Chapitre 1
Elle ne savait pas encore à quel
point ce livre allait bouleverser sa vie. Elle n'y avait tout d'abord pas fait
attention, lorsqu'elle s'était assise sur ce banc du jardin public où elle
venait souvent pour sa pause déjeuner, aux beaux jours.
Si elle avait pu se douter, à ce
moment-là, des événements qui allaient en découler—dans un premier temps du
moins—, elle ne s'en serait peut-être jamais saisi, elle ne l'aurait même pas
touché. À peine en aurait-elle, de loin, regardé la couverture. Pourquoi
s'intéresser à un livre oublié sur le banc d'à côté ?
Ce jeudi midi-là, elle était
sortie en retard de l'agence de voyages où elle travaillait ; une cliente
envahissante lui avait tenu la jambe pendant une bonne vingtaine de minutes
après l'horaire officiel de fermeture, elle avait eu du mal à s'en défaire.
Elle était seule à l'agence. Son
patron, en déplacement pour plusieurs jours, lui avait confié les clés et la
bonne marche des affaires pendant son absence. Il lui faisait confiance, elle
connaissait le métier, depuis le temps qu'elle travaillait pour lui ! Il
n'aurait aucun souci à se faire.
Mais la coupure entre midi et
quatorze heures, pour elle, c'était sacré ! Un appel téléphonique impromptu
avait coupé le sifflet à la bavarde, qui s'était éclipsée pendant qu'elle
allait répondre en s'excusant humblement. Ouf ! Enfin débarrassée !
Le répondeur se déclencha avant
qu'elle ait eu le temps d'attraper le combiné. Elle écouterait le message à son
retour si son interlocuteur en laissait un, elle n'était pas censée être au
bureau à cette heure-là ! Ce qui comptait maintenant pour elle, c'était d'aller
manger.
Chapitre 2
Le jardin public, au pied de la
cathédrale, n'était qu'à cinq minutes de marche. Il lui fallait juste remonter
la grande rue piétonne, tourner à droite sur le parvis, fouler une cour pavée
avant d'atteindre ce havre de paix et de verdure, loin de l'agitation et de la
circulation.
Elle avait trouvé un banc libre
sous un arbre et, à peine assise, s'était jetée avidement sur la boîte
plastique contenant son repas : une opulente salade composée de thon, de riz,
de maïs, de gruyère, d'œufs et de câpres, pour donner du goût.
Ça lui faisait du bien de
souffler, de manger dans la tranquillité, la tête à l'ombre et les jambes au
soleil, bercée par le chant des oiseaux ! Nous étions début avril, mais il
faisait prématurément chaud. On redoutait une nouvelle canicule pour l'été à
venir. Elle, la chaleur ne la rebutait pas, bien au contraire !
Une fois son dessert avalé—une
goûteuse mousse au chocolat—, et au moment d'allumer sa deuxième cigarette de
la journée, elle avait aperçu le livre, sur le banc voisin. Personne n'était
passé dans l'allée de graviers où elle se trouvait, personne n'avait pu le
poser ! Elle ne l'avait pas vu en arrivant, voilà tout, préoccupée par la faim
qui la rongeait.
La couverture brillait sous le
soleil, lui faisant cligner les yeux. Elle tenta d'en déchiffrer le titre,
écrit en capitales, sans parvenir à en saisir le sens.
"L'ENTREVUE" ? "ENTRE LES RÊVES" ? "ENTRE
DEUX RIVES" ? Elle alluma sa cigarette, inhala profondément la fumée
avant de l'expulser, se leva très déterminée, s’empara du livre et se rassit à
sa place.
Elle l'examina. Le titre exact, en
bleu sur fond uni, rose vif, était "L'ENTRE-DEUX-VIES", par une
certaine Anny de Montplaisir. Ce nom ne lui disait rien, pourtant elle était
très au fait de l'actualité littéraire. Elle venait de terminer
"L'élégance du hérisson" de Muriel Barbery, un roman fabuleux dont
les personnages continuaient à vivre en elle, et elle n'avait pas encore eu le
déclic pour se plonger dans un nouveau bouquin. Pourquoi pas celui-ci ?
Il était d'un format poche, pas
très épais, à peine une centaine de pages ; il n'était pas neuf, il avait été
ouvert, manipulé par quelqu'un d'autre avant elle. Plusieurs pages écornées,
des taches de thé ou de café, quelques moucherons séchés…
Elle retourna le livre pour
parcourir la quatrième de couverture, au texte court, juste deux phrases, une
invitation à la lecture : "Entrez dans le monde d'Anny de Montplaisir. Son
univers sera le vôtre." Il n'y avait rien d'autre, aucune information
concernant l'auteur.
