Notre avion vient de se poser à
Roissy, les passagers ont applaudi le pilote. Nous avons survolé
l’Île-de-France un long moment avant d’atterrir, le ciel était dégagé, c’était
joli. On voyait parfaitement les méandres de la Seine, les agglomérations, les
champs, les espaces verts…
Je ne prends pas souvent l’avion
: c’est pour moi un émerveillement, de voir la terre d’aussi haut ! Avec la
distance, elle paraît un peu irréelle. On ne voit rien bouger, en bas, on se
croirait au-dessus d’une immense photographie. Tout y est minuscule,
miniaturisé…
J’avais éprouvé un peu les mêmes
sensations, une fois, au sommet de la Tour Eiffel. Vu de haut le monde semble
fragile, si vulnérable… C’est bien de pouvoir prendre du recul, de temps en
temps ! L’altitude est un excellent moyen pour faire le point. Les voyages à
l’étranger le permettent encore bien plus.
Je m’aventure peu en dehors des
frontières. La Roumanie est le pays le plus lointain où je sois allée. J’en
reviens juste, après un séjour de dix jours… J’ai vécu à l’heure roumaine avec
des gens modestes, mais cultivés. J’ai beaucoup apprécié les discussions avec
Juliana, jeune professeur de français passionnée, très ouverte.
Le hasard (mais l’est-ce vraiment
?) a fait que je fus accueillie dans une famille monoparentale : un père et sa
grande fille, Mirela, étudiante à l’École Normale de Târgoviste. Elle parlait
très bien le français. Elle m’a dit que sa mère était partie vivre en Espagne,
toute une année, pour travailler. Elle reviendrait avec un beau paquet
d’argent, de quoi améliorer le quotidien dans ce pays aux salaires extrêmement
bas…
Je n’ai pas été dépaysée par leur
mode de vie déstructuré, chacun vaquant à ses occupations, ne se retrouvant qu’au
moment des repas du soir. Sans la mère, il n’y a pas de vraie vie de famille,
j’en sais quelque chose. J’aurais préféré me trouver dans une famille roumaine
plus traditionnelle, avec enfants et parents réunis, les repas pris ensemble
autour d’une grande table bien garnie… Ça m’aurait changé, vraiment. Là n’est pas l’essentiel,
toutefois. "Ce n’est pas significatif", comme ils disent là-bas…
J’ai décidé de prendre un taxi.
Ce sera plus rapide que par les transports en commun. Je suis si pressée de te
retrouver, maintenant ! Ça va être une sacrée fête ! Je dois d’abord partir en
quête d’un chariot, récupérer mes sacs, marcher jusqu’à la sortie, dire au
revoir à mes compagnes de voyage… Nous étions six étudiantes de l’IUFM avec
Isabelle, notre professeur de musique, à vivre l’aventure : un échange
professionnel et culturel avec l’École Normale de Târgoviste. Une occasion
unique de partir en voyage, à moindres frais.
Pendant les préparatifs, je me
suis intéressée d’un peu plus près à ce pays de l’Est qui redécouvrait la
démocratie, après un lourd passé dictatorial. En décembre 1989, j’avais suivi
les événements révolutionnaires qui avaient conduit à l’arrestation du couple
Ceausescu, à Târgoviste, justement. J’étais restée marquée par les images crues
de leur exécution, vieillards déchus, terrorisés, abattus comme des bêtes,
tombant sur le sol sale, devant toutes les télés du monde.
Mon voyage m’a permis de me faire
une idée plus positive sur ce pays en plein changement, soucieux de s’aligner
sur l’Europe. J’ai rencontré des gens volontaires, dynamiques, optimistes,
courageux. J’ai découvert un patrimoine culturel, historique, riche et varié…
Il va me falloir un peu de temps pour tout intégrer, j’ai fait tant de choses,
visité tant d’endroits, rencontré tant de gens !
