samedi 30 avril 2016

La panne

Trilogie d'avril 1/3

John avait fini par s’endormir après s’être tourné et retourné des milliers de fois dans son lit étroit, au matelas inconfortable, à la couette bien trop mince pour la température qui régnait dans son studio.

Il n’avait pas connu la sensation de froid depuis longtemps. Son petit appartement bénéficiait, comme tous les autres de sa résidence, d’un système domotique particulièrement perfectionné. La température était toujours parfaite, anticipait sur ses besoins.

Ce soir-là, l’ordinateur central était tombé en panne. Une panne générale touchant les immeubles d’habitation voisins, à ce que John en avait conclu, jetant un œil par ses fenêtres hermétiquement closes. Toute action de commande à distance, sur son programmateur de bord, s’était révélée infructueuse. Plus rien ne fonctionnait, blackout total.

Pourtant, il avait bien commencé la soirée. Rentré chez lui à dix-neuf heures après une journée de travail comme toujours exténuante, il s’était servi un simple scotch avec deux glaçons, après avoir revêtu la tenue d’intérieur légère et élégante proposée par sa garde-robe électronique. Il connectait dans la foulée son équipement 3D, afin de participer à son émission interactive préférée : « Danse avec moi ».

Il s’était retrouvé instantanément dans une immense discothèque sans quitter son fauteuil relaxant, regardant les participants évoluer sur de la musique disco, avec jeux de lumières, faisceaux laser et boules à facettes.

Il s’y croyait vraiment ! Il s’apprêtait à se lever pour rejoindre les autres sur la piste (il y avait repéré quelques jolies filles) quand tout s’était brutalement interrompu, figeant les danseurs en pleine action, les faisant disparaître les uns après les autres, dans des grésillements et une légère brume bleue.

Les éclairages à variateur d’intensité s’éteignirent dans tous les coins de son studio parfaitement agencé, faisant place à une grise pénombre, avant que la lampe de secours, au halo jaunâtre, ne se mette en route.

John s’était rassis un peu trop rapidement dans son fauteuil, lequel avait stoppé ses actions massantes et était devenu dur comme de la pierre. Il se cogna la tête et poussa un cri de surprise. Depuis combien de temps n’avait-il pas eu mal ? Ressenti la douleur ?

La climatisation ultra perfectionnée était hors-service, une soufflerie s’était mise en marche et pulsait un air glacial. John frissonnait dans son fin costume du soir, les tiroirs de sa garde-robe refusaient de s’ouvrir, il n’avait même pas un pull et des chaussettes à se mettre. Non, personne ne méritait pas ça, quelle tuile !

Pour un peu, il taperait son poing sur l’accoudoir du fauteuil, au risque de se blesser. Il était en colère contre cette foutue technologie quand elle se mettait à déconner. Il n’avait même pas une vieille bougie au fond d’un tiroir puisque tout feu, toute fumée étaient interdits ici.

Les services de maintenance devaient déjà être en branle, il leur faudrait vite rétablir la situation, comment passer la soirée, sinon ? Comme tout se commandait à distance, par différents réseaux, différentes sociétés, le bug serait peut-être difficile à localiser ? Ou alors, dans à peine deux minutes, tout redeviendrait comme avant ? Oui, il lui suffisait d’être patient, d’attendre tranquillement.

Il n’éprouvait plus que très rarement de la colère. L’inquiétude, la frustration, la tristesse et autres émotions était bannies de son existence. John prenait chaque matin son traitement d’antidépresseurs, parfaitement synchronisé avec son humeur du jour. Il était toujours calme, courtois, gentil, aimable, disponible, que ce soit au travail, en société, ou avec ses conquêtes d’un soir.

La vie lui semblait simple, facile, rassurante. Il naviguait entre son bureau de gestionnaire des comptes dans une tour en verre du centre administratif et son studio de haut standing ultra sécurisé en proche banlieue, il participait aux soirées-discothèques de « Danse avec moi » sans avoir à sortir de chez lui, n’ayant pas beaucoup de distance à faire pour aller du fauteuil à son lit.

