Trilogie féminine 1/3
Chapitre 1
Elle s'était mariée jeune, à
dix-neuf ans à peine, enceinte de quatre mois. Elle venait d'échouer au bac
pour la deuxième fois. Avait-elle eu le choix, à ce moment-là ? Il fallait
bien démarrer dans la vie d'une façon ou d'une autre, alors pourquoi pas
celle-là ?
Elle était amoureuse de ce jeune
homme dont elle attendait l'enfant, elle voulait vivre avec lui, elle
souhaitait ardemment être heureuse… C'était si simple !
L'idée de fonder une famille ne
lui déplaisait pas, après tout elle avait l'âge, et puisque le sort en avait
décidé ainsi… Elle allait être mère, ça lui faisait un peu peur, mais au plus
profond d'elle-même, ça l'enchantait. Elle s'appliquerait à lui donner un bel
enfant. Puis d'autres encore, un peu plus tard !
C'est sûr, à bien y réfléchir,
elle aurait dû faire plus attention, prendre ses précautions. Elle avait si peu
d'expérience, elle était si naïve… Ses parents, très religieux, l'avait
encouragée à se marier, ils avaient même accueilli la nouvelle avec un certain
bonheur. Vu la tournure désastreuse de ses études, il était préférable de la
"caser" vite fait, celle-là !
Elle l'aimait, ce garçon,
non ? Il avait une bonne situation ! Et lui, qu'en pensait-il ?
Il avait été surpris, il ne s'attendait pas à ça si vite, mais oui, il
envisageait un jour de se marier, d'avoir des enfants… Eh bien voilà, ça
arrivait, c'était un peu rapide, mais il fallait assumer…
Leurs parents se sont rencontrés,
ils ont sympathisé, ils ont arrêté une date pour la cérémonie. Il fallait faire
vite, sa grossesse commençait à se voir ! On s'est alors lancé dans les
préparatifs du mariage, il y avait tant de choses à faire et à penser !
Prendre rendez-vous à la mairie, aller voir un prêtre, réserver une salle,
trouver un traiteur, établir un menu, envoyer les faire-part…
Chapitre 2
Armelle avait voulu que ce soit
une belle fête, la plus belle de sa vie. Ce fut joyeux, agréable, très réussi.
Elle avait fait une mariée ravissante, dans sa longue et large robe blanche,
dissimulant ses formes rebondies.
Aujourd'hui, quelle serait sa vie
si elle n'avait pas rencontré Bastien ? Si elle n'avait pas été amoureuse, si
elle n'était pas tombée enceinte de lui ? Où en serait-elle, après toutes
ces années ? Aurait-elle eu son bac, aurait-elle continué en fac,
aurait-elle décroché un diplôme, aurait-elle un métier ?
Le jour de sa rencontre avec
Bastien, Armelle s'en souvenait encore très bien, il avait beaucoup neigé. Sa
deuxième terminale était déjà bien entamée, on était en janvier. Elle venait
juste de reprendre les cours et dès l'après-midi, elle avait un bac… blanc, en
histoire.
Elle avait profité de l'absence
de son professeur de maths pour descendre plus tôt à la Favorite, et consacrer
du temps à réviser ses fiches. C'était son bar préféré du centre-ville, elle y
tenait ses quartiers à l'heure du déjeuner, en fin d'après-midi après le lycée,
ou à tout autre moment de la journée, en fonction de ses heures de perm, de son
envie de sécher les cours…
Elle avait renoncé depuis
longtemps à potasser à la bibliothèque, pourtant elle aimait bien
l'endroit ! Mais tous ces gens sérieux, trop sérieux pour elle, ne
l'intéressaient pas. Elle préférait réviser un contrôle à la Favorite,
confortablement assise près de la baie vitrée, au soleil s'il y en avait.
De temps en temps, elle relevait
la tête, regardait les gens passer dans la rue commerçante, replongeait dans
ses cours… Elle fumait des Camel en sirotant des cafés, elle demandait un verre
d'eau, parfois un sandwich ou un croque-monsieur.