Chapitre 3
Elle l'ouvrit, le feuilleta,
tomba sur le premier chapitre, qui portait ce titre : "Du passé faire
table rase". Elle commença à lire. Il ne lui restait qu'un petit quart
d'heure avant de retourner à l'agence, elle devait ouvrir à quatorze heures
précises. Son patron ne tolérait aucun retard ! Il était bien capable d'appeler
à l'heure exacte pour vérifier sa ponctualité ! Ce ne serait pas la première
fois, ni la dernière !
Elle fut soudain assaillie par
des pensées confuses, plongea dans une torpeur de fin de repas et de début de
digestion. Elle s'était souvent demandé ce qui l'avait fait venir là, dans
cette ville de banlieue triste et fermée, et surtout pourquoi elle n'avait
jamais tenté d'en partir, d'aller voir ailleurs.
Rien ne la retenait, ici. Certes,
elle y avait décroché son premier emploi à vingt et un ans, à sa sortie de
l'école, son BTS tourisme en poche. Elle avait été surprise de trouver si vite
et avait accepté, sans discuter, un salaire bas, couplé à des horaires de
travail extensibles et récupérables "en jours de congé".
Débutante, sans expérience, elle
s'était estimée heureuse de pouvoir gagner sa vie et son indépendance. Elle
avait emménagé ici, d'abord dans une chambre sous les toits puis, plus tard,
dans une petite maison avec jardin, en périphérie de la ville. Cela faisait
treize ans. Déjà ! Que le temps passait vite !
Heureusement, il y avait les
voyages, qu'elle faisait dans le cadre de ses vacances et de ses récupérations.
Elle était allée dans des endroits improbables, avait rencontré des gens
incroyables, vécu des aventures extraordinaires… Mais cela ne durait qu'un
temps.
Elle reprenait ensuite sa petite
vie tranquille de célibataire, en compagnie de ses deux chats, Milo et Mona. La
solitude lui pesait parfois, mais elle pensait que c'était un moindre mal,
qu'au moins elle était libre. Libre, oui, mais pas vraiment heureuse.
Dans le cadre de son travail,
elle était amenée à côtoyer du monde, à avoir des contacts, des échanges
multiples et variés. Elle était souriante, aimable, serviable, à l'écoute de
ses clients. Elle se faisait draguer, régulièrement. Elle avait craqué,
parfois, quand une histoire semblait possible, après une soirée agréable, un
bon dîner au restaurant. Elle avait été déçue, souvent. On l'avait trompée,
abusée, malmenée. Elle ne cherchait plus, préférant être seule que mal
accompagnée.
Il y a longtemps qu'elle aurait
pu prétendre à un travail mieux payé, plus gratifiant, quitter cette ville
morose ! Mais elle ne faisait rien. Elle restait là, passive, dans une vie sans
surprise. Une opportunité s'offrait à elle, cependant. Son patron comptait
ouvrir une succursale dans une ville voisine et envisageait de lui en confier
la direction avec à la clé, une augmentation de salaire.
Chapitre 4
Elle sursauta. L'heure avait
tourné, elle se trouvait maintenant en plein soleil. Le livre reposait sur ses
genoux, ouvert à la première page du chapitre un. Elle regarda sa montre : 14 heures
05. Son patron allait être furieux s'il apprenait qu'elle n'avait pas été
capable de se tenir aux horaires pendant son absence ! Adieu la direction
d'agence !
Elle rassembla précipitamment ses
affaires de pique-nique, fourra le livre dans son sac à dos, courut vers la
sortie du jardin public en faisant crisser les graviers blancs sous ses pas.
C'est en arrivant, essoufflée, aux abords de l'agence, qu'elle se rendit compte
que quelque chose n'était pas normal.
La petite rue était barrée par un
énorme camion de pompiers, impossible d'aller plus loin ! Ça sentait le brûlé.
C'était le bouquet ! Qu'était-il arrivé ? Elle interpella un pompier qui se
dirigeait vers le camion. "C'est l'agence de voyages !" lui
lança-t-il. "Ça a pris comme un feu de paille ! Mais c'est éteint,
maintenant. Vous allez pouvoir passer." "Pour aller où ?" lui
répondit-elle. "C’est ici que je travaille !"
Il haussa les épaules et retourna
à ses occupations, la laissant, anéantie, au milieu d'une rue qui soudain lui
devint étrangère. Elle fut prise d'une grande panique. Était-elle responsable
de cet incendie ? Avait-elle commis une négligence, un mégot mal éteint,
la cafetière restée allumée depuis le matin ?