Nous voilà début juin 1998 et je
suis de retour, déjà. Je ne me rends pas tout à fait compte que je suis en
France, j’ai l’impression que tout le monde parle roumain, autour de moi. Je
m’attends presque à voir surgir une horde de chiens vagabonds, des carrioles en
bois tirées par des chevaux, des voitures uniformes, sobres, rudimentaires…
Non.
Le seul chien que je vois ici est
tenu en laisse par un imposant militaire, mitraillette en bandoulière, rangers
montant presque jusqu’aux genoux… Pas un seul attelage, mais des véhicules de
toutes les couleurs, de toutes les formes, de toutes les tailles, de toutes les
marques… La circulation est dense, bruyante : j’avais oublié le stress de la
région parisienne, tiens…
Je fais la queue pour le taxi
avec Isabelle, le groupe s’est disloqué après un long moment d’embrassades. Ça
y est, c’est vraiment fini… À mon tour : le chauffeur m’aide à mettre mes sacs
dans le coffre, je monte dans la voiture, je dis au revoir à Isabelle en
agitant la main, le mec n’est pas sympa, il râle déjà, ça ne l’arrange pas de
faire cette course mais il va la faire quand même, puisque c’est son métier…
"Si je vous dérange vous le
dites, hein, je descends. Ne faites aucun effort, surtout, on voit que vous
avez plaisir à travailler. Ne me pourrissez pas la vie avec votre mauvaise
humeur, je viens d’un pays où les gens ont souffert, bien plus qu’ici ;
pourtant ils sont souriants, aimables, agréables, et ce à tout moment de la
journée. "
"Conduisez-moi à
destination, sans faire d’imprudence, c’est tout ce que je vous demande. Et ne
comptez pas sur moi pour vous faire la conversation ou pour écouter vos
lamentations sur vos conditions de travail ou autres." Bien évidemment, je
ne lui dis pas un mot de ce que je pense. Je me tasse bien au fond du siège en
velours sombre et je regarde le paysage défiler, derrière la vitre fumée.
J’ai l’impression de rouler dans
une région que je ne connais pas. Ce qui m’était familier m’apparaît changé,
transformé, différent. Comme si mon voyage n’était pas fini, que j’étais encore
à l’affût de nouveaux paysages, de décors étonnants, sous le soleil éclatant de
la Roumanie. Ça a passé trop vite !
Mon année à l’IUFM est presque
terminée, maintenant. Encore quelques travaux à rendre, quelques cours à
suivre, et puis ce sera les grandes vacances. J’en aurai bien profité, quand
même ! À la rentrée de septembre, je serai nommée professeur des Écoles.
Je souris à la perspective, si
proche, si évidente, de te serrer dans mes bras. Je n’ai pas eu trop le temps
de penser à toi ! Les journées ont été longues et bien remplies, le programme
chargé, peu de moments de répit, pas beaucoup de sommeil… Mon esprit était
sollicité, du matin au soir. Mais ça m’a fait du bien ! Au quotidien, je vis un
peu trop repliée sur moi-même, non ?
Je vais en avoir, des choses, à
raconter ! J’ai pris plein de photos : j’ai déjà fait développer deux
pellicules sur place, en double, pour les donner à Maria et son mari Nicolae.
Elle, directrice de l’École Normale, lui, conseiller culturel. Ils ont été les
organisateurs dynamiques de notre séjour en Roumanie. Ils en avaient prévu, des
choses, pour nous ! Il y en a eu des visites, des excursions, des concerts, des
réceptions, des conférences ! J’ai pris des notes sur un petit cahier : mes
impressions de voyage, au jour le jour.
Nous avons rencontré les
professeurs de l’École Normale, qui nous ont accueillies dans leurs classes
d’application. Là-bas, les élèves viennent en uniforme. Ils sont très calmes,
disciplinés. Je les ai trouvés presque trop dociles, un peu éteints. Nous avons
assisté à des concerts de styles variés, à des répétitions d’élèves : musique
folklorique, chants populaires, musique classique, chants religieux, ensemble
choral… Nous avons été invitées à une représentation de la Norma de Bellini à
l’Opéra National de Bucarest !
