samedi 18 juillet 2015

Rencontres nocturnes

Nouvelle noire
Trilogie de juillet 2 sur 3
12 juillet 2015

Nous nous étions arrêtés, tous les deux, au même endroit, au même moment, pour soulager notre vessie, éprouvée par de longues heures de conduite dans les embouteillages. Là, sur cette aire d’autoroute, quelque part entre Meaux et Château-Thierry.

Une aire minimale, avec des places de parking pour les voitures et d’autres pour les poids lourds, une pelouse rabougrie, de maigres bouquets d’arbres et un bloc sanitaires, fort attractif, pour lui, comme pour moi.

Après notre besoin naturel respectif satisfait dans une cuvette circulaire métallique qui, à la dernière goutte, avait craché un liquide bleu visqueux le long de ses parois, nous nous trouvâmes aussitôt un autre besoin, moins naturel mais tout aussi pressant : fumer une cigarette.

Nos voitures étant garées côte à côte, il nous fut très facile d’engager la conversation. Oh ! Des choses anodines ! Je ne sais plus si c’est lui ou alors moi qui a commencé par : « Ça fait du bien, une pause pipi et une bonne clope, n’est-ce pas ? » L’un ou l’autre a alors répondu : « Oui, sortir de Paris un vendredi soir, c’est toujours la galère ! Que d’heures perdues ! »

En inspectant la carrosserie de nos voitures respectives et les inscriptions qui s’y trouvaient, nous nous aperçûmes que nous travaillions tous deux dans le commerce, dans des domaines certes différents, mais commerciaux néanmoins. De quoi alimenter les échanges, tout en fumant.

« Moi, je travaille avec des collectionneurs d’objets d’art anciens » me confia-t-il. « Une clientèle triée sur le volet, exigeante, mais qui paie bien. » Je lui dis que je vendais du matériel informatique de pointe, pour les petites et les moyennes entreprises. Moi non plus je ne me plaignais pas, les affaires marchaient plutôt bien, même en ces temps de crise.

Les voitures s’arrêtaient, déversant leur flot de conducteurs et de passagers pressés d’aller se soulager aux toilettes, puis elles redémarraient, retrouvaient l’autoroute en direction de l’Est. Nous allumâmes une deuxième cigarette pour justifier la poursuite de notre dialogue, qui s’avérait de plus en plus intéressant.

Nous avions en commun le goût pour la natation et la plongée sous-marine, nous étions sportifs tous les deux mais nous aimions aussi les repas gastronomiques, les bons vins, les petites clopes et le pétard, de temps en temps. Nous avions fréquenté la même école de commerce, mais pas à la même époque. Il était plus âgé que moi de presque vingt ans, mais il en paraissait beaucoup moins, grâce à sa stature athlétique, fine, élancée.

« Où allez-vous, au fait ? » lui demandai-je, dans un élan. « À Thionville, dans le centre, j’ai rendez-vous demain matin avec des clients réguliers, pour leur proposer une collection d’antiques masques africains, issus de différentes tribus. Rare et très cher ! Ils m’ont réservé une chambre d’hôtel à proximité. Nickel ! » Il me posa la même question en retour, à laquelle je répondis très évasivement : « Oh, j’ai une livraison à faire, dans une zone artisanale à proximité de Metz, je dois appeler quand j’y serais. »

Ainsi, nous en conclûmes que nos chemins allaient malheureusement se séparer, que nous n’aurions pas l’opportunité d’approfondir les choses ce soir, que les affaires étaient les affaires, mais que demain, peut-être, au retour, nous nous croiserions à nouveau sur une aire d’autoroute…

Nous prîmes donc rendez-vous, demain, même heure, à la tombée de la nuit, sur cette même aire, enfin sa jumelle symétrique, dans l’autre sens, évidemment. Nous ne nous quittions pas des yeux, il avait l’air d’aimer les jeunes et j’étais plutôt bien de ma personne, mince, veste grise, chemise noire ouverte et chaussures fines au bout carré. Il était plus décontracté, avec son jean, ses baskets de marque, son polo bleu clair à manches longues.

Nous allumâmes une troisième blonde : « La dernière, pour la route ! » tout en abordant des sujets plus intimes. Nous nous sentions devenir complices et déjà, amoureux. Nous étions tous les deux seuls au monde et nous allions avoir du mal à nous quitter. Nous remontâmes chacun, à contrecœur,  dans notre break, nous faisant des signes à travers les vitres.

Je le laissai partir devant, honneur aux plus âgés, puis connectai mon GPS où j’avais préalablement enregistré l’adresse de la livraison. Je transportais, certes, du matériel informatique high tech, oui mais du matériel volé, pas par mes soins d’accord, mais en le véhiculant, je faisais du recel. J’avais conscience des risques mais c’était l’argent qui m’attirait avant tout et plus j’en gagnais, plus j’en voulais. Plus j’en avais besoin.

Vendre mon corps, jamais. Alors, quitte à entrer dans la délinquance, autant attaquer directement par le haut du panier. C’est un ami respectable de mon père, cet ingrat, qui m’a fait introduire dans le milieu informatique et le braquage industriel. Conduire une belle voiture ? À travers la France, dans différents pays européens ?