Comment son chef allait-il
réagir ? Avait-il été prévenu, au moins ? Toute tremblante, elle
extirpa maladroitement son téléphone portable de son sac et chercha son nom
dans son répertoire. Elle tomba sur sa messagerie ; elle parvint à articuler
que quelque chose de très grave venait d'arriver, qu'il devait la rappeler le
plus rapidement possible.
Chapitre 5
Elle passa le reste de la semaine
dans sa maison, terrée au fond de son lit, se sentant terriblement coupable. Le
jeudi soir, elle avait vu son patron, revenu en catastrophe, devant les
décombres encore fumants de ce qui avait été leur lieu de travail.
Il ne restait plus rien, tout
était noirci, carbonisé. Encore heureux que le feu n'ait pas pris dans les
étages, où se trouvaient des lieux d'habitation ! Il lui avait dit, atterré,
que la seule chose à faire, c'était de rentrer chez elle ; il la tiendrait au
courant de la suite des événements. Il lui donnait quinze jours de congé, le
temps de voir venir.
Il l'avait rappelée le samedi
pour lui dire que selon les pompiers, un court-circuit était à l'origine du départ du feu, un
problème de fil électrique dénudé dû à une installation ancienne et
défectueuse. Oui, il avait été négligent. Qu'elle se rassure, elle n'y était
pour rien ! Il ne lui ferait pas d'ennuis.
Le dimanche après-midi, ayant
retrouvé de l'énergie, elle sortit se promener dans la campagne environnante ;
il faisait beau et chaud, elle rentra sereine, requinquée, apaisée. Le soir,
elle voulut regarder la télé mais il n'y avait rien qui l'intéressait. Elle
avait déjà vu tous les DVD qu'elle avait empruntés à la médiathèque, alors quoi
?
Elle repensa au livre. Avec tous
ces événements, elle l'avait complètement oublié ! Elle décrocha son sac à dos
de la patère, lequel n'en avait pas bougé depuis ce fameux jeudi noir où elle
était rentrée décomposée, pâle comme un linge, plus livide qu'un fantôme.
Le livre était bien là, elle
avait trouvé une occupation pour la soirée ! Elle l'emporta jusqu'à sa chambre
comme un trophée, s'installa dans son lit et reprit sa lecture.
Chapitre 6
Si elle se souvenait bien, elle
avait fait son sort au chapitre un, l'autre fois, et c'est d'ailleurs cela qui
l'avait mise en retard ! Qu'elle eût été à l'heure ou non, cela n'aurait rien
changé, de toute façon. Elle en était au chapitre deux, maintenant ! Son titre
était éloquent : "Renaître de ses cendres". Elle partit dans un rire
franc, qui lui fit venir des larmes au coin des yeux. Ah ça, c'était trop fort !
Milo vint la rejoindre sur la
couette et s'installa à ses pieds. Puis Mona vint se blottir près de son épaule
et se mit à ronronner. Elle commença sa lecture—il y était question d'une femme
qui avait tout perdu dans un incendie—puis elle bâilla bruyamment, plusieurs
fois. Elle se sentait d'un coup si fatiguée !
Pourtant, elle avait beaucoup
dormi, ces derniers temps ! Elle s'était oubliée dans le sommeil, pour ne pas
avoir à penser à toutes ces choses désagréables qui lui étaient arrivées.
Enfin, ce n'était pas si grave, à bien y regarder. Personne n'avait été blessé,
elle n'était pas responsable… Ce n'étaient pas ses quelques minutes de retard
qui auraient changé le cours des choses.
Pourquoi ne pas profiter de cette
situation pour commencer à chercher un nouveau travail ? Elle quitterait cette
ville froide et inhumaine pour une autre, plus agréable. Elle n'avait aucune
attache ici, de toute façon. Ses chats ne seraient pas contre un dépaysement,
un nouveau jardin à explorer. Pour quelles raisons avait-elle aussi peur du
changement ? À bientôt trente-cinq ans, elle avait encore tout l'avenir
devant elle !
Elle s'imagina dans un autre
cadre de vie, avec une maison plus grande, une ville vivante, où faire des
connaissances… Avec son diplôme, son expérience, ses compétences linguistiques
(elle parlait couramment trois langues étrangères, l'anglais, l'allemand et
l'espagnol, avait de bonnes bases en italien et en portugais), elle trouverait
autre chose !