Chapitre 3
Il avait commencé à neiger sur la
ville pendant la nuit, c'était déjà tout blanc quand Armelle s'était réveillée,
à sept heures moins le quart. Elle avait pris son petit-déjeuner avec ses
parents, ses frères et sa sœur, elle s'était habillée et chaussée en
conséquence…
Quelle joie de ressortir du
placard son gros pull en laine, de mettre ses bottes fourrées avec
d'épaisses chaussettes ! Les portes du lycée fermaient à huit heures pile,
elle en avait habituellement pour dix minutes de marche… Ce matin-là, elle
était partie un peu plus tôt.
De glissade en glissade, sous les
flocons tombant encore en abondance, elle s'était amusée tout au long du
chemin, découvrant les rues, les maisons, les jardins, couverts d'une épaisse couche
cotonneuse. Ça la rendait joyeuse. Elle aimait la neige, par ici quand elle
tombait en cette quantité, c'était plutôt rare.
Armelle était sensible aux
événements exceptionnels et sa rencontre avec Bastien, le lundi 8 janvier 1990,
en serait un qu'elle ne serait pas prête d'oublier. Bien d'autres dates
restaient ancrées en elle, à commencer par celle de son mariage, le samedi 15
septembre, puis la naissance de sa fille, presque quatre mois après !
C'était le matin du 8 janvier, un
mardi. Une année venait juste de s'écouler depuis les premiers regards échangés
avec le père de son enfant. Ce jour-là aussi, il avait neigé. De la fenêtre de
la maternité, elle avait vue sur le parc, les arbres étaient tous blancs. Il
était venu les voir, elle et leur fille, en début de soirée. Il n'était pas
resté longtemps.
Alors oui, elle s'en souvenait
particulièrement bien, du "jour J" avec Bastien. C'était du temps où
elle était heureuse, où elle avait en elle cette insouciance, cette ouverture à
la vie, ces envies de savoir, cette soif d'expériences. Elle s'était amusée, un
peu trop peut-être. Elle avait été amoureuse, elle avait perdu la tête, elle ne
pouvait plus revenir en arrière… Le bonheur n'avait pas duré longtemps, le pire
restait à venir.
Chapitre 4
Si elle s'était doutée de ce qui
l'attendait, Armelle ne serait pas allée réviser ses cours à la Favorite.
Elle serait descendue à la
bibliothèque—c'était moins loin—, elle aurait étudié près d'une fenêtre donnant
sur le parc, dans cette ambiance feutrée où pas même une mouche n'osait voler.
Elle aurait entendu ronfler les poêles à gaz, leur chaleur diffuse l'aurait
mise dans un état léger de torpeur, favorable aux rêveries…
Mais n'ayant eu qu'un cours (de
sciences) de huit heures à dix heures, Armelle avait rejoint à pied son endroit
préféré, elle avait du temps devant elle ! Le bac blanc n'était qu'à
quatorze heures, largement de quoi approfondir ses connaissances, revoir les
définitions, se remémorer les grandes dates…
Le lycée, sis dans une grande
avenue, se trouvait à un bon kilomètre du centre-ville. Elle avait pris plaisir
à sentir ses pas s'enfoncer, crisser dans la couche profonde, compacte,
immaculée… La neige n'avait toujours pas cessé de tomber !
Armelle relisait une fiche sur les
événements importants de la Première Guerre Mondiale, quand des rires lui
avaient fait interrompre son travail. On approchait de midi, elle avait presque
fini, elle pouvait faire une pause !
Deux garçons étaient entrés dans
le bar, couverts de flocons, coiffés d'étonnants bonnets à pompon aux couleurs
vives. Ils avaient le sourire jusqu'aux oreilles, ils parlaient fort, ils
riaient de bon coeur.
Elle avait reconnu Vianney, un
garçon de sa classe, qui n'était pas venu en cours le matin. Il l'avait vue,
lui avait fait signe, s'était dirigé vers elle, le jeune homme qui
l'accompagnait avait suivi.
Chapitre 5
Vianney avait fait les
présentations : "Armelle, je te présente Bastien, Bastien voici
Armelle." Voilà comment ils s'étaient retrouvés tous les trois à la même
table. Armelle n'avait plus du tout envie de réviser, ça tombait bien qu'ils
soient arrivés !
