Stacy n’était pas le
genre de fille à se laisser impressionner. C’était même plutôt le contraire. Par
sa taille haute et massive, son physique de basketteuse, elle imposait de sa
personne. De sa voix forte et grave sortait souvent de la colère, un rien la
contrariait, rien n’allait jamais bien. Elle cultivait le genre bad girl en
survêt et chaussures de marque quelle que soit la saison, la capuche relevée
cachant son visage sombre, derrière ses longues et fines tresses.
Personne n’osait la
contredire dans le groupe de filles qu’elle fréquentait actuellement. Pas question
de la faire sourire, encore moins de rire, elle était toujours de mauvaise
humeur, du genre bourru, mais il fallait la prendre comme elle était. Il
suffisait de le savoir, de la connaître un peu, c’est tout. L’accepter, c’était
encore autre chose.
Abby, Koria et
Angela avaient immédiatement été séduites par Stacy, qu’elles avaient abordée
alors qu’elle était assise, en solitaire, sur un banc du parc municipal,
prenant le pâle soleil de cet après-midi de mars. Elles avaient tout de suite kiffé
sur sa carrure athlétique, sur son aplomb, sur la force qui émanait d’elle, sur
cette maîtrise d’elle-même.
Sous ses airs
féroces, Stacy abritait une personnalité hors du commun, un mental infaillible
et puissant, réactif en toute circonstance. Elles l’avaient introduite, fières
de la compter parmi elles, dès le lendemain, dans leur petit comité. Stacy
pourrait leur être d’une aide précieuse en cas d’embrouille.
Ce matin-là, elle
s’était réveillée tard et, à sa grande surprise, s’était trouvée complètement
nue sur son grand lit sens dessus dessous, elle qui avait pour habitude de
dormir en pyjama et de se border « à l’ancienne » avec une couverture
en laine et un duvet en plumes par-dessus. Elle ne sombrait dans le sommeil
qu’en se sentant sécurisée par sa propre chaleur, les draps remontés jusqu’aux
oreilles.
La première chose à
laquelle Stacy pensa fut de trouver à se vêtir, elle ne supportait pas cet état
de nudité. Il régnait dans sa chambre un désordre auquel elle n’était pas
coutumière. Tout se devait d’être à sa place de façon impeccable et là, rien ne
l’était.
Elle fouilla dans
l’amas de vêtements gisant sur le sol et, ne trouvant pas son pyjama, enfila vite
fait un bas Nike rouge vif et un sweat bleu azur Adidas avant de mettre la main,
si l’on peut dire, sur ses pantoufles rose pâle aux motifs argentés. C’était,
pour elle, le rare signe de féminité qu’elle se permettait en privé.
Elle avait ensuite parfaitement
refait son lit, remis les choses en ordre comme cela devait l’être, placé correctement
le traversin et les oreillers qu’elle avait retrouvés éparpillés aux quatre
coins de la pièce. Elle avait même regardé dessous pour être sûre que personne
ne s’y cachait.
Elle finit par
s’asseoir dessus, pour se poser, souffler un peu, tirer ses idées au clair et arranger ses cheveux emmêlés. Que s’était-il passé ? Avait-elle fait un
cauchemar ? Une crise d’angoisse ? Si c’était le cas, pourquoi ses
parents n’étaient-ils pas intervenus ?
Elle ne verrouillait
jamais la porte de sa chambre afin qu’ils puissent lui venir en aide, si par
hasard elle s’agitait, se mettait à crier, en proie à ses tourments… Stacy
aimait beaucoup ses parents. Ils l’avaient élevée avec toute leur énergie, du
mieux qu’ils avaient pu, malgré ses rébellions, son caractère farouche,
imprévisible.
Elle y alla à pas
prudents pour vérifier, tout de même. Elle constata avec effroi qu’elle s’était
enfermée, que la clé qui se trouvait là avait été tournée dans la serrure, enclenchant
le loquet. Elle n’était pas censée avoir de clé ! Elle eut très froid,
soudain. De la sueur glacée lui coulait dans le dos.
Stacy saisit sa robe
de chambre laissée sur le dossier de son large et profond fauteuil d’ordi, se
sentit mieux une fois couverte, la ceinture nouée bien fort à sa taille. Dans
la maison on mettait le chauffage au minimum, c’était comme ça, on s’y faisait.
Ses parents
faisaient des économies sur l’électricité, contrôlaient les dépenses qui leur
paraissaient futiles pour privilégier les sorties en famille. Ils aimaient le
ciné, le restau, le théâtre, les journées de shopping, les soirées dansantes,
les fêtes populaires… Stacy et son jeune frère n’avaient jamais manqué de rien.
Tournant la clé puis
ouvrant la porte, elle appela sa famille, la gorge sèche, sans avoir de
réponse. Le salon était vide, les chambres aussi. Un étrange silence régnait
autour d’elle.
Elle se rappela qu’on
était jeudi, qu’elle n’avait cours qu’à onze heures, ce qui pouvait expliquer son
réveil tardif ! Elle profitait du calme ce jour-là, ses parents étant
partis au travail et son frère au collège. Elle révisait ainsi tranquillement,
tout en matant l’écran plasma géant du salon, à son aise.
Stacy se dirigea
vers la cuisine pour se faire un café corsé. Elle en avait bien besoin pour se
réveiller, pour tenter de comprendre. À quelle heure était-elle rentrée chez
elle, hier ? Avait-elle passé un moment avec ses nouvelles amies avant de
retourner à la maison pour le repas du soir, en famille, ses parents y
tenaient, aux alentours de sept heures et demie ? Il n’y avait que le
week-end où elle pouvait passer ses soirées dehors, comme elle voulait.
