samedi 11 juin 2016

L'appartement

Trilogie des voisines 1 sur 3

Septembre 2007

Une sorte de malédiction semblait peser sur cet appartement. Le couple qui avait habité là précédemment, au premier étage, s'était déjà montré particulièrement bruyant, peu respectueux du voisinage. Il se manifestait par des cris perçants, violents, cinglants ; ses disputes effroyables étaient généralement suivies de gémissements impudiques, particulièrement gênants pour l'entourage, caractéristiques d'une intense activité sexuelle de réconciliation.

La fille avait un comportement agressif, hystérique ; le garçon subissait, était poussé à bout. C'était, du moins, l'impression que j'avais, dans ce que j'entendais, presque au-dessus de ma tête. Elle le houspillait, le provoquait, lui faisait des reproches ; il ne semblait pas réagir. Alors elle insistait, revenait à la charge, toujours plus colérique, accusatrice. Il devait se contenir un moment puis le ton montait ; il finissait par perdre son calme et répondait lui aussi en criant. Dans mes souvenirs, je ne crois pas qu'ils en soient venus aux mains, qu'ils soient allés jusqu'à se battre. Leurs rapports étaient houleux, très conflictuels, mais la violence était, apparemment, surtout verbale.

Quand il n'en pouvait plus de toute cette agressivité, de toute cette méchanceté de la part de sa compagne, il quittait l'appartement en claquant fortement la porte derrière lui. Tout l'immeuble en vibrait. Ça valait mieux qu'une gifle. S'il parvenait à la "raisonner", s'en suivait une partie de jambes en l'air tout aussi peu discrète que la dispute qui avait précédé. C'est elle qu'on entendait le plus, dans ces moments-là aussi. Lui me faisait l'effet d'un homme objet, d'un pauvre type pris en otage, entraîné malgré lui dans une relation passionnelle orageuse, qui le dépassait et qu'il subissait, en victime consentante. Il devait malgré tout l'aimer sincèrement, cette harpie qui le malmenait si durement. Mais il aurait certainement préféré que les choses soient plus simples.

Ça a duré ainsi un an ou deux, peut-être davantage, je ne sais plus vraiment. C'était de temps en temps seulement, ça restait supportable. On en riait plutôt, dans l'immeuble. Mon voisin de gauche, qui habitait au rez-de-chaussée, comme moi, juste au-dessous de l'appartement des "gêneurs", m'avait raconté comment un repas familial printanier, pris sur la terrasse, avait été fortement perturbé par les manifestations plus qu'explicites du couple, qui baisait fenêtres ouvertes.

Dans cet immeuble où je suis toujours locataire, les appartements sont petits : ce sont des studios de 30 m2 avec salle de bain et WC séparés. Les gens qui viennent y vivre en couple et même quelquefois en famille ne sont là que transitoirement, en dépannage, en attente d'un endroit plus spacieux. Ça se comprend ! Nous ne sommes qu'une poignée d'irréductibles—tous des gens seuls— à vivre là depuis longtemps ; cela fera dix ans pour moi cette année ! Nous nous plaisons ici, la campagne est toute proche ; nous nous connaissons bien, nous nous rendons service…

Le couple infernal a fini par déménager, nous n'en avons plus entendu parler. Ont-ils trouvé un pavillon isolé, dans lequel se livrer, en toute impunité, à leurs petits jeux sadomasochistes ? Se sont-ils séparés ? Nous ne le saurons probablement jamais. D'autres locataires se sont installés dans l'appartement du premier étage sans que nous ayons à nous plaindre de quoi que ce soit. Du bruit, il y en a toujours un peu, dans ce genre d'immeuble aux cloisons minces, peu insonorisées ; mais tant que ça ne dépasse pas ni un certain niveau sonore ni une certaine fréquence… Nous acceptons la musique de l'un, la fête bien arrosée d'un autre, un chien qui aboie, des enfants qui jouent dans le couloir… Et si nous nous sentons vraiment dérangés, nous pouvons toujours aller frapper, en toucher deux mots.

