En boucle 2
Nuits Curieuses :
à chacun sa nuit, à chacun sa vie, à chacun ses rêves. Soif d’expression
maintenant, envie de raconter. Allumer mon ordinateur. Taper les mots, tels
qu’ils me viennent. Commencer par le début.
Mercredi 28
septembre 2005. Quinze heures. De retour du salon de coiffure, j’interroge
anxieusement le grand miroir mural de mon studio. Pâle soleil, à l’extérieur.
L’automne, déjà. Je souris au reflet, plutôt flatteur, qui se dessine dans le
cadre en bois clair.
Cheveux blonds
coupés courts, bien coiffés pour une fois, peau légèrement hâlée, reliquat de
l’été… Yeux bleus grisés, traits fins et lisses, tee-shirt noir, gilet noir,
pantalon noir… Je m’inspecte, je m’examine, je me détaille.
Renvoi de mon
image, regard critique. J’ai changé, mais je prends soin de moi : encore
potable, acceptable. Désirable ? Baisable ? Éventualité, domaine du
possible. Être de chair, de sang, sensible. Perplexité face à mon âge : âge
mûr, âge moyen, certain âge…
J'ai eu
quarante-deux ans il y a huit jours. Dans le miroir, un visage encore juvénile,
peu marqué, pas trop altéré, ni affaissé… Temps compté, à rebours. Association
d'idées : le groupe new wave Altered Images et son "Happy Birthday".
La chanson du moment, de circonstance. Accepter de vieillir, s’y faire, ou
alors…
Pour le moment, je
suis en pleine forme, physique et psychique. Mon corps est en parfait état de
marche : modelé, musclé, tonifié par la pratique d’activités sportives
régulières. Performant, résistant, à toute épreuve. C’est du gâchis que de ne
pas pouvoir l’utiliser au bout de ses possibilités !
L’activité
sexuelle me fait terriblement défaut. Pourtant, j’ai du désir pour l’autre, je
me sens disponible. Mais le passage à l'acte est loin d'être facile. Rencontres
frustrantes, décevantes, inabouties. Inexistantes ces derniers temps.
Je ne fais sans
doute pas ce qu’il faut pour dénicher l’oiseau rare. Timidité excessive, peur
de déplaire avant même d’avoir essayé… Ne sachant plus user de mon charme.
Avant, quand j’étais plus jeune… Aujourd’hui, j’ai perdu le goût de jouer et de
séduire.
Les choses
seraient plus simples si on m'abordait : c’est rassurant, de savoir,
d’entrée, qu’on plaît… On n’a rien à faire, juste se laisser aller. Mais ça ne
m’arrive plus depuis des années, alors je peux toujours rêver ! En
attendant, je me contente d’une sexualité personnelle, mécanique, expéditive. Mono
plaisir.
Aucune histoire de
coeur, de corps ou d’esprit. Incapable d'aimer. Les affaires au point mort,
loser en amour… depuis toujours. Je connais pourtant mieux que personne les
points positifs à être célibataire ! La vie quotidienne en duo peut rapidement
devenir un enfer : j'en ai eu un bref aperçu et j'ai fui à toutes jambes. Là au
moins, je sais à quoi m'en tenir. La vie en solitaire n'est pas pour me
déplaire. Je suis libre. C'est le prix à payer. Pour respirer.
L’amour, le sexe,
les sentiments me manquent fort, tout de même. Alors… Accepter les compromis,
et tout ira bien ? Faire avec ce que j’ai, mais le faire, coûte que coûte. J’ai
assez attendu ! Je m’y mets sérieusement, cette fois-ci. On n’a qu’une vie, pas
vrai ? À tant chercher l’âme soeur, je vais finir par la trouver !
Je dois donner de
ma personne, être capable de m’engager. Lascivement, je salive. J’envoie à mon
double un clin d’oeil aguicheur. En retour, il m’adresse une moue suggestive,
gourmande, coquine. Face cachée dévoilée, une toute petite seconde.
Un gimmick
familier : l’annonce d’un message. Autre façon de communiquer. Ludique,
sympathique. Je saisis mon portable. Bientôt ces mots s’affichent :
"Festival Temps d’Images + Nuits Curieuses à la Ferme du Buisson ce
vendredi 30, ça promet ! Tu viens ?"
L’auteur n’est pas
identifiable, n’a pas voulu s’identifier, a oublié ? Je cherche, dans mes
proches, qui me connaît suffisamment pour me faire ce genre de proposition. Un
homme, une femme ? Cela m’intrigue ! J’aime les énigmes, ces petits riens
inattendus.
Je réponds aussi
sec : "OK pour vendredi. RV sur place, 19 h." À qui ai-je répondu ?