Tout en écoutant l’eau
couler dans la cafetière, Stacy se prépara un copieux petit-déjeuner avec ce
qu’elle avait trouvé dans les placards : biscottes, confiture de fraises,
pains au lait, biscuits, céréales… Elle se dirigea jusqu’à la table basse du
salon, y posa son plateau bien chargé, s’installa confortablement sur le canapé
en sky, s’entoura d’un plaid, porta à ses lèvres le café brûlant qu’elle s’était
servi dans un bol XXL. Les vapeurs bienfaisantes lui firent retrouver un
semblant de mémoire.
Hier matin, Stacy
s’était levée à six heures cinquante, s’était douchée rapidement car son frère
attendait. Elle avait pris son petit-déjeuner, en famille, ses parents y
tenaient autant qu’aux repas du soir. C’était une façon agréable de démarrer la
journée, tous les quatre, à parler de choses et d’autres. Elle s’était hâtée
pour rejoindre l’arrêt de bus, puis la gare, pour se rendre à la fac. Arrivée
en avance, elle avait pu relire ses notes, sans être dérangée. Qui aurait voulu
la déranger ?
Elle avait appris en
fin de matinée que ses cours de l’après-midi étaient tous annulés à cause de la
grève qui reprenait. Elle en avait marre de la grève, d’autres cours importants
n’avaient pas eu lieu la semaine précédente, ils ne seraient certainement
jamais rattrapés. C’est son avenir qui se jouait là, on était en avril, il lui
faudrait avoir son diplôme en juin, elle voulait commencer à chercher du
travail… Elle avait en projet de louer un appartement, dès qu’elle serait
indépendante financièrement.
Stacy avait préféré quitter
le campus le plus rapidement possible, car elle n’était pas sûre de se retenir
de casser la gueule à un cégétiste ou autre si elle en trouvait un sur son
chemin. À la gare, c’était aussi la grève, elle dût ronger son frein pendant
une heure et demie avant qu’une rame surbondée ne se présente sur le quai. Dans
le wagon à bestiaux aux fortes odeurs de transpiration, elle prit sur elle pour
ne pas laisser exploser la colère qui montait. Elle bouillait, bouillonnait,
une vraie cocotte-minute.
Arrivée en nage à son
lotissement, Stacy avait tracé jusqu’à chez elle. Abby, Koria et Angela
devaient traîner dans les parages mais elle ne souhaitait pas les croiser, sûr
elles allaient lui prendre la tête, ce n’était pas la peine, elle était trop à
cran, elle s’était contenue jusqu’ici, ce qu’elle considérait comme un exploit…
À la maison,
personne n’était encore rentré. Elle se servit un bon goûter qu’elle emporta
dans sa chambre, se mit devant l’ordi, l’alluma et commença à manger, la
nourriture sucrée apaisant peu à peu toute la rage qu’elle avait emmagasinée au
cours de son trajet retour.
Rassasiée, ses
tensions se résorbèrent. Qu’allait-elle pouvoir faire, en attendant ses parents
et son frère ? Aucune envie de visionner ses cours en ligne, elle n’avait
pas la tête à ça, ni de mater un film en conditions home studio, ni de se
retrouver au cœur d’un concert comme si elle y était grâce à l’effet 3D, encore
moins de rejoindre ses réseaux sociaux, ça allait la reénerver.
L’idée lui était alors
venue de passer une commande. Les trois filles lui avaient raconté leurs
expériences en des termes élogieux, c’était vraiment génial, top fun, trop
cool, extra. Elles l’avaient encouragée à essayer ce service, elle avait tout à
y gagner, elle en aurait pour son argent… Alors voilà, pourquoi ne pas essayer
maintenant ? Stacy avait enfin trouvé comment occuper la fin de sa
journée.
Après s’être
connectée sur le site, elle s’était concentrée sur le bon de commande, avec un
tas d’informations à saisir, de nombreuses cases à cocher, nécessitant un
minimum de réflexion. Au bout d’un moment, elle se mit à répondre au hasard,
distraitement, on verrait bien. Elle était pressée d’arriver au terme et de
régler la facture avec sa carte bancaire estudiantine… Ouf ! Ça y
était !
Il lui suffisait
maintenant d’attendre, confortablement installée dans son fauteuil en position
détente, son casque et son micro activés, ses capteurs posés aux endroits
indiqués, le tout parfaitement synchronisé.
La commande était
arrivée. Ensuite… Qu’y avait-il eu, ensuite ? Stacy eut beau chercher au
plus profond de son cerveau, elle n’y trouva que du vide, un trou noir. Que
s’était-il passé ? Elle n’avait aucun souvenir. Cela expliquait-il les
conditions dans lesquelles elle s’était réveillée ce matin, nue, échevelée, épuisée,
désorientée ?
Il lui fallait en
avoir le cœur net. Elle déverrouilla l’écran plasma, ouvrit son compte perso,
consulta l’historique, chercha l’information qui donnerait une réponse à ses
interrogations. Ah oui, c’était bien ça. Un bug informatique au moment même où
elle réceptionnait ce qu’elle s’était offert avec son maigre argent de poche.
Sa mémoire de la
nuit dernière avait disparu, s’était dissoute, complètement effacée. Stacy
devait se rendre à l’évidence, elle avait eu affaire à des amateurs. Elle ne passerait
plus jamais de commande, trop naze, trop flippant, trop dangereux ! Elle
se promettait d’incendier copieusement ses soi-disant copines, au sujet de leur
plan foireux, la prochaine fois qu’elle les verrait.
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