Trilogie champenoise : 1/3
27 avril 1977
Me voici seule, une fois de plus,
à la maison. Heureusement qu'il y a le chat Hector pour me tenir compagnie !
Tout à l'heure, quand j'allumerai la télé et que je m'installerai bien
confortablement dans le fauteuil, les jambes allongées, les pieds posés sur une
chaise, pelotonnée dans mon duvet, il viendra me rejoindre et s'endormira sur
ma poitrine, en ronronnant sous mes caresses.
Lui, au moins, il ne me trahit
pas. Il m'aime, il reste près de moi, il est à moi, c'est mon gros chat, mon
bon vieux chat. Je finirai sans doute par m'endormir aussi, dans la chaleur du
duvet, bercée par les voix plates et insipides de l'émission télévisée.
"Aujourd'hui madame", bonsoir monsieur et au revoir tout le monde !
Qu'ai-je d'autre à faire, de toute manière, ce mercredi après-midi ? Il pleut,
il fait froid, le ciel est gris… Je n'ai aucune envie, à part rester ici, chez
moi, avec Hector.
Hier, je me suis disputée avec ma
meilleure amie. Béatrice n'est plus ma meilleure amie. Je n'ai plus de
meilleure amie. Je n'ai même plus d'amie du tout… Tout ça à cause d'une
histoire de garçon avec qui elle veut sortir à tout prix. Mais ce garçon de 4e
B, Jean-Louis, est déjà pris, et bien pris ! Il sort depuis septembre avec une
fille de sa classe, Lydia : ils s'adorent, ça se voit, ils s'entendent super
bien, entre eux c'est le grand amour, ils ne vont certainement pas se quitter
de sitôt !
Alors quand Béatrice s'est mise à
délirer, à fantasmer, à me raconter que pendant les récrés Jean-Louis la
regardait, lui souriait, lui faisait des clins d'œil… Je lui ai dit qu'il
fallait qu'elle arrête de rêver, que ce mec n'était pas pour elle, qu'elle
allait se rendre ridicule, que si elle continuait à le draguer, elle allait se faire
massacrer par Lydia !
Béatrice n'a pas apprécié,
évidemment, que je lui dise les choses en face. Moi, comme c'est (enfin, était)
ma meilleure amie, je considérais que je lui rendais service en lui disant la
vérité. Je voulais qu'elle comprenne que ça ne lui servait à rien de se prendre
la tête pour un garçon qui n'en a rien à faire d'elle ! Il vaut mieux qu'elle
regarde du côté de ceux qui sont célibataires. René ferait n'importe quoi pour
elle et pourtant elle l'ignore totalement, ou alors elle lui répond sèchement,
elle lui fait des coups vaches… Tant pis pour elle.
Béatrice a perdu sa meilleure
amie et elle n'a même pas de petit ami. Et bien voilà, c'est tout comme moi, on
est pareilles. J'espère qu'elle va finir par me téléphoner, j'aimerais tant
qu'elle m'appelle cet après-midi ! Elle a des excuses à me faire, elle m'a
traitée très grossièrement. Mais vu la gifle que je lui ai donnée en réponse à
ses : "Connasse, salope et grosse pouffe", ce serait plutôt à moi de
lui téléphoner et de m'excuser, non ?
Pour le moment, nous sommes
fâchées. Mais si nous sommes vraiment des amies, les meilleures amies du monde,
tout finira par s'arranger, n'est-ce pas ? Enfin ça ne s'arrange pas
toujours ! À la rentrée de septembre, c'était Élodie ma meilleure amie,
mais on s'est disputées. Elle parlait plus souvent à Corinne qu'à moi, je lui
ai fait une crise de jalousie, on ne se parle plus du tout…
Béatrice, cet après-midi, n'est
probablement pas seule, chez elle. Elle a une "vraie" famille, un
père et une mère qui vivent ensemble, un petit frère… Il y a toujours quelqu'un
avec elle, à la maison. C'est rassurant, sans doute, mais en contrepartie, elle
est beaucoup moins "libre" que moi. Elle ne fait pas ce qu'elle veut,
elle doit demander la permission à ses parents pour sortir le mercredi ou le
samedi après-midi…
Les jours de collège, pas
question de s'amuser après les cours, de rester un peu dehors, d'aller voir les
garçons jouer au foot… Elle doit tout de suite rentrer, sinon elle se fait
disputer. Rien à voir avec moi ! Je ne sais pas si ça me plairait, finalement,
la vie de Béatrice. Elle n'a pas le temps de s'ennuyer, c'est sûr ; elle a
toujours quelque chose à faire. Garder son petit frère, aller en courses avec
son père, aider sa mère… Moi, personne ne m'oblige à rien.
Ce matin, quand je me suis levée,
mon père était déjà parti. Il ne travaille pas, le mercredi. Il en a profité
pour aller passer la journée à la campagne, s'occuper du jardin, du verger, de
la maison où nous n'allons plus en vacances. Ça ne me dit plus rien de
l'accompagner. La dernière fois, je me suis ennuyée, il faisait froid, à peine
arrivée j'avais déjà envie de rentrer, je suis restée dans la voiture à faire
marcher le chauffage, à jouer avec les essuie-glaces… Pourtant, j'ai tant aimé y
venir !
