Chapitre 1
Cela faisait des mois déjà qu'on
en parlait, qu'on ne parlait que de ça : à la radio, à la télévision dans le
cadre d'émissions spéciales, dans les journaux… Les médias commentaient,
expliquaient, informaient, surinformaient… L'événement promettait d'être
exceptionnel, il ne faudrait surtout pas le manquer !
En France, la dernière éclipse
totale avait eu lieu en 1961 et la prochaine ne serait qu'en… 2081. Pour les
contemporains de cette fin de siècle, cela constituait un phénomène
d'importance ; on pourrait même voir, au moment où la Lune recouvrirait
entièrement la surface du Soleil, une couronne solaire de toute beauté, aux
couleurs roses et rouges. Un spectacle magnifique, selon les spécialistes. Mais
il faudrait que le ciel fût dégagé, sans aucun nuage.
Le 11 août 1999, l'éclipse serait
visible dans le nord de la France, selon une trajectoire allant de Fécamp à
Strasbourg, sur une bande d'une centaine de kilomètres de large, ce qui
laissait un choix conséquent de lieux d'observation. Mais elle ne serait
vraiment totale que dans certains endroits : les journaux en avaient
dressé la liste et indiqué les horaires des différentes phases de l'éclipse.
On pourrait se procurer
gratuitement, chez les opticiens, des lunettes de protection, indispensables
pour ne pas se brûler les yeux dans les phases de recouvrement partiel. Elles
ne seraient pas nécessaires pour regarder l'éclipse totale, sur une période
d'environ deux minutes, mais il faudrait, bien sûr, que la météo s'y prête.
Chapitre 2
Nous étions début juillet et Lina
préparait ses vacances, qu'elle prendrait du jeudi 29 au soir jusqu'au dimanche
29 août inclus, soit quatre bonne bonnes semaines de repos avec la ferme intention
de se changer les idées !
Le soir, après son travail, elle
appelait ses amies pour confirmer ses dates de passage, sur des durées plus ou
moins longues, chez elles ou sur leur lieu de leurs vacances. Elle avait décidé
de prendre sa voiture et de partir "à l'aventure", avec, tout de même,
des points de chute bien définis.
Divorcée depuis deux ans—son
mariage désastreux avec un homme devenu alcoolique et violent avait ruiné sa
vie—, elle commençait juste à reprendre du poil de la bête, à avoir envie de
vivre pour elle et pour elle seule, enfin.
Comment avait-elle pu tenir aussi
longtemps dans cet enfer quotidien avec un mari tyrannique, sans aucun respect
pour elle ? Pourtant, quand elle l'avait connu, il n'était pas du tout comme
ça. Elle l'avait même trouvé charmant ! Ils s'étaient mariés, et puis… La
situation s'était dégradée jusqu'à devenir dangereuse pour elle.
Les méchancetés et les insultes
ne lui suffisaient plus, il avait commencé à la battre. Il avait bien caché son
jeu, celui-là ! Elle s'était laissé prendre au piège de l'amour… Car elle avait
continué à l'aimer, malgré toutes les brimades qu'il lui faisait subir !
C'était juste un mauvais passage, son entreprise de maçonnerie battait de
l'aile, avec évidemment des soucis d'argent…
Un matin, en regardant dans le
miroir son visage tuméfié, son teint grisâtre, ses traits usés, elle s'était
mise à pleurer. Ce n'était plus possible, elle allait mourir si ça continuait,
il lui fallait réagir.
Son mari s'était absenté pour la
journée, il ne reviendrait que tard dans la soirée, très certainement après un
apéro bien (trop) arrosé… C'était le moment ou jamais de le quitter, de partir
de cette maison qu'ils avaient achetée ensemble mais où la vie était devenue
infernale.
