vendredi 10 juin 2016

Marie

Trilogie des voisines 2 sur 3

Jeudi 15 février 2007

Cela va faire dix ans que je connais Marie. Nous habitons le même immeuble, au rez-de-chaussée, avec terrasse et grand jardin. Communément, cela signifie que nous sommes voisines. Nous sommes souvent dehors, en toute saison ; nous avons ainsi souvent l'occasion de nous dire bonjour, d'échanger quelques mots. J'ai vu grandir sa fille, Audrey, maintenant vingt-trois ans. De timide et réservée, collégienne, lycéenne puis étudiante, aujourd'hui salariée, elle est devenue une grande et belle jeune femme, discrète, posée, mue par l'envie de réussir sa vie.

Audrey n'habite plus chez sa mère, dans ce studio aussi étriqué que le mien, où l'on voudrait pousser les murs. Mais elle est toujours très proche d'elle et vient la voir tous les week-ends, quelquefois en semaine. Audrey et Marie ont toujours été très complices, soudées l'une à l'autre. Marie, quarante-huit ans, vit séparée du père d'Audrey, mais ils n'ont toujours pas divorcé. Audrey a depuis peu un petit ami, qui l'accompagne parfois quand elle rend visite à sa mère. Marie vit seule avec Zizou, son chien noir et tout fou.

Depuis quelques mois, Marie s'inquiétait pour sa santé. Elle nous en avait fait part, à Simone (une voisine retraitée, qui vit au premier étage) et à moi, un jour où nous discutions toutes les trois dehors, côté jardin. Simone revenait d'une promenade avec Loulou, son chien. Sa dernière mammographie avait révélé une tumeur plus maligne que bénigne du côté droit, et ça lui faisait mal. Elle allait faire des examens, des analyses complémentaires, elle nous dirait ce qu'il en était.

Insidieusement, jour après jour, le mot "cancer" s'est immiscé dans nos conversations. Autant appeler les choses par leur nom, de toute façon, plutôt que de tourner autour du pot. Entre voisines, nous parlions plutôt de tout et de rien. Entre voisines, nous n'évoquions pas ou peu nos malheurs et malaises profonds, juste les petits maux, les presque riens du quotidien. Entre voisines, nous savions maintenant que Marie allait avoir besoin de notre soutien.

Marie a fait des analyses. Marie a attendu les résultats pendant de longues semaines, puis la décision des médecins : il fallait opérer. Marie a dû encore patienter avant qu'on lui donne une date pour l'opération. Marie a dû attendre l'opération, c'était long, angoissant. D'une "simple" extraction de la tumeur, il s'est finalement avéré qu'il valait mieux faire l'ablation totale du sein. Marie pleurait en nous parlant, Simone et moi. Nous l'écoutions, sans fuir le problème ; nous affrontions, avec elle, la réalité en face. Mais nous, nous n'étions pas malades.

Marie avait rendez-vous à l'hôpital le mardi 13 février au matin. Audrey a pris une journée de congé pour l'accompagner. Ce jour-là, chez Marie, les volets sont restés fermés. J'ai pensé à ce qui l'attendait, à cette perte d'une partie d'elle-même, à cette amputation, garante de sa vie. J'ai pensé à la mort, j'ai eu peur de la mort. J'ai écrit à Marie : j'ai choisi une jolie carte, avec le dessin d'un soleil souriant et de fleurs aux couleurs vives, je l'ai glissée dans sa boîte aux lettres pour qu'elle puisse la lire dès son retour. Je veux qu'elle sache que je pense à elle, qu'elle peut compter sur moi.

L'ablation d'un sein, apparemment, chirurgicalement parlant, ce n'est rien, presque une formalité. La chimiothérapie, par contre, ça doit être encore une autre paire de manches. Marie aura tant et tant d'autres épreuves à surmonter avant la guérison ! Ce soir, en rentrant du travail, sur le parking, j'ai vu la voiture d'Audrey. Et, aux fenêtres de l'appartement de Marie, dont les volets s'étaient rouverts, il y avait de la lumière. Marie a lu ma carte, c'est sûr ! J'attends qu'elle se sente prête, j'attends de la revoir.