C'était plus intéressant de
participer à des conversations à bâtons rompus avec les deux garçons hilares,
qui tenaient des propos délirants, un peu décousus, mais tellement
drôles ! Avant de venir à la Favorite, ces messieurs s'étaient fumé un
petit joint des familles qui les rendait de très bonne humeur, avaient-ils
confessé.
Armelle ne fumait pas (ou très
peu), et surtout pas avant d'aller en cours. Elle l'avait fait une fois,
l'expérience avait été désastreuse, un véritable cauchemar. Elle n'avait pas
besoin de fumer pour être euphorique ; elle était d'un naturel optimiste,
enjoué, positif. Si les autres riaient, elle riait aussi.
Elle s'amusait bien, avec Vianney
et Bastien ! Mais l'heure tournait, bientôt treize heures ! Il
fallait qu'elle mange quelque chose avant de retourner au lycée ! Elle
avait commandé un croque-monsieur avec un diabolo orgeat, suivi d'un café,
tandis que les garçons attaquaient un demi.
Qui était donc Bastien ? Il
intriguait Armelle, tout de même ! Elle était toujours ravie de faire
connaissance avec de nouvelles personnes. Elle était de nature curieuse, elle
aimait poser des questions.
Bastien avait vingt-deux ans, la
chevelure brune et rebelle, un emploi depuis peu dans une grosse concession
automobile, en périphérie de la ville. Il avait un CAP de mécanicien, arrivait
de Bordeaux, en avait l'accent.
Vianney était son cousin, ils
s'entendaient très bien, comme elle pouvait le constater ! Pour le moment,
Bastien logeait chez Vianney (enfin chez ses parents), jusqu'à ce qu'il trouve
à louer un appartement. Il était de congé le lundi, il avait toute sa journée
devant lui.
Pourquoi Armelle ne
viendrait-elle pas faire de la luge en sa compagnie, cet après-midi ? Non
merci, c'était sympa comme idée mais ce n'était pas possible, elle avait un
contrôle en histoire (Vianney aussi, d'ailleurs) et c'était important pour elle
de le réussir. Elle repassait le bac en juin !
Chapitre 6
D'ailleurs, c'était l'heure de
remonter au lycée, et avec toute cette neige, ça allait prendre du temps, à
pied, même si elle était correctement équipée !
Armelle avait rangé ses affaires,
payé ses consommations, enfilé son manteau, enroulé sa grande écharpe autour de
son cou, mis ses gants, son bonnet sur ses longs et épais cheveux blond doré.
Bastien avait pris un air déçu.
"On se reverra, alors ?" Elle lui avait dit peut-être, en lui
faisant la bise. "Vianney, qu'est-ce que tu fais ?" Il n'était
visiblement pas pressé, alors Armelle lui a lancé : "À plus
tard !" avant d'affronter seule les flocons virevoltants, encore plus
denses que dans la matinée.
La neige n'était pas déblayée
partout sur les trottoirs ; elle collait aux chaussures, bien plus que
tout à l'heure. Sa marche était ralentie, il lui aurait fallu des skis, des
bâtons, des raquettes… Elle avait si peur d'être en retard !
Essoufflée, en nage, les joues en
feu, elle avait atteint le lycée à deux heures moins le quart, soit largement
le temps de se fumer une petite cigarette avant d'entrer. Elle l'avait bien
méritée, après cet exploit !
Ce jour-là, le lundi 8 janvier
1990, Vianney n'était pas venu au bac blanc d’histoire. Armelle s'en était
sortie avec un honorable 14 sur 20. Elle avait choisi un sujet sur la situation
politique européenne entre les deux guerres.
Chapitre 7
Si seulement tout s'était arrêté
là ! Elle aurait sûrement eu son bac, elle faisait tout pour ça… Alors
pourquoi avait-t-il fallu qu'elle revoie Bastien, le lundi soir suivant ?