Sa destinée professionnelle ne se
limitait pas aux agences de voyages, d'autres possibilités s'offriraient à
elle, si elle s'en donnait la peine ! Elle se promit, dès le lundi matin, de
faire des recherches sur Internet. Ses pensées la conduisirent jusqu'aux portes
des rêves. Elle s'assoupit, le livre lui tomba des mains. Elle s'endormit, un
grand sourire aux lèvres.
Chapitre 7
Le lendemain, Milo et Mona la
tirèrent du sommeil par des miaulements impatients. Il était presque dix
heures. Mon dieu ! Comme elle avait dormi ! Et bien dormi, en plus ! Elle
s'étira voluptueusement, distribua des caresses aux deux félins frétillants, se
leva pour leur préparer leur pâtée.
Dehors, il faisait un soleil
magnifique, c'était encore une belle journée qui s'annonçait ! En contemplant
ses petites bêtes déguster leur repas, elle se rendit compte qu'elle avait
faim. Elle avait même une faim de loup !
Elle jeta un coup d'oeil à ses placards : il n'y restait que de vieilles
biscottes et un fond de confiture. Elle méritait mieux, comme festin ! Elle
décida de sortir, de s'offrir un petit-déjeuner en ville, à la terrasse de son
café préféré.
Elle fit une toilette "de
chat", s'habilla rapidement, se coiffa, se chaussa, et gagna le
centre-ville en pédalant joyeusement sur son vélo. Ah ! Qu'il était bon de
profiter ainsi de la vie ! Elle acheta deux pains au chocolat à la boulangerie
la plus proche, gagna la terrasse baignée de soleil et commanda, triomphante,
un grand crème au serveur. Ce n'était pas très animé. Seules quelques tables
étaient occupées. Elle se souvint que l'on était lundi matin et que ce jour-là,
beaucoup de commerces sont fermés.
Devant elle, attablée, une femme
brune, chaussée de lunettes de soleil, n'arrêtait pas de se tourner vers elle
et de la regarder avec un drôle d'air. La femme finit par se lever, vint vers
elle. "Il me semble vous connaître" lui dit-elle. "Mais je ne
parviens pas à savoir d'où. Le lycée, peut-être ?" Elle était habituée à
ce qu'on la reconnaisse dans la rue, à ce qu'on lui dise bonjour ; elle était
"la dame de l'agence", elle devait juste répondre poliment.
Oui, cette femme aux cheveux fins
et raides, noirs comme le jais, lui disait bien quelque chose. L'inconnue ôta
ses lunettes, tourna vers elle ses yeux bridés. Un prénom s'imposa :
"Estelle". Elle demanda : "Vous êtes Estelle, n'est-ce pas
?" La femme, visiblement émue, lui répondit par l'affirmative.
C'était Estelle, sa grande copine
Estelle ! Au collège, puis au lycée, elles étaient inséparables ! Elles en
avaient vécu, des choses ensemble, pendant l'adolescence, lorsque l'on croit que
tout est possible, lorsqu'on se sent invulnérable !
Puis leurs chemins avaient
bifurqué. Estelle avait rejoint l'université, tandis qu'elle avait intégré un
lycée, en BTS. Elles avaient continué à se voir un temps, le week-end, quand
elles rentraient chez leurs parents. Elles s'étaient écrit, elles s'étaient
téléphoné, puis elles avaient fini par se perdre. Le coup classique, quoi.
Chapitre 8
"Estelle, mais qu'est-ce que
tu fais là ?" "Je pourrais te demander la même chose", lui répondit
son amie. "Quelle surprise ! On s'embrasse ?" Elles passèrent le
reste de la matinée sur la terrasse, à parler de leurs vies respectives, de
leurs parcours personnels et professionnels, de leurs bonheurs, de leurs
amours, de leurs coups durs.
Estelle était de passage, elle
revenait d'un séjour en Alsace et avait décidé de faire une halte ici,
spécialement pour visiter la cathédrale et le musée. Elle était à l'hôtel,
comptait passer la journée à faire du tourisme et, après une nouvelle nuit de
sommeil, elle reprendrait la route jusque Saint-Malo, où elle habitait et
travaillait.
Elle était mariée, avait deux
enfants, Richard et Sophie, et s'octroyait, de temps en temps, quelques jours
de vacances en solitaire. Son mari, Yvan, n'y voyait aucun inconvénient, il
s'occupait très bien de la maisonnée ; ils étaient assez libres l'un par
rapport à l'autre, complices, respectueux, attentifs à leur bien-être.