Maria et Nicolae nous ont
baladées, en minibus, dans les montagnes des Carpates. Nous avons visité des
châteaux magnifiques, artistiquement décorés, des églises orthodoxes aux
fresques ouvragées, des monastères aux parfums mystérieux, aux ambiances
feutrées, méditatives… Nous avons fait de sacrés banquets, aussi ; avec la Tuica, l’alcool roumain, nous en
avons eu, des délires et des fous rires !
Hier soir, j’ai participé à une
petite fête dans les ruines de la Cour Princière, à Târgoviste. Nombre de
jeunes étudiants et étudiantes de l’École Normale se trouvaient là. Leur
professeur de musique est venu avec sa guitare, il a accompagné les chants,
d’abord traditionnels, puis plus contemporains : Simon and Garfunkel, Bob
Dylan, The Beatles… Nous avons passé de belles et longues heures à savourer nos
derniers instants ensemble, à rire, à chanter… J’ai pris là mes dernières
photos, avant que l’obscurité ne devienne trop importante. Nous sommes restés
jusque tard dans la nuit.
Ce matin, lever aux aurores,
voiture jusqu’au petit aéroport de Bucarest. Défilé ininterrompu, sur la route,
dans les deux sens, de chevaux attelés. Arrivée dans la capitale, vue sur ces
constructions imposantes, écrasantes, démesurées. Des bâtiments grandiloquents
qui témoignent d’une histoire douloureuse, odieusement répressive…
Nos hôtes étaient confiants dans
l’avenir, pourtant ; ils avaient foi en leur pays malgré sa grande pauvreté
économique. Ils étaient tellement fiers de leur culture, de leur histoire ! Je
me suis enrichie, à leur contact. Ils m’ont fait (re)découvrir des artistes
roumains comme Eugen Ionesco, Constantin Brâncusi, Mircea Eliade, George
Enesco…
Enregistrement des bagages, adieux
émus dans le hall, passage à la douane, embarquement, décollage, trois heures
d’avion, le taxi… Me voilà. Le chauffeur, toujours aussi grognon, me fait payer
une somme exorbitante que je règle sans sourciller ; il débarque mes bagages et
repart, à peine un au revoir… Mes pensées sont ailleurs.
Je sors les clés de la poche de
mon blouson, je tourne le verrou, j’ouvre la porte, j’entre, je pose mes sacs,
je me mets à te chercher partout et je ne te vois pas.
Tu dois être dehors, par le beau
temps qu’il fait ! J’ouvre la porte-fenêtre en grand, je scrute le jardin paré
d’herbes folles et de fleurs multicolores ; je t’appelle doucement d’abord et
puis un peu plus fort, mon coeur bat vite…
Mes dix jours d’absence,
qu’est-ce que ça représente, pour toi ? Je renouvelle mon appel, presque
inquiète. Te voilà enfin ! Tu arrives, sans te presser, de derrière la haie, je
viens vers toi, tu accours, maintenant !
Je me baisse pour t’accueillir,
bras ouverts, mains tendues vers ton petit corps souple au pelage noir et
blanc, vers ta petite truffe rose, humide, offerte. Tu lèves vers moi tes
belles prunelles vertes, je te souris.
J’entends déjà ton ronronnement
sonore, tu pousses des petits soupirs en te frottant sur mes jambes nues. Je
t’ai retrouvé ! La voisine t’a bien nourri, je vois, tu n’as manqué de
rien ! Les chats de Roumanie ne sont
pas si gras !
Je m’assois dans l’herbe haute
avec toi dans mes bras, je te caresse, je t’écoute me raconter ce que tu as
fait pendant mon absence. Je suis heureuse, je suis rentrée, je suis chez moi.
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