Pourquoi était-elle passée à la
Favorite plutôt que de rentrer chez elle, manger tôt avec ses parents, ses
frères et sa sœur, puis se mettre au travail ? Elle n'avait pas fini son
devoir de philo, elle devait le recopier au propre et rédiger une conclusion…
Pourquoi était-elle tombée si
vite dans le panneau ? Elle était jeune, à cet âge quoi de plus palpitant
que de découvrir l'amour ? Ce soir-là, Bastien s'était montré très heureux
de la revoir.
Il avait pensé à elle toute la
journée, il était venu à la Favorite exprès pour elle, sa patience était
récompensée, il n'avait pas attendu pour rien ! "Je t'invite,
qu'est-ce que tu veux boire ?" C'est ainsi que son histoire avec
Bastien avait commencé.
Elle aurait pu avorter, après
tout elle était majeure, quand c'est arrivé. Pourquoi avait-elle cédé à la
pression familiale ? Les choses se seraient passé tout autrement. S'il n'y
avait pas eu l'enfant, elle ne serait pas restée longtemps avec Bastien, elle
le savait maintenant ! Se serait-elle seulement mariée ?
Rapidement, son arrogance l'avait
agacée. Imbu de lui-même, trop attaché aux apparences, il sonnait creux à
l'intérieur. Il l'avait vite ennuyée, elle avait vite fait le tour du
personnage ; une fois mises à jour ses petites excentricités, celles qui
l'avaient attirée au départ, il n'y avait rien derrière, c'était vide.
Leurs conversations n'allaient
jamais bien loin, la discussion restait superficielle, il ne lisait rien à part
des magazines sur les voitures, n'avait d'idées sur rien, était toujours
d'accord avec elle… De ce côté-là, c'était décevant.
Armelle dévorait les livres,
adorait le cinéma, allait au musée, se passionnait pour la musique depuis toute
petite… Elle avait tant de choses à partager, à apprendre des autres !
Comment trouver son compte, avec Bastien ?
Elle voulait aller à un concert,
il l'emmenait voir des courses de voiture, elle n'en comprenait pas l'intérêt…
Mais bon ! Il trempait aussi dans de drôles d'histoires, le soir très tard
des gens venaient chez lui, ils s'enfermaient dans le salon, parlaient à voix
basse. Elle restait seule dans la chambre à attendre qu'il vienne, qu'il lui
fasse l'amour…
Chapitre 8
Car Bastien se rattrapait au lit,
il l'avait initiée aux plaisirs physiques, avec lui elle avait découvert des
sensations incroyables… Comme c'était bon ! Elle prenait un pied
dingue !
Quand ils couchaient ensemble
(aux débuts c'était très souvent, à toute heure du jour ou de la nuit), elle
devenait folle de lui. Elle ne voyait plus le temps passer, se laissant
entraîner dans une spirale infernale d'où elle ressortait épuisée mais
tellement contente ! Pour ça oui, elle l’aimait. Ça la fascinait, tout ce
qu'on pouvait faire à deux. Elle n’imaginait pas un seul instant que ça
s’arrête.
Et puis voilà, un oubli de pilule
pendant trois jours, il l'avait emmenée voir ses parents à Bordeaux, avant de
partir elle avait laissé la plaquette sur sa table de nuit… Là-bas elle n'avait
osé rien dire, elle avait fait comme si de rien n'était, pensant que ça n'était
pas grave, qu'elle avalerait en rentrant plusieurs comprimés d'un coup… Ce
qu'elle avait fait, persuadée que ça marcherait. Elle avait continué à faire
l’amour avec Bastien, sans penser à rien, juste à son plaisir.
Armelle avait mis du temps à
comprendre qu'elle était enceinte, elle avait attendu patiemment ses règles
pendant un mois, deux mois… Au troisième mois de retard, elle s'était
inquiétée. On était mi-juin, au début des épreuves du bac… Ça tombait vraiment
mal.
Quelle idée ! Elle était à
dix mille lieues de ça ! Elle voyait un peu moins Bastien et révisait
intensément, avec la ferme intention de réussir, cette fois ! Tu parles…
Elle était tombée malade, d'infectes nausées, des vomissements à n'en plus
finir. Elle n'était pas allée jusqu'au bout dans les épreuves du bac : un
matin elle n'avait pas pu se lever, la tête lui tournait, c'était terrible,
pire que d'être ivre.
