mercredi 22 juillet 2015

En boucle 1


En boucle 1

Ça décroche, je dis : "Allo, je viens d’arriver à la Ferme, et toi, tu es où ?" Ce qui est important, c’est que quelqu’un m’attende, là, maintenant, tout près… C’est sûr, on va passer un bon moment ensemble.

"Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de ferme ? Tu es où, qu’est-ce que tu fais ? Il y a une ferme, près de chez toi ? Ils font du bio, j’espère !" Ma mère. Mon ventre se serre. Le sang monte à mes joues, bat à mes tempes, mon visage est en feu. Déception : ce n’est pas l’appel que j’attendais. Je reste sans voix, immobile, au volant de ma voiture à l’arrêt, fixant le tableau de bord sans vraiment le voir.

"Tu m’entends ?" demande-t-elle. Ma gorge est sèche : "Oui, maman." Je regrette d’avoir cédé à sa demande : "Tu ne m’appelles qu’en cas d’urgence, hein, maman ?" Le numéro du fixe suffisait déjà bien amplement ! "Tu n’étais pas chez toi, alors comme tu m'as donné ton numéro de portable… Tu vas bien ?" "Oui, maman." "Je ne te dérange pas, au moins ?" "Si, maman. Tu as quelque chose d’urgent à me dire ?" "Non, pas spécialement. Mais comme tu n’étais pas chez toi, j'ai pensé que..."

Je décide de me faire violence pour couper court à une conversation que je ne désire pas avoir, là, maintenant, alors qu’on est vendredi soir, que je viens juste d’arriver à la Ferme du Buisson, et que je suis déjà très en retard. "Je ne peux vraiment pas te parler, rappelle-moi plus tard, allez, au revoir, maman !"

J’appuie sur le bouton de fin d’appel et je souffle un grand coup. Quelqu’un aurait-il essayé de me joindre entre temps ? Mon (ma) mystérieux(se) correspondant(e) ? Non, même pas. Traces de pluie sur le pare-brise. Larmes dégoulinantes, ciel assombri, horizon obscurci, déjà la nuit.

Je ne vais pas me gâcher la soirée, tout de même ! Je dois me ressaisir. Faire le calme en moi, avant de sortir. Je m’apaise, je positive. Coup d'essuie-glace, aller-retour. Au fond du parking, j'aperçois l'enseigne lumineuse d'un supermarché sur un bâtiment neuf : "Ouverture prochaine". Je souris : établissement commercial, établissement culturel, même parking, même combat ? Consommation aux prix les plus bas ?

J'achète de quoi manger, pour me nourrir, comme tout le monde. Je consacre une bonne part de mon budget aux choses culturelles, artistiques, intellectuelles. J’aime regarder, écouter, sentir, ressentir. Réfléchir, sans fléchir. Confronter, provoquer... Vie intérieure intense. Mais pour le reste ! Il pleut à verse. L’extérieur se déforme, s’embue, se brumise. Je m’extirpe de la voiture, parapluie à la main, prêt à être ouvert. De grosses gouttes tièdes viennent, en rafale, me lécher le visage.

Quelques pas à faire encore et me voilà devant le porche : joyeux rideau de lanières en plastique multicolore, entrelacs, ribambelle, passage obligé. Parapluie en avant, je fonce, tête baissée. Dans la grande cour, les pavés luisent. Guirlandes électriques, bâtiments éclairés, air de fête. Devant le Hall, une grande tente ovale, orientale : invitation au voyage. Nouvelle entrée, sas à franchir, portes vitrées, salle circulaire, lieu du buffet…

Le temps m’est compté, à peine une demi-heure avant mon premier spectacle. Passons aux choses sérieuses : nourrir le corps avant de nourrir l’âme. Ventre affamé n’a pas d’oreilles ! Les toasts sont raffinés, sucré salé, le choix de tartelettes me fait tourner la tête. J’en avale une, puis une autre, goulûment. Je suce mes doigts. Je fais passer le tout avec un bon mousseux bien frais.

C’est le début de Temps d’Images : le festival. La soirée d’ouverture, riche en spectacles, sera suivie d'une nouvelle édition des Nuits Curieuses. Nuits étranges, nuits ouvertes aux expériences, nuits offertes aux plaisirs inconnus. Les annonces seront faites, ici même, dans le Hall, il suffira alors de suivre un guide jusqu’au lieu des réjouissances.

Je pense à mon inconnu(e) connu(e) : espoir déçu. Pas reçu d’appel en vibreur sur mon petit portable, fixé à ma ceinture. Je m’en saisis. Je l’éteins. Je le dépose au fond de ma besace. Personne n’est venu m’adresser la parole en se montrant content de me voir, personne n’est venu me surprendre, me donner du sang neuf, de la persévérance… Pourtant… Il y a bien des visages qui me sont familiers, autour de moi : sans doute les ai-je déjà croisés ici même ?

En route pour le Grenier, je suis bien, je suis ivre, je suis libre, allez ! "Sauvez les apparences !" hurle l’acteur, à l’entrée. Drôles de textes, encadrés, accrochés, onomatopées, sens caché. Me voici en première ligne, l’acteur m’invective, m’interpelle, je me laisse prendre au jeu de ses questions : l’image de soi, les images de la télévision, qu’est-ce qu’on peut voir, montrer ou pas ?

Me voilà à parler de moi, à me donner un genre, devant une cinquantaine de spectateurs. Ça me grise, ça m’amuse, ça me motive. Quelques minutes de gloire, on s’intéresse à moi ! Ça ne dure pas. La suite du spectacle est décevante, bien en dessous de ce que j'imaginais.