Va-t-il/elle me rappeler ? De toute façon, j’avais décidé d’y aller, à
cette soirée d’ouverture ! Billet en poche, depuis début septembre. Prix
dérisoire : la culture accessible, ouverte, possible. Voir des spectacles
d’avant-garde, développer son esprit critique, se confronter à des idées
nouvelles, avoir le droit d’aimer, de détester, sans que ça fasse trop mal au
porte-monnaie…
À la Ferme du
Buisson, refus de l’élitisme et place à l’éclectisme. Je fréquente ce lieu de
plus en plus souvent : il me plaît, j’aime ce qui s’y passe. Il y souffle un
doux vent de folie, il s’y trame de drôles de choses, toujours très
surprenantes.
Au programme de ce
Temps d’Images : installations interactives, théâtre, danse, musique, vidéo,
numérique, informatique, cinéma, concerts, lectures, poésie, créations,
chantiers, performances…
Tous les lieux
investis : Abreuvoir, Caravansérail, Centre d’Art, Cinéma, Écuries, Grenier,
Hall, Halle, Studio, Théâtre… De l’inédit, de quoi s‘aérer les neurones, goûter
à une culture résolument contemporaine, au coeur des nouvelles
technologies ! Un savoureux mélange, des spectacles hors du commun, un
fourmillement d’idées.
Nuits Curieuses,
nuits fameuses, nuits raffinées. S’y risquer, solliciter ses sens, tester ses
limites. Parcours à la carte, exploration intime, au gré des envies, jusque
tard dans la nuit… J’avais beaucoup aimé ce principe, l’an dernier. J’y
retourne donc… les yeux fermés !
La perspective,
inespérée, de sortir à deux : une excellente motivation, une énergie
supplémentaire. Curiosité : qui m’a écrit ? Qui me sollicite, qui souhaite ma
présence, qui pense à moi, qui veut de moi ? Je suis sceptique. J’hésite entre
plusieurs personnes. Je ne les appelle pas. Qui vivra verra.
J’accorde encore
un peu d’attention à ma personne, dans le miroir. Que renvoie-t-elle ? À
moi, aux autres ? Qu'est-ce qui cloche ? Ce que l'âge fait à mon visage
n'arrange rien : il amplifie négativement ma perception des choses. Triste
figure : je me fuis, je me cherche, je me traque. Quête narcissique jamais
finie, non satisfaite. La réponse par le numérique ?
Gloire aux écrans,
petits ou grands : pixels, plasma, cristaux liquides. Prendre la pose, se
mettre en scène, se regarder. Simultané, ou différé. Jouer avec les couleurs,
le contraste, la luminosité, les effets… Toutes ces images, qui échappent au
contrôle : miroirs aux alouettes ? J'envisage pourtant sérieusement
l’achat d’un matériel informatique et numérique approprié.
Vendredi 30 septembre
2005, dix-huit heures quarante minutes. Embouteillages monstres sur l'A4 : je
n'aurais pas dû passer par là, je vais finir par être en retard. Mon téléphone
peut vibrer à tout moment : il fait son nid, bien au chaud, sur mes cuisses.
Jusqu'à présent, personne n'a appelé. Je reste résolument optimiste.
Avec le portable,
tout se fait dans l'instant, pas besoin d'anticiper, de fixer les choses à
l'avance. On me téléphonera au moment voulu. Une voix me demandera : "Je
suis là, tu es où ?" Je répondrai : "Ici !" et, reconnaissant la
voix : "C’est toi ?" On se retrouvera, qui que tu sois, et j’aurai le
sourire aux lèvres, piaffant d’impatience à l’idée de te retrouver, mon
inconnu(e) qui me connaît ! J’anticipe la joie de la rencontre.
Je réussis à
quitter l'autoroute et je prends les chemins de traverse. Villes nouvelles décrépites,
mornes et grises. Ça y est, j'y suis presque ! Dans un virage pris un peu vite,
mon portable tombe, à mes pieds, sur le plancher. J'ai peur de l'écraser ! Je
me gare et le récupère, fébrile : mais c'est qu'il vibre, l'animal !
Ironie du sort :
un appel en absence, mais pas de message. Un numéro de portable, non identifié,
non répertorié dans mon carnet d'adresses, dix chiffres à composer, à rappeler
d'urgence, un appui sur une touche, hop ! État d’excitation extrême, je vais
savoir le fin mot de l’histoire…
Ça décroche, je
dis : "Allo, je viens d’arriver à la Ferme, et toi, tu es où ?" Ce
qui est important c’est que quelqu’un m’attende, là, maintenant, tout près…
C’est sûr, on va passer un bon moment ensemble.
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