Chapitre 9
Inquiets de la voir si mal en
point ce matin-là, les parents d'Armelle avaient appelé le médecin en urgence.
Son diagnostic ne laissa aucune place au doute. C'était plutôt une bonne
nouvelle, non ? Garder l'enfant était pour eux une évidence.
Avait-elle eu un autre choix, à
ce moment-là, dans l'état de faiblesse où elle se trouvait ? Elle se
sentait perdue, incapable de donner son avis. Elle ne savait pas ce qui était
le mieux pour elle, alors elle s'en était remise aux siens.
Qu'aurait-elle pu faire
d'autre ? C'était sa faute. Ses parents ont pris les choses en main, ils ont
décidé pour elle et pour Bastien, s'occupant des rendez-vous à l'hôpital, des
analyses, des médicaments… Elle s'est laissé bercer, porter par les événements,
elle leur a fait totalement confiance. Ce n'était pas désagréable de se laisser
dorloter, finalement.
Elle portait la vie, c'était le
fruit d'un amour qu'il fallait officialiser par les liens du mariage, et au
plus vite ! Elle allait être épouse, elle allait être mère, elle fonderait
un foyer, basé sur la confiance et la fidélité… C'était formidable, tout à fait
respectable, quoi de plus normal ? Oui, là s'était joué son destin.
Chapitre 10
Aujourd'hui, vendredi 8 janvier
2010, Armelle est seule dans son appartement. Il est neuf heures, elle a fini
son petit-déjeuner, a repris un café, un grand bol bien chaud qu'elle boit dans
la salle à manger.
Elle regarde, derrière la grande
baie vitrée, le jour qui se lève sur la même vue triste, depuis quinze ans. Sa
vie est minable, elle le sait. Elle est mariée depuis bientôt vingt ans à ce
sinistre individu, elle en a le vertige ! Son union avec Bastien
représente la moitié de son existence, elle a trente-neuf ans, en aura quarante
en septembre… Que de temps perdu !
Sa fille est grande, maintenant.
Aujourd'hui c'est son anniversaire, elle a dix-neuf ans. Elle va venir, tout à
l'heure, il est prévu de fêter ça ensemble. Elle est en fac de droit, loue un
appartement en ville avec deux amies, fait des petits boulots pour gagner son
indépendance… Elle est très courageuse, Armelle l'admire pour sa détermination,
elle l’encourage dans cette voie.
Ce week-end, elle rentre à la
maison, chez papa et maman. Armelle va la choyer, elle n'aura rien à faire,
elle lui cuisinera tout ce qu'elle aime, la laissera réviser tranquillement.
Elle lui a préparé son lit dans sa chambre d'adolescente, elle sera assise à son
bureau comme avant, pendant ses années au collège, ses années au lycée…
Comme le temps passe vite !
Armelle est rassurée, elle va pouvoir envisager autre chose, pour elle-même,
cette fois-ci. Oui, maintenant sa fille peut voler de ses propres ailes, elle a
de quoi se débrouiller, elle n'a pas vraiment besoin d'aide, financièrement
parlant.
De toute façon, ils ne sont pas
très riches, Bastien n'a jamais été bon pour les affaires, ses boîtes ont coulé
les unes après les autres. Il n'a jamais pu acheter à Armelle la maison dont
elle rêvait, avec un grand jardin à fleurir, un coin de potager, de quoi
s'occuper, rêver, s'évader, s'épanouir un peu, se réaliser…
Bastien a toujours refusé qu'elle
travaille, il avait sa fierté, c'est lui qui rapportait l'argent au
foyer ! Il était toujours sur un nouveau projet, ça allait marcher cette
fois-ci, il ne fallait pas s'inquiéter…
Pendant un temps il était plein
aux as, mais il flambait, il jouait au poker et se faisait plumer, alors il
était obligé de revendre la belle voiture de course qu'il s'était offert deux
mois auparavant, était forcé d'annuler le voyage aux Seychelles qu'il
promettait à Armelle depuis des années…
Chapitre 11
Quinze ans plus tard, ils étaient
toujours dans ce foutu immeuble HLM. Armelle étouffait dans leur appartement au
dixième étage, elle crevait à petit feu. Pourquoi n'avait-elle pas réagi ?
