samedi 24 janvier 2015

Mon cher journal


Trilogie champenoise : 1/3

27 avril 1977

Me voici seule, une fois de plus, à la maison. Heureusement qu'il y a le chat Hector pour me tenir compagnie ! Tout à l'heure, quand j'allumerai la télé et que je m'installerai bien confortablement dans le fauteuil, les jambes allongées, les pieds posés sur une chaise, pelotonnée dans mon duvet, il viendra me rejoindre et s'endormira sur ma poitrine, en ronronnant sous mes caresses.

Lui, au moins, il ne me trahit pas. Il m'aime, il reste près de moi, il est à moi, c'est mon gros chat, mon bon vieux chat. Je finirai sans doute par m'endormir aussi, dans la chaleur du duvet, bercée par les voix plates et insipides de l'émission télévisée. "Aujourd'hui madame", bonsoir monsieur et au revoir tout le monde ! Qu'ai-je d'autre à faire, de toute manière, ce mercredi après-midi ? Il pleut, il fait froid, le ciel est gris… Je n'ai aucune envie, à part rester ici, chez moi, avec Hector.

Hier, je me suis disputée avec ma meilleure amie. Béatrice n'est plus ma meilleure amie. Je n'ai plus de meilleure amie. Je n'ai même plus d'amie du tout… Tout ça à cause d'une histoire de garçon avec qui elle veut sortir à tout prix. Mais ce garçon de 4e B, Jean-Louis, est déjà pris, et bien pris ! Il sort depuis septembre avec une fille de sa classe, Lydia : ils s'adorent, ça se voit, ils s'entendent super bien, entre eux c'est le grand amour, ils ne vont certainement pas se quitter de sitôt !

Alors quand Béatrice s'est mise à délirer, à fantasmer, à me raconter que pendant les récrés Jean-Louis la regardait, lui souriait, lui faisait des clins d'œil… Je lui ai dit qu'il fallait qu'elle arrête de rêver, que ce mec n'était pas pour elle, qu'elle allait se rendre ridicule, que si elle continuait à le draguer, elle allait se faire massacrer par Lydia !

Béatrice n'a pas apprécié, évidemment, que je lui dise les choses en face. Moi, comme c'est (enfin, était) ma meilleure amie, je considérais que je lui rendais service en lui disant la vérité. Je voulais qu'elle comprenne que ça ne lui servait à rien de se prendre la tête pour un garçon qui n'en a rien à faire d'elle ! Il vaut mieux qu'elle regarde du côté de ceux qui sont célibataires. René ferait n'importe quoi pour elle et pourtant elle l'ignore totalement, ou alors elle lui répond sèchement, elle lui fait des coups vaches… Tant pis pour elle.

Béatrice a perdu sa meilleure amie et elle n'a même pas de petit ami. Et bien voilà, c'est tout comme moi, on est pareilles. J'espère qu'elle va finir par me téléphoner, j'aimerais tant qu'elle m'appelle cet après-midi ! Elle a des excuses à me faire, elle m'a traitée très grossièrement. Mais vu la gifle que je lui ai donnée en réponse à ses : "Connasse, salope et grosse pouffe", ce serait plutôt à moi de lui téléphoner et de m'excuser, non ?

Pour le moment, nous sommes fâchées. Mais si nous sommes vraiment des amies, les meilleures amies du monde, tout finira par s'arranger, n'est-ce pas ? Enfin ça ne s'arrange pas toujours ! À la rentrée de septembre, c'était Élodie ma meilleure amie, mais on s'est disputées. Elle parlait plus souvent à Corinne qu'à moi, je lui ai fait une crise de jalousie, on ne se parle plus du tout…

Béatrice, cet après-midi, n'est probablement pas seule, chez elle. Elle a une "vraie" famille, un père et une mère qui vivent ensemble, un petit frère… Il y a toujours quelqu'un avec elle, à la maison. C'est rassurant, sans doute, mais en contrepartie, elle est beaucoup moins "libre" que moi. Elle ne fait pas ce qu'elle veut, elle doit demander la permission à ses parents pour sortir le mercredi ou le samedi après-midi…

Les jours de collège, pas question de s'amuser après les cours, de rester un peu dehors, d'aller voir les garçons jouer au foot… Elle doit tout de suite rentrer, sinon elle se fait disputer. Rien à voir avec moi ! Je ne sais pas si ça me plairait, finalement, la vie de Béatrice. Elle n'a pas le temps de s'ennuyer, c'est sûr ; elle a toujours quelque chose à faire. Garder son petit frère, aller en courses avec son père, aider sa mère… Moi, personne ne m'oblige à rien.

Ce matin, quand je me suis levée, mon père était déjà parti. Il ne travaille pas, le mercredi. Il en a profité pour aller passer la journée à la campagne, s'occuper du jardin, du verger, de la maison où nous n'allons plus en vacances. Ça ne me dit plus rien de l'accompagner. La dernière fois, je me suis ennuyée, il faisait froid, à peine arrivée j'avais déjà envie de rentrer, je suis restée dans la voiture à faire marcher le chauffage, à jouer avec les essuie-glaces… Pourtant, j'ai tant aimé y venir !