Ce fut au tour d'une jeune femme blonde, très mince, environ la trentaine, plutôt jolie, d'emménager dans l'appartement du premier. C'était il y a deux ou trois ans, peut-être plus, je ne m'en souviens pas précisément. J'ai reçu une fois sa visite : elle était souriante, toute pimpante, très polie. Elle venait me dire que des ouvriers passeraient le lendemain par mon jardin pour lui installer une antenne parabolique ; elle s'inquiétait de savoir si je n'y voyais pas d'inconvénients. Elle voulait mon accord, pour ne pas avoir d'ennuis, a-t-elle rajouté. Je le lui donnai, bien sûr !

C'est quelques mois plus tard que les ennuis ont commencé, il me semble que c'était au printemps de l'an dernier. On se réveille en pleine nuit, on entend une violente dispute entre un homme et une femme. On ne sait pas de quel appartement ça vient, peut-être bien que ça se passe dehors ? C'est fort et intense, ça dure longtemps, sans apaisement. On essaye de se rendormir, on n'y parvient pas ; on hésite à sortir de chez soi pour aller voir ce qui se passe, on sort quand même, on ne voit rien, on n'arrive pas à déterminer d'où ça provient. De toute façon, c'est tellement délicat d'intervenir dans l'histoire d'un couple qui se déchire… On prend son mal en patience, ça finit par s'arrêter, on se rendort ; le lendemain on a presque oublié, on a juste mal dormi, fait un mauvais rêve…

Un mois après, ça recommence, on entend des insultes de part et d'autre, une voix de femme qui hurle : "Dégage !" et une voix d'homme qui la traite de salope. On comprend alors que ça vient du premier étage, de l'appartement du fond, à gauche, côté jardin. On repense à la jeune femme blonde, on a du mal à l'imaginer en furie, elle qui paraît si délicate, si douce, si calme. On se demande qui la maltraite, qui lui manque à ce point de respect. Cette nuit-là, elle le jette dehors, on entend la porte claquer et des pas dévaler les escaliers ; on pense alors : "Bon débarras !"

Mais quelques nuits plus tard, il revient à la charge, à une heure où tout le monde dort ; il cogne à sa porte, il crie, il veut qu'elle lui ouvre, elle ne veut pas, elle parle fort, elle est dans les reproches, il la supplie de lui ouvrir, il s'énerve, il donne des coups de pied, elle hurle de l'autre côté… Ça dure longtemps, c'est insupportable, personne n'intervient, on ne sait pas quoi faire, peut-être qu'il faudrait appeler la police ? Les bruits cessent enfin, il nous semble qu'il s'en va. On se dit, en cherchant le sommeil, qu'une histoire se termine ; que lorsqu'on en est là, dans les injures, la colère, le mépris, quand on ne se supporte plus, à ce point-là, il est temps que ça s'arrête.

Ça recommence, tout l'été, à l'automne, puis en hiver. Ils continuent à se voir, apparemment il vit chez elle, au moins par intermittence. Il lui fait des scènes terribles de jalousie, elle l'affronte, elle lui répond, ils se traitent de tous les noms ; elle le met à la porte, il revient, il demande pardon, elle accepte. Pendant quinze jours c'est le beau fixe, puis les crises recommencent, toujours en pleine nuit, indifféremment en semaine ou le week-end.

La police se déplace plusieurs fois. Il y a bien des gens que ça gêne, tout de même ! Ne serait-ce parce qu'en premier lieu, c'est du tapage nocturne : appelons les choses par leur nom ! Et puis surtout, cette jeune femme blonde, n'est-elle pas en danger, avec un homme jaloux, violent, qui la menace continuellement ? Nous en parlons, entre voisins. La retraitée nouvellement arrivée, au premier, dans l'appartement mitoyen, juste au-dessus du mien, nous affirme qu'il la frappe ; elle entend les claques, les coups, les pleurs, les plaintes. C'est elle qui a appelé la police à plusieurs reprises : elle ne pouvait pas supporter d'entendre cette femme se faire ainsi humilier, démolir, de l'autre côté de la cloison. Nous ne comprenons pas comment elle puisse rester avec un homme pareil. D'autant plus qu'une fois la police sur place, elle affirme que ce n'est rien, qu'il ne s'est rien passé de grave.

