— Ah ! Je savais bien que je vous
trouverais là, devant ce cinéma !
— Bonjour, madame. À qui ai-je
l'honneur ?
— Vous le savez très bien, ne
faites pas l'innocente ! C'est donc vous, la madone des salles obscures ?
— Mais enfin…
— Ne le niez pas, je vous ai vue
entrer ici même, dans ce petit cinéma minable, pas plus tard que la semaine
dernière ! Et vous n'étiez pas seule, n'est-ce pas ?
— Madame, ma vie privée ne vous
regarde pas !
— Bien sûr que si, elle me
regarde, surtout quand elle concerne aussi la mienne ! Je suis venue vous dire
qu'il ne viendra pas vous rejoindre aujourd'hui. Je me demandais ce qu'il
pouvait bien fabriquer, tous les samedis après-midi ! Depuis quelque temps, il
avait toujours une bonne excuse pour éviter les corvées de courses ou de
ménage, les rendez-vous de la petite chez le dentiste, ses cours de danse…
— Ah, votre fille fait de la
danse ? Danse classique, danse contemporaine, danse folklorique, danse de
salon, modern jazz ?
— Ne détournez pas la
conversation, s'il vous plaît, et écoutez bien ce que j'ai à vous dire. Moi,
j'ai toujours détesté la science-fiction. Et, qui plus est, au cinéma. J'ai
toujours refusé de l'accompagner. C'est tellement navrant ! Tenez, par exemple…
"La Guerre des étoiles" : "Star Wars", in english. C'est ce
que vous allez voir, là, pas vrai ? Je n'ai jamais accroché à tout cet
amusement puéril, à ces robots gnangnan, à cette guéguerre dans l'espace avec
tous ces vaisseaux qui font boum boum, à ce pilote extraterrestre qui pousse
des cris de primate, à cet éternel conflit père fils, à ce remake perpétuel des
gentils contre les méchants… Cet affreux Dark Vador et sa respiration
sifflante, quelle comédie !
— C'est votre droit le plus
légitime de ne pas aimer les films de George Lucas, mais n'en dégoûtez pas les
autres !
— Ah oui, je vois. C'est donc
avec vous qu'il explore le côté obscur de la Force ? Les salles obscures, lieux
de luxure, oui ! Mais qu'est-ce que vous trafiquez, avec lui ? Vous faites dans
l'extraconjugal cinématographique ? Ça vous amuse ? Vous vous en fichez comme
de l'an quarante, hein, de la princesse rebelle et du beau Han Solo ? Tout
ce qui vous intéresse, c'est de vous taper mon mari, pas vrai ? Oh ! Si je ne
me retenais pas, je vous flanquerais une de ces gifles !
— Allons madame, gardez votre
calme, pour qui me prenez-vous ? Je ne vous permets pas ! Soyons sûres que nous
parlons bien du même homme, ensuite nous aviserons… Comment s'appelle votre
mari ?
— Luke, très chère madame. Luke
Skywalker. Ça vous dit quelque chose ?
— Je connais Luke, en effet, mais
de là à penser qu'il vous trompe… Et avec moi ! Oui, c'est vrai, nous allons
ensemble au cinéma, mais nous ne faisons rien de mal !
— Rien de mal, rien de mal, c'est
vite dit ! Vous vous retrouvez tous les samedis au cinéma depuis deux mois et
vous voulez que je trouve ça normal ? Je l'ai suivi, je l'ai vu vous rejoindre
pour la séance de quinze heures trente, dans ce même vieux cinoche, samedi
dernier. On y donnait "L'Empire contre-attaque", si je ne m'abuse.
Vous comprenez, c'est mon mari, c'est mon Jedi à moi. Je veux qu'il reste pur,
qu'il ne soit qu'à moi. Vous m'entendez, c'est avec moi qu'il doit passer sa
vie ! Alors n'allez pas tout gâcher, avec vos airs de sainte-nitouche et vos
deux macarons sur les côtés !
— Que vous a dit Luke exactement,
madame, sur la nature de nos relations ?
— Il voulait me parler, tout à
l'heure, mais j'ai refusé de l'écouter. Je lui hurlais ma rage, j'étais hors de
moi ! La seule chose qui m'intéressait, c'était l'heure et l'endroit de votre
nouvelle rencontre. J'aurais dû m'en douter, que c'était encore ici, dans cette
salle miteuse, toute décrépie ! J'ai sauté dans le premier taxi : je voulais
être sûre de vous coincer ! Vous faites moins la fière, maintenant, pas vrai ?
— Vous auriez dû écouter votre
mari, madame. Vous auriez su la vérité, cela vous aurait évité toute cette
colère ! Ouh là là ! J'en ai pris plein dans la figure, moi, et pour pas un
rond ! Calmez-vous et écoutez-moi. Alors voilà. Je suis sa sœur, Leia. Nous
avons été séparés juste après notre naissance, si bien que nous avons longtemps
ignoré notre existence. Nous nous sommes retrouvés il y a deux mois environ,
c'était l'aboutissement de dix ans de recherches laborieuses, pour lui comme
pour moi. Il ne vous en a donc jamais parlé ? Il vous aime, vous savez, il me
l'a dit. Soyez compréhensive ! Il a besoin de sa sœur, comme moi aussi j'ai
besoin de lui. C'est mon frère jumeau… Nous partageons les mêmes passions, des trucs
de gosses, peut-être… Ce qui nous paraît important, c'est de vivre des choses
ensemble, de rattraper le temps perdu en allant au cinéma, tous les deux, comme
si nous avions dix ou douze ans. Il comptait bien vous parler de moi, me
présenter à vous, bien sûr. Et à votre fille. Pour vous, c'est fait ! Venez
donc avec moi voir le dernier épisode de la trilogie ! Ça s'appelle "Le
Retour du Jedi". Je vous expliquerai. Allez, faites un effort, quoi !
On se tutoie ? Que la force soit avec toi ! Que la force soit avec toi ! Que la
force soit avec toi !
— Je ne vous crois pas ! Je ne
vous crois pas ! Je ne vous crois pas ! Mais qu'est-ce encore que cette
histoire autour du beau Luke Skywalker ? Ma parole, c'est une obsession ! Bon
sang, il faut que ça s'arrête, maintenant ! Ah ! Le réveil sonne ! C'était donc
ça… Je suis chez moi, dans mon lit, avec mes deux chats… Alors, mes bestioles ?
Vous miaulez ? Obi-Wan ? Maître Yoda ? Vous avez faim ? Oui, je me lève !
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