vendredi 30 octobre 2015

Le retour


Notre avion vient de se poser à Roissy, les passagers ont applaudi le pilote. Nous avons survolé l’Île-de-France un long moment avant d’atterrir, le ciel était dégagé, c’était joli. On voyait parfaitement les méandres de la Seine, les agglomérations, les champs, les espaces verts…

Je ne prends pas souvent l’avion : c’est pour moi un émerveillement, de voir la terre d’aussi haut ! Avec la distance, elle paraît un peu irréelle. On ne voit rien bouger, en bas, on se croirait au-dessus d’une immense photographie. Tout y est minuscule, miniaturisé…

J’avais éprouvé un peu les mêmes sensations, une fois, au sommet de la Tour Eiffel. Vu de haut le monde semble fragile, si vulnérable… C’est bien de pouvoir prendre du recul, de temps en temps ! L’altitude est un excellent moyen pour faire le point. Les voyages à l’étranger le permettent encore bien plus.

Je m’aventure peu en dehors des frontières. La Roumanie est le pays le plus lointain où je sois allée. J’en reviens juste, après un séjour de dix jours… J’ai vécu à l’heure roumaine avec des gens modestes, mais cultivés. J’ai beaucoup apprécié les discussions avec Juliana, jeune professeur de français passionnée, très ouverte.

Le hasard (mais l’est-ce vraiment ?) a fait que je fus accueillie dans une famille monoparentale : un père et sa grande fille, Mirela, étudiante à l’École Normale de Târgoviste. Elle parlait très bien le français. Elle m’a dit que sa mère était partie vivre en Espagne, toute une année, pour travailler. Elle reviendrait avec un beau paquet d’argent, de quoi améliorer le quotidien dans ce pays aux salaires extrêmement bas…

Je n’ai pas été dépaysée par leur mode de vie déstructuré, chacun vaquant à ses occupations, ne se retrouvant qu’au moment des repas du soir. Sans la mère, il n’y a pas de vraie vie de famille, j’en sais quelque chose. J’aurais préféré me trouver dans une famille roumaine plus traditionnelle, avec enfants et parents réunis, les repas pris ensemble autour d’une grande table bien garnie… Ça m’aurait  changé, vraiment. Là n’est pas l’essentiel, toutefois. "Ce n’est pas significatif", comme ils disent là-bas…

J’ai décidé de prendre un taxi. Ce sera plus rapide que par les transports en commun. Je suis si pressée de te retrouver, maintenant ! Ça va être une sacrée fête ! Je dois d’abord partir en quête d’un chariot, récupérer mes sacs, marcher jusqu’à la sortie, dire au revoir à mes compagnes de voyage… Nous étions six étudiantes de l’IUFM avec Isabelle, notre professeur de musique, à vivre l’aventure : un échange professionnel et culturel avec l’École Normale de Târgoviste. Une occasion unique de partir en voyage, à moindres frais.

Pendant les préparatifs, je me suis intéressée d’un peu plus près à ce pays de l’Est qui redécouvrait la démocratie, après un lourd passé dictatorial. En décembre 1989, j’avais suivi les événements révolutionnaires qui avaient conduit à l’arrestation du couple Ceausescu, à Târgoviste, justement. J’étais restée marquée par les images crues de leur exécution, vieillards déchus, terrorisés, abattus comme des bêtes, tombant sur le sol sale, devant toutes les télés du monde.

Mon voyage m’a permis de me faire une idée plus positive sur ce pays en plein changement, soucieux de s’aligner sur l’Europe. J’ai rencontré des gens volontaires, dynamiques, optimistes, courageux. J’ai découvert un patrimoine culturel, historique, riche et varié… Il va me falloir un peu de temps pour tout intégrer, j’ai fait tant de choses, visité tant d’endroits, rencontré tant de gens !

Nous voilà début juin 1998 et je suis de retour, déjà. Je ne me rends pas tout à fait compte que je suis en France, j’ai l’impression que tout le monde parle roumain, autour de moi. Je m’attends presque à voir surgir une horde de chiens vagabonds, des carrioles en bois tirées par des chevaux, des voitures uniformes, sobres, rudimentaires… Non.

Le seul chien que je vois ici est tenu en laisse par un imposant militaire, mitraillette en bandoulière, rangers montant presque jusqu’aux genoux… Pas un seul attelage, mais des véhicules de toutes les couleurs, de toutes les formes, de toutes les tailles, de toutes les marques… La circulation est dense, bruyante : j’avais oublié le stress de la région parisienne, tiens…

Je fais la queue pour le taxi avec Isabelle, le groupe s’est disloqué après un long moment d’embrassades. Ça y est, c’est vraiment fini… À mon tour : le chauffeur m’aide à mettre mes sacs dans le coffre, je monte dans la voiture, je dis au revoir à Isabelle en agitant la main, le mec n’est pas sympa, il râle déjà, ça ne l’arrange pas de faire cette course mais il va la faire quand même, puisque c’est son métier…

"Si je vous dérange vous le dites, hein, je descends. Ne faites aucun effort, surtout, on voit que vous avez plaisir à travailler. Ne me pourrissez pas la vie avec votre mauvaise humeur, je viens d’un pays où les gens ont souffert, bien plus qu’ici ; pourtant ils sont souriants, aimables, agréables, et ce à tout moment de la journée. "

"Conduisez-moi à destination, sans faire d’imprudence, c’est tout ce que je vous demande. Et ne comptez pas sur moi pour vous faire la conversation ou pour écouter vos lamentations sur vos conditions de travail ou autres." Bien évidemment, je ne lui dis pas un mot de ce que je pense. Je me tasse bien au fond du siège en velours sombre et je regarde le paysage défiler, derrière la vitre fumée.