Papa m'avait laissé un mot sur un bloc-notes, comme nous avons l'habitude de le faire, depuis que nous vivons tous les deux dans l'appartement. Il a écrit qu'il rentrerait tard, ce soir il ira directement chez sa copine, ils mangeront ensemble… Il m'a laissé trente francs pour que j'aille m'acheter quelque chose à manger, ce qui me fera plaisir. "Pense au pain !" a-t-il souligné de deux traits au stylo bille violet.

Mais d'ici à ce qu'il ne revienne pas de la nuit… Il m'a laissé, au cas où, le numéro de téléphone de sa nouvelle amie : il la fréquente depuis une quinzaine de jours, on va bien voir si ça va durer, cette fois-ci. De toute manière, je préfère le savoir amoureux que malheureux et déprimé. C'est plus facile à vivre !

Elle est pas mal, la vie, comme ça. Je me débrouille toute seule, je fais ce que je veux quand je veux, sans avoir à demander quoique ce soit à qui que ce soit… Enfin presque. De toute façon, j'aime qu’on me laisse tranquille. Tous mes devoirs sont faits pour demain, ce matin j'ai appris ma leçon d'anglais et j'ai bien révisé pour le contrôle d'histoire…


Je n'ai pas de soucis à me faire. Je suis plutôt une bonne élève, sérieuse et travailleuse. J'ai eu des bonnes notes au premier et au deuxième trimestre, il n'y a pas de raisons, ça va continuer pareil. Et pour l'an prochain, le passage en 3e, c'est comme si c'était fait !

Après mon émission à la télévision, la petite sieste avec le chat comme édredon, j'irai acheter du pain et puis une bonne plaquette de chocolat. Il sera l'heure de goûter ! Tiens, si je faisais un gâteau ? Un bon et gros gâteau aux amandes, un pain de Gênes, comme je les aime… Il me faudra une plaquette de beurre, des œufs, des amandes en poudre… Aurai-je assez d'argent ?

Peut-être que sur le chemin du supermarché, je croiserai Michel, de retour du foot, ou du tennis… Mais avec le temps qu'il fait, et s'il continue à pleuvoir comme ça, il va sans doute rester chez lui, lui aussi. Je l'aime bien, Michel, il est gentil. Enfin, il est gentil avec un peu tout le monde, et surtout avec les filles ! Il semblerait qu'il soit fou amoureux d'Estrela. Elle dit qu'elle ne l'aime pas, qu'elle ne veut pas de lui, qu'elle connaît un garçon, au Portugal, avec lequel elle se mariera quand elle aura dix-huit ans.

Hier après-midi, Michel est venu attendre Estrela à la sortie du collège. Comme elle n'était pas là, il s'est avancé vers moi, il m'a fait quatre bises, il m'a demandé si j'avais vu Estrela… Je lui ai répondu qu'elle avait dû quitter plus tôt, puisque la prof de musique était absente. Il avait l'air d'être déçu, mais il a dit : "Ça ne fait rien" et il m'a proposé de m'accompagner jusqu'à chez moi.

J'ai dit oui, bien sûr ! J'étais surprise, mon cœur battait très fort, j'avais chaud et je devais être toute rouge ! Alors on s'est mis à marcher, pas trop vite, on a bien discuté, on a continué à parler une fois arrivés devant chez moi. Il me posait plein de questions, il me racontait des choses sur lui, sur ses loisirs, il me faisait rire…

J'étais très étonnée qu'il s'intéresse à moi. Mais bon, je sais qu'il aime Estrela, que c'est sa préférée. Au moment de partir, au lieu des quatre bises, il m'a embrassée sur la bouche. J'ai détourné la tête, très vite. Je ne suis pas une fille facile, moi ! Qu'il n'aille pas s'imaginer que je vais remplacer Estrela, comme ça, simplement parce qu'il claque des doigts ! Je lui ai dit : "Au revoir, Michel, à bientôt, on peut se revoir, si tu veux." Il m'a dit : "D'accord, je t'appellerai demain."

On est demain, la journée est déjà bien avancée, Michel ne m'a toujours pas appelée. Hier soir, quand je me suis couchée, j'ai repensé à son baiser. Je n'aurais pas dû l'éviter, j'aurais dû le faire durer ! En m'endormant, je me suis repassé au ralenti dix, vingt, trente, quarante, cinquante fois ses lèvres sur ma bouche.

Ah ! Si Michel pouvait m'aimer ! J'ai tant envie qu'il m'aime ! Je veux qu'un garçon m'aime ! Michel, mon petit ami ? En voilà une bonne idée ! Je vais faire crever de jalousie toutes les filles du collège ! Ce serait chouette de sortir avec lui ! Je m'ennuierais moins, le mercredi après-midi, si j'avais un petit ami…

Bientôt deux heures et demie : mon émission ne va pas tarder à commencer. Tiens, le téléphone sonne. Qui ça peut être ? Michel ? Béatrice ? Mon Dieu, faites que ce soit Michel !

Elizabeth

(Autre version de ce texte : Cher journal sur Hautetfort)

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