Mercredi 17 septembre 2008

Marie est morte, cela fait trois semaines aujourd'hui. Elle allait avoir cinquante ans, elle n'était pas tellement plus âgée que moi… C'est bien jeune, pour mourir ; elle ne méritait pas ça, pas si vite… Je la savais malade, depuis un an et demi. Ça avait commencé par un cancer du sein droit, qu'il avait fallu lui enlever en totalité. Après l'opération, elle avait eu une longue période de chimio, de rayons… Elle s'était fait faire une prothèse, avait porté un temps une perruque, qu'elle avait remplacée, l'été venu, par un foulard aux teintes mauves qu'elle nouait bien serré.

À peine le temps pour Marie de souffler un peu, de voir ses cheveux repousser, d'un beau gris argenté, de reprendre goût à la vie, et les médecins trouvaient des cellules cancéreuses dans son foie. Elle a entamé de nouveaux traitements, très éprouvants. Marie souffrait beaucoup ces derniers temps : on lui avait prescrit de la morphine, ça la faisait dormir une grande partie de la journée, plus qu'elle n'aurait voulu.

Ce printemps et cet été, je ne l'ai pas vue souvent dehors. Elle n'avait pas le droit de s'exposer au soleil, alors elle restait chez elle, les fenêtres ouvertes. Le dimanche, quand Audrey venait, que le temps était beau, elles déjeunaient ensemble, sur la terrasse, à l'ombre du grand parasol vert et blanc, sur la petite table ronde en plastique blanc.

Marie aimait faire la cuisine, surtout quand Audrey était là. Elle préparait de bons petits plats, bien mijotés, épicés, qui me donnaient l'eau à la bouche. Ça sentait bon, chez Marie, le dimanche vers onze heures du matin ! Marie aimait manger, elle était gourmande, elle avait toujours été un peu ronde. Du moins, je l'avais toujours vue ainsi.

Le dimanche après-midi, la mère et la fille jouaient aux cartes, elles adoraient le rami. Elles allaient se promener aux alentours avec le chien Zizou, tout content, tout noir, tout fou, il leur faisait la fête ! Ces derniers temps, Marie ne pouvait pas marcher longtemps, ses promenades s'étaient écourtées, elle se sentait vite essoufflée. Audrey partait seule avec le chien.

Marie avait toujours eu une pelouse nette, parfaitement entretenue. Avant sa maladie, c'était elle qui tondait, une fois par quinzaine, le samedi ou le dimanche. Ce printemps et cet été, Audrey s'y était mise, Marie avait trop mal aux bras pour pousser la tondeuse. Elle s'essayait un peu au jardinage, faisait pousser des fleurs le long de ses grillages. Dernièrement, je l'avais vue installer, dans sa pelouse, tout près de sa terrasse, deux grands bacs en bois carrés, où elle avait planté des giroflées et des kalanchœs.

Les fleurs étaient là, sous mes fenêtres, jusqu'à aujourd'hui, avant qu'Audrey ne vienne, en cette fin de journée, démonter et reprendre les bacs. Dans la pelouse, il ne reste que ces deux carrés de terre nue, tranchant avec le vert, deux plaies ouvertes, deux petites tombes fraîchement creusées… Les volets sont déjà refermés.

Je ne pensais pas qu'elle allait les enlever, ces deux bacs. Marie avait mis tant d'énergie à les monter ! Déjà, Audrey avait retiré les petits moulins à vent qui tournaient joyeusement au milieu des fleurs. Ça m'avait fait mal au cœur. De ma fenêtre, quand je les regardais, je pensais à Marie, à cette petite note de fantaisie au milieu de son jardin sobre, spartiate, qu'elle voulait "facile d'entretien". Il y avait là, dans ces moulins à vent, un petit quelque chose d'elle qui s'animait, qui respirait, qui demeurait "vivant"…

Maintenant, dehors, il n'y a plus rien pour me souvenir de Marie. Tout a disparu, jour après jour, au fil des visites d'Audrey. Je comprends qu'elle ait voulu régler ça très vite… Elle a tout juste vingt-cinq ans, c'est bien jeune pour perdre sa mère. Quel poids à porter sur ses épaules ! Elles étaient si proches, si complices ! Le jeudi 28 août, c'est par Audrey que j'ai appris la mort de Marie : "Maman est partie, dans la nuit de mardi à mercredi. Son foie ne fonctionnait plus, elle était très faible, elle a attrapé un virus, elle a fait une commotion cérébrale, on n'a rien pu faire…"

La dernière fois que j'ai vu Marie, c'était le samedi. Elle revenait tout juste de ses vacances en Auvergne, chez sa sœur, avec Audrey. Nous nous étions parlé, ça s'était bien passé là-bas, mais elle se sentait fatiguée. "Je perds la boule", m'avait-elle confié. Le dimanche, il a plu, je ne suis pas sortie. Mon frère, sa femme et leurs enfants sont venus me rendre visite. J'allais avoir ma nièce (huit ans) en vacances pour quelques jours, avant la rentrée.