Elle s'était vite soumise, jouant
parfaitement son rôle de femme au foyer, de mère et d'épouse aimante. Elle
fermait les yeux, elle savait qu'il avait des maîtresses, mais elle ne disait
rien, elle pensait à sa fille, elle voulait la protéger, lui donner la
meilleure vie possible, avec tout son amour.
Si elle quittait le domicile
conjugal, ce serait pour aller où, avec son enfant sous le bras ? Certainement
pas chez ses parents ! Ils lui auraient fait la morale, lui conseillant bien
gentiment de rentrer chez elle, là où était sa place.
Se réfugier dans un foyer pour
femmes seules ? On aurait eu tôt fait de lui retirer son enfant, de la
placer, elle aussi, dans un foyer. Sans le bac, sans formation professionnelle,
comment trouver un emploi rapidement ? Comment assurer un travail, avec toutes
ses contraintes, tout en voulant s'occuper de sa fille, de son éducation ?
Armelle voulait être présente à la
maison quand sa fille rentrait de l'école, lui préparer son goûter, l'aider à
faire ses devoirs… Non, elle avait trop peur qu'elles soient séparées, c'était
sa seule richesse, son enchantement, sa raison de vivre.
Elle n'avait jamais eu assez de
courage pour quitter Bastien, c'était trop périlleux, elle ne voulait pas perdre
le peu qu'elle avait, elle ne l'aurait pas supporté.
Chapitre 12
Bastien n'était pas violent, il
n'avait jamais levé la main sur elle, il était juste un peu
"sanguin", avec des idées bien arrêtées.
Armelle était "sa petite
femme chérie", elle n'avait pas à le contredire. À la maison, en société,
c'était : "Sois belle et tais-toi", il ne lui demandait pas
l'impossible !
Armelle s'était conformée à ce
que Bastien attendait d'elle, à ce qu'il avait envisagé pour elle. Elle était
devenue une parfaite maîtresse de maison, entretenant avec soin son
intérieur : tout devait être propre, brillant, bien rangé, bien lavé, bien
repassé. Elle gérait au mieux les dépenses avec ce qu'il lui donnait, parfois
c'était peu.
Elle s'était toujours débrouillée
pour qu'ils aient à manger, pour qu'ils ne manquent de rien, calculant au plus
près, allant même, quelque temps, aux Restos du Cœur. Elle n'avait eu aucune
honte à le faire, au moins leurs assiettes étaient pleines, les repas variés,
il y avait des fruits, des légumes, du café.
Elle avait tout encaissé, tout
accepté, avec pour seule idée d'élever sa fille au mieux, qu'elle puisse faire
des études, qu'elle ait le choix de son avenir. C'est ce qui l'avait fait
tenir, durant toutes ces années. L'amour qu'elle lui donnait, sa fille le lui
rendait bien.
Chapitre 13
Armelle avait fait le choix de ne
pas avoir d'autre enfant. Elle ne voulait pas d'une grande famille, elle ne la
donnerait pas à Bastien, non, pour rien au monde ! Un mauvais mari et une petite
fille charmante, c'était bien suffisant. Elle ne voulait pas servir de boniche
à une ribambelle d'enfants morveux et pleurnichards.
Elle prenait la pilule chaque
matin, en cachette, dans les toilettes. Au moindre doute, elle faisait un test…
Bastien s'étonnait, il ne comprenait pas, il voulait tant qu'elle lui donne un
garçon ! Et d'autres encore, il se voyait en papa gâteau…
Un jour, elle lui a raconté
qu'elle avait fait des analyses, qu'elle était atteinte de stérilité, que
c'était difficile à traiter, qu'il faudrait aller dans un hôpital spécialisé à
Paris, que ça coûtait très cher, qu'il y avait peu de résultats… Il avait tout
gobé et comme il était dans une période de vaches maigres, il n'avait pas
bronché.
Sa mission est presque achevée.
Bientôt, elle sera libre. Elle pourra faire ses valises, voyager léger. Elle a
quelques économies, de quoi tenir un peu, le temps d'agir.