Elle écoutait son amie retrouvée
avec émotion et admiration. "En voilà une qui a réussi sa vie !"
pensa-t-elle, avec un petit pincement au cœur. "Tu sais, là-bas, je
travaille à l'office de tourisme et on recrute, en ce moment. La demande est
plus forte, à l'approche de l'été ; mais c'est une ville où les touristes sont
présents toute l'année."
La suite se passa comme dans un
rêve. Elle tapa son CV, envoya une lettre de motivation qu'elle avait rédigée
avec l'aide d'Estelle, qui "connaissait la maison". Elle fut
convoquée à un premier entretien, puis à un deuxième, fut retenue en tant que
guide-interprète à partir de juin, pour tout l'été. En octobre, elle signerait
pour un contrat à durée indéterminée.
Estelle l'avait hébergée durant
quatre mois et maintenant, il était temps qu'elle déménage, qu'elle rapatrie
ses affaires et ses chats—dont s'occupait son père—vers son nouveau lieu de
vie. Elle avait loué une jolie maison à Paramé, une commune rattachée à
Saint-Malo, à cinq minutes à pied de la mer, avec un jardinet pour ses minets.
Chapitre 9
Au moment du déménagement, elle
retrouva le livre sous son lit, couvert de poussière, et le rangea dans un
carton, avec d’autres livres, en haut de la pile, pour penser à en lire la fin.
Elle s'installa dans sa nouvelle
maison et dans sa nouvelle vie, s'inscrit à des activités sportives et
culturelles, commença à se faire des amis… Tout semblait tellement facile,
ici ! Elle allait souvent déjeuner dans une excellente crêperie, située
dans une ruelle pavée, intra-muros.
C'est là qu'elle rencontra Loïc,
un midi, début mars. Il était son voisin de table, il avait engagé la conversation,
le courant était passé entre eux. Ils s'étaient revus plusieurs fois dans cette
même crêperie, avec un grand plaisir. Ils avaient beaucoup de sujets de
conversation en commun, ils partageaient le goût pour les voyages.
On était mi-mai, l'air était doux,
chargé de senteurs. Ce soir, Loïc l'invitait à dîner sur son bateau, amarré au
port de plaisance de Vauban, tout près des remparts. Journaliste, écrivain,
globe-trotter, il y vivait toute l'année. En ce moment, il projetait un tour du
monde et cherchait un coéquipier. Ou une coéquipière !
C'est en se préparant chez elle,
pour ce dîner, en pensant fort aux yeux bleu délavé de Loïc, qu'elle se souvint
du livre. Tous ses cartons étaient vidés, où l'avait-elle donc rangé ? Ah !
Il était là, sur une étagère du salon, avec d'autres ouvrages qu'elle comptait
lire, un jour ou l’autre.
Elle l'attrapa fébrilement,
chercha la première page du chapitre trois. Son titre était : "Charmer le
beau marin". Elle laissa échapper un cri de surprise. Décidément, ce livre
avait des vertus exceptionnelles, des pouvoirs bien étranges, à moins qu'il ne
s'agisse de son imagination ?
Chapitre 10
Elle venait de comprendre,
d'entrevoir quelque chose. Tout pouvait s'expliquer de façon rationnelle mais pourtant,
au fond d’elle-même, elle savait que sans ce livre, rien de tout ce qu'elle
vivait aujourd'hui ne serait arrivé. Il l'avait aidée, guidée tel un passeur,
un relais entre deux existences—la sienne hier et celle d'aujourd'hui—, si
opposées, si différentes.
Dès demain, elle le remettrait à
un nouveau destin : quelqu'un d'autre en aurait certainement besoin. Elle
le déposerait dans un lieu public, bien en évidence ; peut-être sur un siège de
la salle d'attente de la gare SNCF ?
Elle alla jusqu'au couloir de
l'entrée et le plaça sur la petite table où se trouvaient ses clés. Il ne lui
serait pas nécessaire de lire tout de suite le contenu du chapitre trois. Elle
retourna dans la salle de bains pour continuer à se faire belle, en chantonnant,
sous le regard de ses chats, étonnés de la trouver de si bonne humeur. C'était
si rare !
Comme elle était très en avance,
elle décida de rejoindre le port à pied, en longeant la mer, par la digue. Une
petite heure de marche, ça n'allait tuer personne ! Surtout pas elle ! Elle
mit à ses pieds ses chaussures de sport, en ayant soin d'emporter avec elle des
escarpins plus adaptés à sa tenue : une robe à fleurs toute simple, un gilet,
un manteau, un foulard. Après son dîner en tête-à-tête, elle pourrait toujours
appeler un taxi pour rentrer. À moins que…
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