Lundi, chez Marie, les volets sont restés fermés. Mardi aussi, puis mercredi. Je me suis dit qu'elle était certainement à l'hôpital pour de nouveaux examens ou traitements, qu'elle allait revenir en meilleure forme. À aucun moment je n'ai imaginé qu'elle allait mourir. J'aurais tant voulu la voir profiter de la vie…

Sur le parking, sa voiture n'avait pas bougé. Sur sa terrasse, je voyais le parasol fermé, la table ronde avec son petit pot de basilic posé dessus, je venais de lui rendre, j'en avais pris grand soin pendant son absence. Il y avait ses quatre chaises en plastique vert foncé, rangées les unes sur les autres, son étendoir à linge, sa grande malle rouge et bleue où elle entreposait son matériel de jardinage…

Ce jeudi matin-là, le 28 août, quand j'ai ouvert ma porte-fenêtre, une fois le petit-déjeuner pris à l'intérieur avec ma nièce (il faisait un peu frais pour que nous nous mettions dehors), j'ai vu que chez Marie, les volets étaient ouverts. Une grande joie m'a saisie. Elle revenait, j'allais pouvoir lui dire bonjour, lui demander de ses nouvelles ; nous allions nous parler un peu, comme nous avions l'habitude de le faire, depuis si longtemps maintenant ! Mais c'est une femme inconnue que j'ai vu sortir de l'appartement pour fumer sur la terrasse, elle avait posé un cendrier sur la petite table ronde, à côté du basilic.

J'ai pensé que Marie était revenue de l'hôpital avec cette dame, Audrey n'ayant pu se libérer… Je suis retournée dans mon appartement pour me préparer, superviser l'habillage de ma nièce après une toilette sommaire au lavabo. Nous devions sortir, aller faire des courses. Juste avant de partir, je suis retournée sur la terrasse pour je ne sais quelle raison ; c'est là que j'ai vu Audrey, avec la femme qui fumait, ainsi qu'un homme. Nous nous sommes dit bonjour, puis Audrey m'a appris, pour sa mère. Je me suis sentie tellement triste ! Je ne m'y attendais pas, pas si tôt ! Je voulais croire que Marie avait encore de belles années devant elle, qu'elle allait vaincre la maladie… J'aurais tant voulu qu'elle guérisse !

Pourtant je le savais, son cancer s'était développé dans son foie puis rapidement dans d'autres parties de son corps, son traitement était de plus en plus lourd, sans grande efficacité… J'avais bien remarqué que les choses empiraient, pour Marie. Mais je ne pouvais imaginer qu'elle meure, si vite, à son retour de vacances… J'ai dit à Audrey que Marie avait bien fait d'aller en Auvergne, qu'elles avaient pu en profiter toutes les deux, que c'était bien de l'avoir vécu… J'allais penser très fort à Marie, tous les jours qui suivraient.

Il y aurait une messe au village, à dix heures, lundi 1er septembre. Je ne pourrais pas m'y rendre, je reprenais le travail ce jour-là… Mais Simone y était allée, elle m'avait raconté. Marie serait enterrée en Auvergne, là où reposait sa mère, là où vivaient sa sœur et son mari, la femme et l'homme que j'avais vus sur la terrasse, avec Audrey. La semaine suivante, j'ai fait envoyer des fleurs pour sa tombe, de la part de Simone et moi. En sortant de chez le fleuriste, je n'ai pu m'empêcher de pleurer.

Ce soir, chez Marie, il n'y a plus rien. Ni dedans (Audrey a vidé l'appartement le week-end précédent), ni dehors. Toute trace d'elle a disparu. Il n'y a plus son grand paillasson, à la porte d'entrée. Ni sa petite voiture bleu pâle métallisé, sur le parking. Marie n'habite plus ici, Marie me manque, Marie est morte.

Texte paru précédemment sur Hautetfort :

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