Chapitre 14
Armelle a toujours trouvé du
temps pour lire, elle n'en a jamais perdu le goût, heureusement. Le vieux
château aux grands escaliers en pierre, aux parquets grinçants, où il fallait
faire vœu de silence, est devenu son havre de paix, sa caverne aux trésors. Lycéenne,
elle rechignait à y étudier ; jeune mère, elle a aimé y retourner. Elle
s'y documentait, lisait les journaux, les magazines, empruntait des romans de
toute sorte…
Plus tard, elle y a inscrit sa
fille, puis les choses ont changé. La bibliothèque, devenue médiathèque, s'est
installée dans des locaux tous neufs, au centre-ville, près de la Favorite, son
bar préféré à l'adolescence, là où tout s'était joué.
Maintenant, comme elle ne peut
pas souvent s'offrir une place de cinéma, elle emprunte des DVD, revoit des
vieux films, en découvre de nouveaux. La télé l'ennuie, les programmes ne sont
pas très intéressants, même si elle tombe parfois sur de bonnes vieilles
séries…
Armelle se refait un café, il est
bientôt onze heures, elle n'est toujours pas lavée, pas habillée. Elle reste
dans son vieux survêt informe, elle est bien dedans. Elle met de la musique,
l'album sublime des Tindersticks (celui à la robe rouge), elle s'assoit dans le
canapé, elle se détend.
Bastien n'est pas souvent là, en
ce moment. Il est tout à ses affaires, occupé à des trafics louches, pour ne
pas changer. Cette nuit, il n'est pas rentré. A-t-il une nouvelle maîtresse ?
Elle espère juste qu'il sera là ce soir pour fêter l'anniversaire de leur
grande fille.
Elle a pensé un temps à le tuer,
à le faire disparaître, définitivement. Elle s'était documentée sur les crimes
parfaits, elle avait réfléchi, échafaudé des plans : la version suicide,
ou celle de l'accident ? Noyade ou empoisonnement ? Elle avait retenu
l'incendie, la destruction par le feu, ne laissant aucune trace…
Mais la mort de Bastien ne lui
aurait donné aucun pactole, ses comptes étaient à sec, il n'avait pas
d'assurance-vie… Enfin, pas qu'elle sache. Non, sa mort lui rendrait seulement
service, elle en serait débarrassée, une fois pour toutes. De toute façon, elle
se sentait incapable d'ôter la vie, même à son pire ennemi. Alors, il lui faudrait
juste avoir un peu de… patience.
Chapitre 15
Un jour ou l'autre, Armelle
prendra sa revanche, elle fera des études, elle apprendra un vrai métier. Elle
veut être fleuriste, ça lui plaît : faire pousser des plantes, assembler
des bouquets, conseiller des client(e)s… Elle en rêve déjà. Elle sait que le
moment viendra, qu'elle le fera, vraiment. Débuter tard peut être un
atout !
Maintenant il faut oser, il faut
foncer, il faut y croire. Armelle va avoir quarante ans et si sa santé reste
bonne, elle pourra vivre jusque quatre-vingts, quatre-vingt-dix, voire cent ans…
Elle veut mettre toutes les chances de son côté, cette fois-ci. Elle sait ce
qu'elle vaut, elle y arrivera, c’est sûr !
Elle a été femme au foyer, femme
à tout faire, femme de rien, femme d'un vaurien ! Ça la fait rire, elle a
toujours gardé son sens de l'humour, un certain optimisme. Pour le restant de
sa vie, elle aspire à autre chose, c'est légitime. Elle veut se sentir fière
d'elle-même, bien dans sa peau, réussir une nouvelle existence.
Armelle quittera Bastien le matin
même de leur anniversaire de mariage, tout est prévu, elle s'y tiendra. Elle ne
sera plus obligée de jouer à la gentille et serviable femme d’intérieur, elle
s’éclipsera, rendra son tablier, définitivement.
Elle a déjà un point de chute, ses
billets sont prêts, elle ne part pas comme ça, les mains dans les poches, sans
assurer ses arrières, non… Elle sera attendue le jour dit, loin d'ici. Le
mercredi 15 septembre 2010, pour Armelle, tout recommencera.
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