La voisine dit que maintenant, puisque cette femme couvre l'homme qui la bat, elle n'appellera plus la police. Nous savons dorénavant à quoi cet homme ressemble : petit, brun, baraqué, le regard fuyant, nous le voyons souvent attendre sa copine sur le parking. Il possède une énorme BMW noire et brillante, dont il prend grand soin. Nous nous demandons quand tout cela va s'arrêter, si cela va s'arrêter un jour. C'est toujours le même scénario : elle le met à la porte après un nouveau drame, il revient quelques jours plus tard faire le scandale devant sa porte à trois heures du matin, elle finit par lui ouvrir, ils vivent ensemble jusqu'à ce que la situation tourne à nouveau au vinaigre, elle le jette dehors…

La retraitée a déménagé fin mai, pour un appartement plus grand, et certainement plus calme. Cela fait maintenant plus d'un an que nous subissons des tapages incessants. Le plus triste là-dedans, c'est que contrairement au couple d'avant, aucun bruit dans l'appartement, ne vient, apparemment, témoigner d'une vie sexuelle démonstrative et débridée. Il n'y aurait donc pas de réconciliation sur l'oreiller ? Ou alors seulement des emportements pudiques, furtifs et silencieux, ne laissant aux voisins que le pire de leur vie intime ?

Les choses se sont accélérées à l'aube d'un nouvel été. Les clashs sont devenus de plus en plus fréquents, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, augmentant en volume et en violence. Ça devenait impossible à gérer. Le jour, je n'étais pas tranquille dans mon jardin, ils hurlaient les fenêtres ouvertes, les volets à moitié fermés, se jetant les pires insultes au visage. La nuit, mon sommeil était interrompu par des cris déments, surexcités ; j'entendais des objets qui tombaient par terre ou qu'on jetait contre les murs, des bruits de lutte, des corps qui s'affrontent, qui s'attrapent, qui se font mal ; et toujours ces injures insupportables, toujours les mêmes odieuses injures, et puis d'infâmes vulgarités.

Je ne parvenais pas à appeler la police, non par peur des représailles, mais parce que dans ma tête, je voyais clignoter les mots "délation", "collaboration", "pacte avec l'ennemi".  Mon camp n'a jamais été du côté de la police, alors j'ai choisi d'autres modes de "résistance", plus pacifiques mais peu efficaces, je dois l'avouer. J'ai prévenu le syndicat des propriétaires, j'ai affiché dans le couloir de l'immeuble des mots de mécontentement au lendemain d'une nouvelle crise, j'ai adressé au couple plusieurs lettres anonymes, courtoises mais menaçantes… Rien n'y a fait, bien sûr.

Lorsque je les croisais, ensemble ou individuellement, je détournais la tête et le regard, je ne leur disais pas bonjour. Ils me pourrissaient littéralement la vie mais je ne parvenais pas à le leur dire en face. J'avais peur d'affronter des gens capables de se comporter de façon aussi extrême, si loin de ma propre façon d'être et de penser. Car en retour, j'aurais reçu à coup sûr des agressions verbales, peut-être même des menaces, je n'avais pas envie d'alimenter leur rapport déjà exacerbé à la violence. Alors quoi ? Compter sur le ras-le-bol des voisins, attendre que les autres réagissent à ma place ?

Beaucoup ont essayé d'intervenir, à ce que j'en ai su, mais ils se sont faits proprement rembarrés. "Occupez-vous de vos affaires" leur a-t-on répondu. "Ne vous mêlez pas de ça, ça ne vous regarde pas !" L'enfer a continué tout l'été. Le couple fonctionnait toujours selon le même processus destructeur, c'était cyclique, personne n'était dupe. Que faire pour que ça cesse ?

J'en voulais à la jeune femme blonde d'aimer un tel homme, car il fallait bien qu'elle l'aime, pour accepter tout ça ? Je lui en voulais d'avoir aussi peu d'amour-propre, de se laisser frapper au point d'avoir à porter, pendant plus d'une semaine, des grosses lunettes noires pour cacher ses yeux meurtris. C'était malsain, mais je ne faisais rien ; c'en était d'autant plus malsain, je m'en voulais de ne rien faire.

