jeudi 30 juillet 2015

Les principes de Bertrand


Tu t'en souviens comme moi, mon cher Nestor, ce dimanche-là, le réveil a sonné à six heures trente minutes exactement.

D'habitude, le dimanche matin, tu en es témoin, je m'octroie deux heures de sommeil supplémentaires. Mais attention : pas une minute de plus, pas une minute de moins. Juste ce qu'il faut pour remettre les compteurs à zéro, et repartir bon pied bon œil, dès le lundi matin.

C'est que j'ai des principes, moi, Bertrand, cinquante et un ans ! Il ne faut pas dormir plus que nécessaire ! Trop de sommeil, c'est perdre son temps. La vie est bien trop courte pour la passer à dormir !

Ce samedi soir-là, précisément, je me suis couché un peu plus tôt qu'à l'accoutumée. J'avais déjà tout préparé pour le lendemain, alors plutôt que de tourner en rond comme un lion en cage, je suis allé au lit.

Je me suis bien gardé d'avancer de deux heures les aiguilles de mon réveil, comme je le fais tous les samedis !

J'étais excité comme une puce, essayant de lire sans y parvenir, me tournant et me retournant mille fois dans les draps, sans trouver le sommeil. J'étais si impatient ! J'ai mal dormi. J'ai peu dormi.

Toi, mon fidèle animal de compagnie, tu me surveillais du coin de l'œil, très étonné de me voir dans cet état ! Moi qui ai un sommeil de plomb, en temps normal… Tu n'as pas bien dormi non plus, n'est-ce pas ?

Et quand le réveil a sonné, à six heures trente précises, je l'ai maudit ! Je lui ai lancé à la tête de ces insanités ! Ensuite, la raison pour laquelle j'avais supprimé ma petite "grasse" dominicale m'est vite revenue à l'esprit !

C'est que, Nestor, j'avais un rendez-vous de la plus haute importance ! Un rendez-vous avec une dame ! Sais-tu au moins ce qu'est une dame ? Il est vrai que tu n'as pas vraiment eu l'occasion d'en voir beaucoup ici !

La factrice, de temps en temps, pour un colis… La boulangère en tournée, dans son estafette… Quelle commère, celle-là ! En ce qui concerne ces personnes de sexe féminin, peut-on vraiment parler de "dames" ?

Celle avec laquelle j'avais rendez-vous en était une, j’en étais sûr ! Je ne me trompe que rarement sur mes congénères. Cette personne-là, j'avais eu le temps de la connaître, grâce aux nombreux courriers que nous avions échangés.

J'avais aussi reçu sa photographie, un portrait magnifique, plein de grâce et de distinction ! Elle avait beaucoup apprécié le mien, tu sais, celui où tu poses avec moi, sur ton joli coussin…

Il semblait évident que nous devions nous voir !  Mon train n'était qu'à neuf heures et quart, ce matin-là, mais je ne voulais surtout pas être pris au dépourvu par un événement de dernière minute ! J'ai en horreur les imprévus, Nestor ; ça me contrarie terriblement, tu l'as bien vu !

Je voulais être certain que tout se passerait bien : me lever tranquillement, te nourrir et m'occuper de toi mon Nestor, prendre le temps pour mon petit-déjeuner, ma toilette, ma tenue…

Je n'aurais plus qu'à remplir mon panier d'osier de toutes ces bonnes victuailles préparées la veille, emballées avec soin, puis partir à pied, sans affolement, vers la petite gare du village…

Je monterais dans le train pour une heure et quarante-deux minutes de voyage, j'en profiterais pour finir la lecture de ce vieux roman de Marcel Aymé qui me rappelle tant ma jeunesse, j'arriverais en gare de l'Est à dix heures et cinquante-sept minutes…

Elle m'attendrait, au bout du quai, une ombrelle à la main : c'était le signe de reconnaissance dont nous avions convenu… Moi, je ne devrais pas passer inaperçu avec mon grand panier en osier !

Dimanche matin, six heures trente minutes : la sonnerie du réveil me fait sursauter, j'ai la sensation de m'être endormi il y a cinq minutes à peine. Je peste, j'injurie, je fulmine, puis je me souviens de mon rendez-vous, tant espéré, tant attendu !

J'allume la petite lampe de ma table de nuit et je reprends conscience du monde qui m'environne. Tu es là, à mes côtés, comme toujours, mon brave Nestor !

Pourtant, il me semble bien que quelque chose cloche, un je-ne-sais-quoi me dérange. Je hume l'air : des effluves de terre mouillée parviennent à mes narines. Je dresse l'oreille : gargouillis, écoulements.

D'un bond je sors du lit, je vais à la fenêtre, j'ouvre mes volets… Oh non ! Il pleut à verse ! Des trombes d'eau, le déluge, mille cascades ! Déconfiture, triste figure, mine défaite…

La dame va avoir bien piètre allure, avec sa robe à fleurs et son ombrelle en dentelles ! Et moi, j'aurai l'air dépité dans mon petit costume printanier, chaussé de sandalettes, coiffé d'un canotier ! Quelle rigolade, quelle mascarade !

Un pique-nique sur les bords de Seine ? C'est à se tordre ! Tout est fichu, tout est gâché ! Je te prends à témoin, mon fidèle Nestor : qu'avais-je de mieux à faire, au vu de ces conditions météorologiques extrêmes ?

Ce dimanche matin-là, j'ai refermé les volets et je me suis recouché.

Je me souviens m'être endormi comme une masse, emporté vers un sommeil profond, sans rêves, sans espoirs, sans chimères… Quand je me suis de nouveau réveillé, les aiguilles du réveil affichaient pile huit heures trente.

Je n'avais pas failli à mon rituel du dimanche ! Huit heures trente et une minutes : derrière les volets, une surprise m'attendait. Le ciel était d'un bleu limpide et les oiseaux chantaient.

J'ai fait alors quelque chose d'insensé, d'incroyable, d'impensable ! Habillé de pied en cap en un quart d'heure, prenant à peine le temps de te donner ton repas, je me suis précipité en courant jusqu'à la gare, sans panier en osier ni bonnes victuailles…

J'ai eu mon train in extremis ! Et arrivé à Paris… Quelle belle journée nous avons passé ! Mon Nestor, je t'adore !

Oh ! Mais on frappe à la porte ! Ce doit être Clémence ! Ce ne peut être qu'elle ! Ma douce, ma tendre, ma chère Clémence ! Je te parlais, je n'ai pas entendu arriver sa voiture…

Rappelle-toi, Nestor ! Tu te dois de lui faire le meilleur accueil ! Sois aimable, mais pas trop familier… Vous devez faire connaissance, vous apprivoiser !

Je vais lui ouvrir…

Un p'tit coin d'parapluie, contre un coin d'paradis… 

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