Rouler incognito, sous une fausse identité, en prenant une autre personnalité ? Pouvoir m’offrir des fringues de luxe, un pied à terre à Paris (pour les affaires), un autre à Marseille (pour les loisirs) et toutes sortes de plaisirs ? La voiture fournie gracieusement alors que j’ai toujours aimé faire de la route ?

Oui, cet homme m’intéresse, mais certainement pas pour ce qu’il croit. Enfin, pas seulement. À son retour de Thionville, si ses transactions se font, il sera assurément en possession d’une forte somme d’argent, et là… Réglons d’abord nos affaires, on verra plus tard. Une bonne nuit de sommeil après ça, un peu de tourisme dans cette bonne vieille ville de Metz, un tour au Centre Pompidou, un restaurant étoilé… Je l’aurai bien mérité !

Alors, s’il pouvait y avoir la cerise sur le gâteau, le cadeau Bonux, le nec plus ultra… Mon arme est en sûreté, dans la boîte à gants ; elle pourrait bien me servir, dans quelques temps. Volée, évidemment. Et non identifiable, par aucun service de police, on me l’a juré. Ah ! Voilà les abords de Metz, je ne vais pas tarder à arriver. Croisons les doigts pour que tout se passe sans incident…

Nous nous étions arrêtés, tous les deux, au même endroit, au même moment, pour soulager nos envies, éprouvées par vingt-quatre heures d’attente insoutenable, lui à Thionville et moi à Metz. Là, sur cette aire d’autoroute, quelque part entre Château-Thierry et Meaux.

Il était ponctuel et, quand je le vis garer sa voiture, aisément identifiable, je vins vers lui en souriant. Moi j’étais là depuis longtemps, tout s’était conclu parfaitement à Metz, l’argent déposé sur un compte, dans une agence à la périphérie, et plein d’espèces pour moi, dont j’avais déjà encaissé les trois-quarts, m’accordant juste une marge en liquide, pour « voir venir. »

Il pleuvait légèrement, il faisait sombre, j’avais mis mon imper gris anthracite, dans la poche duquel j’avais dissimulé mon arme, un revolver élégant mais surtout efficace. « Alors, comment vont les affaires ? » lui demandai-je gaiement.

« Ah ! Ne m’en parle pas, des petits joueurs, les mecs ! Heureusement que l’hôtel était déjà payé, parce qu’à part ça, à Thionville, j’ai perdu mon temps ! Ils avaient convoqué un expert, il s’est avéré que certains masques étaient des faux, de belles reproductions, certes, mais du XXIe siècle ! Ah la honte ! Viens plutôt me consoler, m’entourer de tes jolis bras, oui, là, comme ça… »

Je me laissai faire, ne lui laissant pas apparaître ma mine déconfite. La poule aux œufs d’or était belle et bien plumée, il fallait que je me rende à l’évidence. Un vieux, pas trop moche, pétri d’expériences, après tout, ça ne se refuse pas. Main dans la main, nous prîmes la direction des bosquets.

« Alors, il est où, ton fric, petite frappe ? C’est que ça coûte bonbon, du matériel informatique, surtout volé ! Tu l’as mis où, l’oseille juteuse de tes trafics, hein ? La baise avec toi, c’était sympa, merci, mais pas de quoi casser trois pattes à un canard, non plus. Tu manques d’inspiration, jeune Padawan ! Si j’avais le temps, je ferai ton éducation mais là, tu vois, je suis pressé. Alors tu me dis où tu l’as planqué, et on est quittes. Je t’évite la prison, tout rentre dans l’ordre, chacun repart chez soi, ni vu ni connu… »

J’avais rencontré plus fort que moi, qui me croyais invulnérable. Je reçus un premier coup de poing dans la figure, puis un deuxième. Mon nez m’a fait mal, le sang coulait déjà. Puis, un nombre invraisemblable de coups de pied est venu percuter mon ventre, et plus bas. Je tombai à terre, me mis en position fœtale et hurlai de douleur. « J’ai rien sur moi, je te jure, j’ai tout mis sur des comptes à Metz, j’ai juste dix mille euros, dans ma veste, en liquide, prends-les et laisse-moi partir, je ne dirai rien, s’il te plaît ! »

Mon amoureux transi me dépouilla fissa, tel un sauvage, encore un flic pourri qui avait pris la grosse tête… Je ne me débattais même pas, j’avais surtout peur. Il trouva aussi mon arme, s’en empara, la déverrouilla, vérifia la présence des balles en faisant tourner le barillet, me força à l’empoigner de ma main droite tout en continuant à me taper dessus, mit mes doigts sur la détente (lui, il avait des gants), le tourna vers ma tempe, appuya…

Un suicide au revolver avec la main droite lorsque l’on est gauchère, ça a paru suspect aux policiers chargés de l’enquête. Comme ils ne parvinrent pas à retrouver la provenance de l’arme, que mes parents n’expliquaient pas mon geste, qu’en creusant un peu ils découvrirent que je n’étais pas la jeune fille de bonne famille que je prétendais être, ils ont conclu à un règlement de compte, à une rencontre qui avait mal tourné.

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