J’ai l’impression de rouler dans une région que je ne connais pas. Ce qui m’était familier m’apparaît changé, transformé, différent. Comme si mon voyage n’était pas fini, que j’étais encore à l’affût de nouveaux paysages, de décors étonnants, sous le soleil éclatant de la Roumanie. Ça a passé trop vite !

Mon année à l’IUFM est presque terminée, maintenant. Encore quelques travaux à rendre, quelques cours à suivre, et puis ce sera les grandes vacances. J’en aurai bien profité, quand même ! À la rentrée de septembre, je serai nommée professeur des Écoles.

Je souris à la perspective, si proche, si évidente, de te serrer dans mes bras. Je n’ai pas eu trop le temps de penser à toi ! Les journées ont été longues et bien remplies, le programme chargé, peu de moments de répit, pas beaucoup de sommeil… Mon esprit était sollicité, du matin au soir. Mais ça m’a fait du bien ! Au quotidien, je vis un peu trop repliée sur moi-même, non ?

Je vais en avoir, des choses, à raconter ! J’ai pris plein de photos : j’ai déjà fait développer deux pellicules sur place, en double, pour les donner à Maria et son mari Nicolae. Elle, directrice de l’École Normale, lui, conseiller culturel. Ils ont été les organisateurs dynamiques de notre séjour en Roumanie. Ils en avaient prévu, des choses, pour nous ! Il y en a eu des visites, des excursions, des concerts, des réceptions, des conférences ! J’ai pris des notes sur un petit cahier : mes impressions de voyage, au jour le jour.

Nous avons rencontré les professeurs de l’École Normale, qui nous ont accueillies dans leurs classes d’application. Là-bas, les élèves viennent en uniforme. Ils sont très calmes, disciplinés. Je les ai trouvés presque trop dociles, un peu éteints. Nous avons assisté à des concerts de styles variés, à des répétitions d’élèves : musique folklorique, chants populaires, musique classique, chants religieux, ensemble choral… Nous avons été invitées à une représentation de la Norma de Bellini à l’Opéra National de Bucarest !

Maria et Nicolae nous ont baladées, en minibus, dans les montagnes des Carpates. Nous avons visité des châteaux magnifiques, artistiquement décorés, des églises orthodoxes aux fresques ouvragées, des monastères aux parfums mystérieux, aux ambiances feutrées, méditatives… Nous avons fait de sacrés banquets, aussi ;  avec la Tuica, l’alcool roumain, nous en avons eu, des délires et des fous rires !

Hier soir, j’ai participé à une petite fête dans les ruines de la Cour Princière, à Târgoviste. Nombre de jeunes étudiants et étudiantes de l’École Normale se trouvaient là. Leur professeur de musique est venu avec sa guitare, il a accompagné les chants, d’abord traditionnels, puis plus contemporains : Simon and Garfunkel, Bob Dylan, The Beatles… Nous avons passé de belles et longues heures à savourer nos derniers instants ensemble, à rire, à chanter… J’ai pris là mes dernières photos, avant que l’obscurité ne devienne trop importante. Nous sommes restés jusque tard dans la nuit.

Ce matin, lever aux aurores, voiture jusqu’au petit aéroport de Bucarest. Défilé ininterrompu, sur la route, dans les deux sens, de chevaux attelés. Arrivée dans la capitale, vue sur ces constructions imposantes, écrasantes, démesurées. Des bâtiments grandiloquents qui témoignent d’une histoire douloureuse, odieusement répressive…

Nos hôtes étaient confiants dans l’avenir, pourtant ; ils avaient foi en leur pays malgré sa grande pauvreté économique. Ils étaient tellement fiers de leur culture, de leur histoire ! Je me suis enrichie, à leur contact. Ils m’ont fait (re)découvrir des artistes roumains comme Eugen Ionesco, Constantin Brâncusi, Mircea Eliade, George Enesco…

Enregistrement des bagages, adieux émus dans le hall, passage à la douane, embarquement, décollage, trois heures d’avion, le taxi… Me voilà. Le chauffeur, toujours aussi grognon, me fait payer une somme exorbitante que je règle sans sourciller ; il débarque mes bagages et repart, à peine un au revoir… Mes pensées sont ailleurs.

Je sors les clés de la poche de mon blouson, je tourne le verrou, j’ouvre la porte, j’entre, je pose mes sacs, je me mets à te chercher partout et je ne te vois pas.

Tu dois être dehors, par le beau temps qu’il fait ! J’ouvre la porte-fenêtre en grand, je scrute le jardin paré d’herbes folles et de fleurs multicolores ; je t’appelle doucement d’abord et puis un peu plus fort, mon coeur bat vite…

Mes dix jours d’absence, qu’est-ce que ça représente, pour toi ? Je renouvelle mon appel, presque inquiète. Te voilà enfin ! Tu arrives, sans te presser, de derrière la haie, je viens vers toi, tu accours, maintenant !

Je me baisse pour t’accueillir, bras ouverts, mains tendues vers ton petit corps souple au pelage noir et blanc, vers ta petite truffe rose, humide, offerte. Tu lèves vers moi tes belles prunelles vertes, je te souris.

J’entends déjà ton ronronnement sonore, tu pousses des petits soupirs en te frottant sur mes jambes nues. Je t’ai retrouvé ! La voisine t’a bien nourri, je vois, tu n’as manqué de rien ! Les chats de Roumanie ne sont  pas si gras !

Je m’assois dans l’herbe haute avec toi dans mes bras, je te caresse, je t’écoute me raconter ce que tu as fait pendant mon absence. Je suis heureuse, je suis rentrée, je suis chez moi.

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