mercredi 13 juillet 2016

La commande


Stacy n’était pas le genre de fille à se laisser impressionner. C’était même plutôt le contraire. Par sa taille haute et massive, son physique de basketteuse, elle imposait de sa personne. De sa voix forte et grave sortait souvent de la colère, un rien la contrariait, rien n’allait jamais bien. Elle cultivait le genre bad girl en survêt et chaussures de marque quelle que soit la saison, la capuche relevée cachant son visage sombre, derrière ses longues et fines tresses.

Personne n’osait la contredire dans le groupe de filles qu’elle fréquentait actuellement. Pas question de la faire sourire, encore moins de rire, elle était toujours de mauvaise humeur, du genre bourru, mais il fallait la prendre comme elle était. Il suffisait de le savoir, de la connaître un peu, c’est tout. L’accepter, c’était encore autre chose.

Abby, Koria et Angela avaient immédiatement été séduites par Stacy, qu’elles avaient abordée alors qu’elle était assise, en solitaire, sur un banc du parc municipal, prenant le pâle soleil de cet après-midi de mars. Elles avaient tout de suite kiffé sur sa carrure athlétique, sur son aplomb, sur la force qui émanait d’elle, sur cette maîtrise d’elle-même.

Sous ses airs féroces, Stacy abritait une personnalité hors du commun, un mental infaillible et puissant, réactif en toute circonstance. Elles l’avaient introduite, fières de la compter parmi elles, dès le lendemain, dans leur petit comité. Stacy pourrait leur être d’une aide précieuse en cas d’embrouille.

Ce matin-là, elle s’était réveillée tard et, à sa grande surprise, s’était trouvée complètement nue sur son grand lit sens dessus dessous, elle qui avait pour habitude de dormir en pyjama et de se border « à l’ancienne » avec une couverture en laine et un duvet en plumes par-dessus. Elle ne sombrait dans le sommeil qu’en se sentant sécurisée par sa propre chaleur, les draps remontés jusqu’aux oreilles.

La première chose à laquelle Stacy pensa fut de trouver à se vêtir, elle ne supportait pas cet état de nudité. Il régnait dans sa chambre un désordre auquel elle n’était pas coutumière. Tout se devait d’être à sa place de façon impeccable et là, rien ne l’était.

Elle fouilla dans l’amas de vêtements gisant sur le sol et, ne trouvant pas son pyjama, enfila vite fait un bas Nike rouge vif et un sweat bleu azur Adidas avant de mettre la main, si l’on peut dire, sur ses pantoufles rose pâle aux motifs argentés. C’était, pour elle, le rare signe de féminité qu’elle se permettait en privé.

Elle avait ensuite parfaitement refait son lit, remis les choses en ordre comme cela devait l’être, placé correctement le traversin et les oreillers qu’elle avait retrouvés éparpillés aux quatre coins de la pièce. Elle avait même regardé dessous pour être sûre que personne ne s’y cachait.

Elle finit par s’asseoir dessus, pour se poser, souffler un peu, tirer ses idées au clair et arranger ses cheveux emmêlés. Que s’était-il passé ? Avait-elle fait un cauchemar ? Une crise d’angoisse ? Si c’était le cas, pourquoi ses parents n’étaient-ils pas intervenus ?

Elle ne verrouillait jamais la porte de sa chambre afin qu’ils puissent lui venir en aide, si par hasard elle s’agitait, se mettait à crier, en proie à ses tourments… Stacy aimait beaucoup ses parents. Ils l’avaient élevée avec toute leur énergie, du mieux qu’ils avaient pu, malgré ses rébellions, son caractère farouche, imprévisible.

Elle y alla à pas prudents pour vérifier, tout de même. Elle constata avec effroi qu’elle s’était enfermée, que la clé qui se trouvait là avait été tournée dans la serrure, enclenchant le loquet. Elle n’était pas censée avoir de clé ! Elle eut très froid, soudain. De la sueur glacée lui coulait dans le dos.

Stacy saisit sa robe de chambre laissée sur le dossier de son large et profond fauteuil d’ordi, se sentit mieux une fois couverte, la ceinture nouée bien fort à sa taille. Dans la maison on mettait le chauffage au minimum, c’était comme ça, on s’y faisait.

Ses parents faisaient des économies sur l’électricité, contrôlaient les dépenses qui leur paraissaient futiles pour privilégier les sorties en famille. Ils aimaient le ciné, le restau, le théâtre, les journées de shopping, les soirées dansantes, les fêtes populaires… Stacy et son jeune frère n’avaient jamais manqué de rien.

Tournant la clé puis ouvrant la porte, elle appela sa famille, la gorge sèche, sans avoir de réponse. Le salon était vide, les chambres aussi. Un étrange silence régnait autour d’elle.

Elle se rappela qu’on était jeudi, qu’elle n’avait cours qu’à onze heures, ce qui pouvait expliquer son réveil tardif ! Elle profitait du calme ce jour-là, ses parents étant partis au travail et son frère au collège. Elle révisait ainsi tranquillement, tout en matant l’écran plasma géant du salon, à son aise.

Stacy se dirigea vers la cuisine pour se faire un café corsé. Elle en avait bien besoin pour se réveiller, pour tenter de comprendre. À quelle heure était-elle rentrée chez elle, hier ? Avait-elle passé un moment avec ses nouvelles amies avant de retourner à la maison pour le repas du soir, en famille, ses parents y tenaient, aux alentours de sept heures et demie ? Il n’y avait que le week-end où elle pouvait passer ses soirées dehors, comme elle voulait.