Papa m'avait laissé un mot sur un
bloc-notes, comme nous avons l'habitude de le faire, depuis que nous vivons
tous les deux dans l'appartement. Il a écrit qu'il rentrerait tard, ce soir il
ira directement chez sa copine, ils mangeront ensemble… Il m'a laissé trente
francs pour que j'aille m'acheter quelque chose à manger, ce qui me fera
plaisir. "Pense au pain !" a-t-il souligné de deux traits au stylo
bille violet.
Mais d'ici à ce qu'il ne revienne
pas de la nuit… Il m'a laissé, au cas où, le numéro de téléphone de sa nouvelle
amie : il la fréquente depuis une quinzaine de jours, on va bien voir si ça va
durer, cette fois-ci. De toute manière, je préfère le savoir amoureux que
malheureux et déprimé. C'est plus facile à vivre !
Elle est pas mal, la vie, comme
ça. Je me débrouille toute seule, je fais ce que je veux quand je veux, sans
avoir à demander quoique ce soit à qui que ce soit… Enfin presque. De toute
façon, j'aime qu’on me laisse tranquille. Tous mes devoirs sont faits pour
demain, ce matin j'ai appris ma leçon d'anglais et j'ai bien révisé pour le
contrôle d'histoire…
Je n'ai pas de soucis à me faire. Je suis plutôt une bonne élève, sérieuse et travailleuse. J'ai eu des bonnes notes au premier et au deuxième trimestre, il n'y a pas de raisons, ça va continuer pareil. Et pour l'an prochain, le passage en 3e, c'est comme si c'était fait !
Je n'ai pas de soucis à me faire. Je suis plutôt une bonne élève, sérieuse et travailleuse. J'ai eu des bonnes notes au premier et au deuxième trimestre, il n'y a pas de raisons, ça va continuer pareil. Et pour l'an prochain, le passage en 3e, c'est comme si c'était fait !
Après mon émission à la
télévision, la petite sieste avec le chat comme édredon, j'irai acheter du pain
et puis une bonne plaquette de chocolat. Il sera l'heure de goûter ! Tiens, si je
faisais un gâteau ? Un bon et gros gâteau aux amandes, un pain de Gênes, comme
je les aime… Il me faudra une plaquette de beurre, des œufs, des amandes en
poudre… Aurai-je assez d'argent ?
Peut-être que sur le chemin du
supermarché, je croiserai Michel, de retour du foot, ou du tennis… Mais avec le
temps qu'il fait, et s'il continue à pleuvoir comme ça, il va sans doute rester
chez lui, lui aussi. Je l'aime bien, Michel, il est gentil. Enfin, il est
gentil avec un peu tout le monde, et surtout avec les filles ! Il semblerait
qu'il soit fou amoureux d'Estrela. Elle dit qu'elle ne l'aime pas, qu'elle ne
veut pas de lui, qu'elle connaît un garçon, au Portugal, avec lequel elle se
mariera quand elle aura dix-huit ans.
Hier après-midi, Michel est venu
attendre Estrela à la sortie du collège. Comme elle n'était pas là, il s'est
avancé vers moi, il m'a fait quatre bises, il m'a demandé si j'avais vu
Estrela… Je lui ai répondu qu'elle avait dû quitter plus tôt, puisque la prof
de musique était absente. Il avait l'air d'être déçu, mais il a dit : "Ça
ne fait rien" et il m'a proposé de m'accompagner jusqu'à chez moi.
J'ai dit oui, bien sûr ! J'étais
surprise, mon cœur battait très fort, j'avais chaud et je devais être toute
rouge ! Alors on s'est mis à marcher, pas trop vite, on a bien discuté, on a
continué à parler une fois arrivés devant chez moi. Il me posait plein de
questions, il me racontait des choses sur lui, sur ses loisirs, il me faisait
rire…
J'étais très étonnée qu'il
s'intéresse à moi. Mais bon, je sais qu'il aime Estrela, que c'est sa préférée.
Au moment de partir, au lieu des quatre bises, il m'a embrassée sur la bouche.
J'ai détourné la tête, très vite. Je ne suis pas une fille facile, moi ! Qu'il
n'aille pas s'imaginer que je vais remplacer Estrela, comme ça, simplement
parce qu'il claque des doigts ! Je lui ai dit : "Au revoir, Michel, à
bientôt, on peut se revoir, si tu veux." Il m'a dit : "D'accord, je
t'appellerai demain."
On est demain, la journée est
déjà bien avancée, Michel ne m'a toujours pas appelée. Hier soir, quand je me
suis couchée, j'ai repensé à son baiser. Je n'aurais pas dû l'éviter, j'aurais
dû le faire durer ! En m'endormant, je me suis repassé au ralenti dix, vingt,
trente, quarante, cinquante fois ses lèvres sur ma bouche.
Ah ! Si Michel pouvait m'aimer !
J'ai tant envie qu'il m'aime ! Je veux qu'un garçon m'aime ! Michel, mon
petit ami ? En voilà une bonne idée ! Je vais faire crever de jalousie toutes
les filles du collège ! Ce serait chouette de sortir avec lui ! Je m'ennuierais
moins, le mercredi après-midi, si j'avais un petit ami…
Bientôt deux heures et demie :
mon émission ne va pas tarder à commencer. Tiens, le téléphone sonne. Qui ça
peut être ? Michel ? Béatrice ? Mon Dieu, faites que ce soit Michel !
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