filet programmé à traquer les cauchemars, les
visions, les mauvaises idées. Un univers enfoui allait refaire surface. John
ouvrirait la porte interdite, accéderait au royaume de ses joies, de ses
envies, de ses plaisirs, pendant ces quelques heures de sommeil délivré.
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