John se leva pour se servir un triple scotch qu’il avala d’un trait avant de s’en remettre un autre, sans glaçons, la porte de son réfrigérateur-congélateur s’étant auto-verrouillée pour éviter toute perte de froid.

En attendant la fin de la panne, le retour aux valeurs normales, habituelles, sécurisantes, il méditait sous la lumière couleur d’urine de l’éclairage de sécurité, dans son fauteuil inanimé.

La tête lui tournait, il était bien, il se mit à rire, comme ça, tout seul, alors qu’il ne se le permettait jamais. Il ne buvait jamais non plus autant de scotch en si peu de temps ! Il était modéré, raisonnable, il se devait de l’être : irréprochable.

L’ivresse montait en lui, ondoyante et dorée, elle réchauffait son corps, jusqu’aux extrémités. Elle l’aidait à chasser toutes ces mauvaises pensées, toutes ces angoisses engendrées par la panne, qui durait.

Après tout, ça lui changeait ses habitudes, de se retrouver ainsi chez lui, dans des conditions minimales, en urgence maximale ! Il s’est souvenu avoir été scout dans son enfance, avoir dormi plusieurs fois à la belle étoile, avec le minimum vital. Minimales, maximale, étoile, vital… Il faisait des rimes, maintenant !

John se remit à rire, plus fort, aux éclats, à ne plus pouvoir s’arrêter, à rire comme un fou, sanglé au fauteuil de l’hôpital, à hurler de rire, avant de mourir sur la chaise électrique.

Cette vision l’a dessoûlé d’un coup. À son poignet, sa montre d’un autre siècle, reçue en héritage, indiquait minuit passé ! Il lui fallait dormir, avoir ce temps de récupération réglementaire, obligatoire, contrôlé par la médecine du travail.

Il se rendit à la salle de bains avec l’idée fébrile de prendre une douche chaude et bienfaisante, mais seul un fin filet d’eau tiède coulait du robinet du lavabo. Il s’était tout de même lavé minutieusement, s’était brossé les dents énergiquement, c’était ce qu’il avait à faire.

Il n’avait jamais acheté de couverture ou de couette épaisse pour cet appartement. Quand il se mettait au lit, débarrassé de tout vêtement, la température se réglait en mode nuit, son mode nuit à lui, personnalisé selon ses critères. La petite couette lui suffisait, il dormait bien, il n’avait jamais trop chaud, ni trop froid.

Pas de senteurs bienfaisantes émanant de son oreiller, lorsqu’il s’était couché. Pas de musique classique légèrement diffusée, ses morceaux préférés : sonates, concertos, symphonies, impromptus, berceuses… Le lit n’assurant plus ses fonctions décontractantes, il était aussi dur et inerte que le fauteuil qu’il venait de quitter. John eut la crainte, alors, de l’insomnie.

Allongé sur le côté, en position fœtale, tentant de retenir le maximum de chaleur, enroulé dans la couette, tremblant des pieds à la tête, il avait entendu plusieurs fois le message provenant de l’interphone central de communication. Les services de maintenance étaient à l’œuvre pour rétablir les fonctions domotiques défaillantes, tout serait remis en état pour six heures du matin. On s’excusait pour ces désagréments sans précédent, on leur souhaitait tout de même une bonne nuit.

John avait fini par s’endormir après s’être tourné et retourné des milliers de fois dans son lit étroit, au matelas inconfortable, à la couette bien trop mince pour la température qui régnait dans son studio.

Ce serait sans capteur de rêves, sans ce filet programmé à traquer les cauchemars, les visions, les mauvaises idées. Un univers enfoui allait refaire surface. John ouvrirait la porte interdite, accéderait au royaume de ses joies, de ses envies, de ses plaisirs, pendant ces quelques heures de sommeil délivré.

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