Tout en écoutant l’eau couler dans la cafetière, Stacy se prépara un copieux petit-déjeuner avec ce qu’elle avait trouvé dans les placards : biscottes, confiture de fraises, pains au lait, biscuits, céréales… Elle se dirigea jusqu’à la table basse du salon, y posa son plateau bien chargé, s’installa confortablement sur le canapé en sky, s’entoura d’un plaid, porta à ses lèvres le café brûlant qu’elle s’était servi dans un bol XXL. Les vapeurs bienfaisantes lui firent retrouver un semblant de mémoire.

Hier matin, Stacy s’était levée à six heures cinquante, s’était douchée rapidement car son frère attendait. Elle avait pris son petit-déjeuner, en famille, ses parents y tenaient autant qu’aux repas du soir. C’était une façon agréable de démarrer la journée, tous les quatre, à parler de choses et d’autres. Elle s’était hâtée pour rejoindre l’arrêt de bus, puis la gare, pour se rendre à la fac. Arrivée en avance, elle avait pu relire ses notes, sans être dérangée. Qui aurait voulu la déranger ?

Elle avait appris en fin de matinée que ses cours de l’après-midi étaient tous annulés à cause de la grève qui reprenait. Elle en avait marre de la grève, d’autres cours importants n’avaient pas eu lieu la semaine précédente, ils ne seraient certainement jamais rattrapés. C’est son avenir qui se jouait là, on était en avril, il lui faudrait avoir son diplôme en juin, elle voulait commencer à chercher du travail… Elle avait en projet de louer un appartement, dès qu’elle serait indépendante financièrement.

Stacy avait préféré quitter le campus le plus rapidement possible, car elle n’était pas sûre de se retenir de casser la gueule à un cégétiste ou autre si elle en trouvait un sur son chemin. À la gare, c’était aussi la grève, elle dût ronger son frein pendant une heure et demie avant qu’une rame surbondée ne se présente sur le quai. Dans le wagon à bestiaux aux fortes odeurs de transpiration, elle prit sur elle pour ne pas laisser exploser la colère qui montait. Elle bouillait, bouillonnait, une vraie cocotte-minute.

Arrivée en nage à son lotissement, Stacy avait tracé jusqu’à chez elle. Abby, Koria et Angela devaient traîner dans les parages mais elle ne souhaitait pas les croiser, sûr elles allaient lui prendre la tête, ce n’était pas la peine, elle était trop à cran, elle s’était contenue jusqu’ici, ce qu’elle considérait comme un exploit…

À la maison, personne n’était encore rentré. Elle se servit un bon goûter qu’elle emporta dans sa chambre, se mit devant l’ordi, l’alluma et commença à manger, la nourriture sucrée apaisant peu à peu toute la rage qu’elle avait emmagasinée au cours de son trajet retour.

Rassasiée, ses tensions se résorbèrent. Qu’allait-elle pouvoir faire, en attendant ses parents et son frère ? Aucune envie de visionner ses cours en ligne, elle n’avait pas la tête à ça, ni de mater un film en conditions home studio, ni de se retrouver au cœur d’un concert comme si elle y était grâce à l’effet 3D, encore moins de rejoindre ses réseaux sociaux, ça allait la reénerver.

L’idée lui était alors venue de passer une commande. Les trois filles lui avaient raconté leurs expériences en des termes élogieux, c’était vraiment génial, top fun, trop cool, extra. Elles l’avaient encouragée à essayer ce service, elle avait tout à y gagner, elle en aurait pour son argent… Alors voilà, pourquoi ne pas essayer maintenant ? Stacy avait enfin trouvé comment occuper la fin de sa journée.

Après s’être connectée sur le site, elle s’était concentrée sur le bon de commande, avec un tas d’informations à saisir, de nombreuses cases à cocher, nécessitant un minimum de réflexion. Au bout d’un moment, elle se mit à répondre au hasard, distraitement, on verrait bien. Elle était pressée d’arriver au terme et de régler la facture avec sa carte bancaire estudiantine… Ouf ! Ça y était !

Il lui suffisait maintenant d’attendre, confortablement installée dans son fauteuil en position détente, son casque et son micro activés, ses capteurs posés aux endroits indiqués, le tout parfaitement synchronisé.

La commande était arrivée. Ensuite… Qu’y avait-il eu, ensuite ? Stacy eut beau chercher au plus profond de son cerveau, elle n’y trouva que du vide, un trou noir. Que s’était-il passé ? Elle n’avait aucun souvenir. Cela expliquait-il les conditions dans lesquelles elle s’était réveillée ce matin, nue, échevelée, épuisée, désorientée ?

Il lui fallait en avoir le cœur net. Elle déverrouilla l’écran plasma, ouvrit son compte perso, consulta l’historique, chercha l’information qui donnerait une réponse à ses interrogations. Ah oui, c’était bien ça. Un bug informatique au moment même où elle réceptionnait ce qu’elle s’était offert avec son maigre argent de poche.

Sa mémoire de la nuit dernière avait disparu, s’était dissoute, complètement effacée. Stacy devait se rendre à l’évidence, elle avait eu affaire à des amateurs. Elle ne passerait plus jamais de commande, trop naze, trop flippant, trop dangereux ! Elle se promettait d’incendier copieusement ses soi-disant copines, au sujet de leur plan foireux, la prochaine fois qu’elle les verrait.


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