Dehors, retour à l’anonymat. J’hésite un instant à rallumer mon portable, il y a peut-être un message, mais je renonce. À quoi bon me faire du mal ? Je vais vivre la nuit comme bon me semble, au gré du hasard.

J’attends sous la pluie, les pieds dans l’eau, devant le Caravansérail. "(F)lux" : écrans, microphones, caméras, claviers. Surinformation, surconsommation, sollicitations, attirer l’attention. Acheter, se vendre, être vu, coûte que coûte. Supermarché virtuel, rencontres sur Internet.

Puis-je trouver le bonheur sur le réseau ? J’ai peur de m’y perdre. Monde irréel, pas maîtrisé. La "vraie" rencontre doit être possible ! Mais où est la vérité, avec toutes ces nouvelles façons de communiquer ? "Soignez votre apparence !" Je dois me battre pour exister.

Le message n'était pas signé. Qui me l'a envoyé ? J'ai cru quelque temps que j’avais un(e) ami(e), prêt(e) à m’accompagner, je pensais vivre les choses à deux et puis… Ce n'était qu'un leurre, ça ne pouvait pas être "vrai".

À la Halle, confusion des genres. Boîte à images, machine à rêves. C’est "Tout vu" et ses vingt-quatre écrans allumés, la télé du monde entier commentée, démontée, ridiculisée, jusqu’au non-sens. "Ceci n’est pas une télé." Manipulation, passivité, images à outrance… Aurai-je un jour assez de cran pour me débarrasser de cet écran-là ?

Tout bascule dans "La chambre penchée". Le texte me ressemble. Le héros est seul. Jeune et déjà seul, programmé à le rester. Les dés sont jetés. Les jeux sont faits, dans la durée. C'est l'enfer dans sa chambre, et le chaos dans ses pensées. Droit au public de déambuler, de circuler comme bon lui semble, d'un décor à l'autre, d'un point de vue à l'autre.

Une chambre de bonne. La même, penchée, une caméra pour la redresser, la projeter sur un écran : monde inversé, tout retourné, tourneboulé, bouleversé. Je profite de cette possibilité, si rare au théâtre, de bouger, d’aller et venir. Être acteur de ce que l’on regarde : l’idée me plaît. C’est comme dans les concerts de rock : liberté de changer d’angle de vue…

Vingt-trois heures : en avant pour les Nuits Curieuses ! À chacun sa nuit, à chacun sa vie, à chacun ses rêves. Installations, pour commencer. Je vais aux Écuries. Une pelle, un tas de sable, en ramasser, le faire couler. Écran de sable, film éphémère : femme souriante, aux longs cheveux : figure de proue, sirène ? Une cruche, de l'eau, un bocal à remplir ; au fond, un oeil apparaît, avale l'eau, émet un gargouillis, puis disparaît.

Au Centre d'Art, un film projeté à l'envers, montrant des scènes urbaines, est rétabli dans une grande flaque. Baisser la tête pour regarder, inverser, renverser. Rider la flaque avec le pied. Jouer avec les ondes, les petites vagues. Voir comme l’image en est changée. Plus loin, jeu de miroirs, un couple s’embrasse, s’enlace, longuement. On se regarde regarder.

Je vais boire un verre. DJ rock dans le Hall, extrait d’un set, évocateur et lourd de sens : "Fade to Grey" de Visage, "Chercher le garçon" de Taxi Girl, "One Trip one Noise" de Noir Désir. Dommage, personne ne danse.

Au Théâtre, c’est "En boucle" de la compagnie du Garage. Je m’attendais à quelque chose de nouveau ! J’ai déjà vu ce spectacle. N’empêche, ces six petits écrans sur lesquels sont projetés six films différents, racontant une histoire d'amour en chassés-croisés, me captivent à nouveau. Vies solitaires, rencontres possibles…

Je pars en terrain trouble avec "In my room". Chambre de lecture, pas ordinaire. Performance : une fille, en petite robe rouge, debout sur une colonne de plexiglas, s’auto filme, images intimes, corps détaillé, corps dévoilé. Murs et plafond blancs. Une voix parle d’amour, de chair, de sexe, de relation passionnelle.

La fille s’affiche, impudique. Elle se regarde, dans l’écran. Ou plutôt ce qu’elle filme d’elle-même. C’est tellement différent du miroir ! Dimension artistique évidente. Étonnante, pas choquante. La fille est là physiquement, elle donne à voir d’elle-même, en très gros plan. Exhibitionnisme froid, esthétique.

Je reste pour "U idea". Expérience renversante : les spectateurs sont invités à adopter une position de détente, assis ou allongés. Le mobilier est étudié. Le film "Adieu" revisité, trituré grâce aux outils du numérique. Quatre écrans dans la pièce, sous les toits, en décalage, en décalé. Si je pouvais dormir ici, sans avoir à reprendre ma voiture ! Si c'était mon ami(e) qui conduisait !

Je ne me sens ni homme, ni femme. Être asexué, sans identité. Entité spirituelle, sans sexualité. Inodore, transparente, spectrale. Ce soir, j’ai bien tenté de sourire, de parler à mes semblables, mais les conversations sont restées brèves, polies, rangées.

Nuits Curieuses : à chacun sa nuit, à chacun sa vie, à chacun ses rêves. Soif d’expression maintenant, envie de raconter. Allumer mon ordinateur. Taper les mots, tels qu’ils me viennent. Commencer par le début.


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