Au tout début de ce mois de septembre 2007, après qu'elle l'a chassé une nouvelle fois avec perte et fracas, hurlements et claquements de porte—c'était un samedi soir—, j'ai pensé qu'on avait atteint les limites, qu'il fallait vraiment que ça s'arrête, que tout le monde allait devenir dingue. Le dimanche fut étrangement calme et reposant : il faisait beau, j'ai passé la journée dans le jardin, les volets sont restés fermés dans l'appartement du premier étage.

Les bruits ont démarré vers vingt heures trente, un boucan du diable, tonitruant, pétaradant, assourdissant. On aurait cru soudain que l'immeuble était en travaux : ça tapait avec un marteau, ça attaquait le métal à la perceuse ou à la scie, ça vrillait les oreilles, ça faisait trembler les murs, ça couvrait le son de la télé. Qu'avaient-ils encore inventé ?

Ça s'arrête puis ça recommence, une heure plus tard ça continue encore, ça devient intenable. Je me décide à sortir dans le couloir pour voir d'un peu plus près ce qui se passe—ça provient, à n'en pas douter, du premier étage—, je tombe nez à nez avec l'homme brun qui dévale les escaliers. Il me fait peur mais je trouve le courage de l'interpeller : "Qu'est-ce qu'il se passe ?" Il me répond que sa copine n'est pas là et qu'il veut entrer, ça ne prendra plus longtemps maintenant, son copain serrurier est venu l'aider pour ouvrir la porte. En fait, il cherchait à me rassurer, comme si la situation était tout à fait normale ! Je savais bien qu'il n'avait pas le droit de faire ça, qu'il n'était pas le locataire !

De retour chez moi, j'ai failli appeler la police—je savais maintenant qu'il fallait composer le 17—, puis je me suis dit que c'était à elle de régler ça. Cette fois-ci, puisqu'il allait vraiment trop loin, elle serait obligée de prendre les choses en main quand elle verrait sa porte fracturée à son retour ! Le vacarme a duré jusque vingt-deux heures trente sans que personne, apparemment, ne réagisse.

Le lundi soir en rentrant du travail, j'ai vu, sur le parking, une voiture de la police municipale. Dans le couloir, au rez-de-chaussée, l'homme se justifiait : c'était sa vie privée, ce qu'il avait fait ne regardait que lui. Le policier tentait de lui rappeler la loi, lui expliquait qu'il n'avait pas le droit, qu'on n'entrait pas chez les gens comme ça… Il lui a demandé de le suivre, l'a fait monter dans la voiture et j'ai pensé qu'il n'avait que ce qu'il méritait.

Dans la nuit du lundi au mardi, il y a eu de nouveau des coups et des cris, des échanges d'insultes dans l'appartement maudit. La femme hurlait, appelait au secours. Et rebelote ! C'en était trop ! Ça ne pouvait plus durer ! J'ai décroché le téléphone, j'ai tapé fébrilement le 17 et expliqué ce qu'il se passait à la dame du standard. Une demi-heure après, j'ai entendu des policiers monter jusqu'au premier. Ils sont redescendus avec l'homme, très excité, qui protestait.

Le mercredi matin, on me convoquait dans les locaux de la police nationale, pour témoigner. J'ai appris que la jeune femme blonde avait osé porter plainte, l'abcès pouvait enfin crever. "Avec tout ce que ce monsieur a à se reprocher, il ne devrait pas sortir avant un bon moment" m'a dit le policier. "Vous allez pouvoir souffler !"

Ce même mercredi, en fin de journée, je jardinais, quand j'ai entendu de la musique, des rires de filles dans l'appartement du premier étage. La jeune femme blonde avait invité ses copines ; les volets, habituellement entrebâillés, étaient ouverts en grand. C'est elle qui avait grand besoin de respirer, d'avoir la paix ! Le répit a été de courte durée : quinze jours plus tard, l'homme est revenu, comme si de rien n'était.

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