Chapitre 3
Dans la précipitation, ce
matin-là, Lina avait rassemblé quelques affaires, pris les vêtements qu'elle
aimait bien porter (été comme hiver), emballé les choses auxquelles elle tenait
vraiment : des photos, son appareil photographique, quelques livres,
quelques disques, des bibelots, des bijoux…
Sa décision était prise, elle
n'avait pas d'autre choix si elle voulait sauver sa peau. Qu'est-ce qui la
retenait ici ? Son travail ? Elle louerait un appartement dans
une ville voisine, s'achèterait une voiture ou prendrait les transports en commun…
La seule chose qui comptait, c'était de vivre, non ?
Elle était allée à pied jusqu'à
l'arrêt du bus avec ses deux sacs de voyage remplis à ras bord. Arrivée à la
gare, elle avait pris le train direction Paris, et puis
encore un bus… Enfin, elle avait sonné chez sa sœur aînée, laquelle tomba des
nues quand Lina, en larmes, lui raconta tout ce que son "cher" mari
lui faisait subir. Elle avait atteint les limites du supportable, elle
n'accepterait aucune excuse, aucune promesse, aucun "nouveau départ".
Elle demandait le divorce, c'était ferme et définitif.
Ils n'avaient pas eu d'enfants,
n'avaient pu en avoir. Après moult examens gynécologiques, tout était apparu
"normal" de son côté à elle. Il s'était toujours refusé à faire des
analyses, il ne pouvait envisager une seule seconde que le problème pouvait
venir de lui. Après tout, c'était mieux. Elle avait fini par renoncer à l'idée
d'être mère, même si elle l'avait souhaité ardemment, pendant longtemps.
De toute façon, plus de deux ans
après sa séparation, elle n'avait toujours pas retrouvé le goût de l'amour.
C'était l'inverse : ça la dégoûtait encore, profondément, ça la faisait fuir,
même. Le fait de "refaire sa vie", comme lui suggéraient sa famille
et ses amis, n'était pas encore au programme. Il lui fallait d'abord se
reconstruire. Elle avait trente-cinq ans, bientôt trente-six.
Chapitre 4
L'idée avait germé, comme ça, au
printemps, quand elle téléphonait ou voyait ses amies. À la question : "Et
cet été, pour les vacances, tu fais quoi ?", comme elle leur répondait :
"Je ne sais pas", on lui disait : "Eh bien, tu n'as qu'à passer
nous voir !"
Ah ça oui, elle allait passer les
voir, et plutôt deux fois qu’une ! En France, principalement. Une semaine en
Espagne, si c'était toujours possible du côté de Kristina. L'itinéraire
s'étoffait, le programme se précisait, au fur et à mesure qu'elle téléphonait.
Il fallait tout de même que son voyage reste cohérent ! Elle n'allait pas
descendre dans les Pyrénées pour remonter ensuite vers la Bretagne !
Ça lui ferait du bien de se
retrouver avec des gens normaux, ayant (apparemment) une vie de couple bien plus
sereine que ce qu’avait été la sienne… Ce serait la première fois qu'elle
partirait seule, comme ça, sur les routes. Sa voiture était toute neuve, un an à
peine, elle allait en bouffer, du goudron !
Chapitre 5
Ainsi, Lina passerait le dernier
week-end de juillet avec Pascaline et Vincenzo, ils s'étaient installés à Lille
et venaient d'avoir un bébé (une petite fille).
Elle irait ensuite quelques jours
en Haute-Normandie pour voir Chloé, puis rejoindrait Noémie, ses parents, son
mari et leur fils de deux ans, qui prenaient leurs vacances dans le Morbihan,
dans les environs de Lorient… Ça paraissait loin de la mer, sur la carte !
Elle verrait Merieme qui
habitait à Poitiers avec Victor, puis descendrait à Bordeaux retrouver Kristina,
son ami Jean-Phi et leur fils de cinq ans. Ce ne serait qu'une étape : après
quelques jours dans le Gers chez les parents de Jean-Phi, ils feraient route
vers l'Espagne, dans une région montagneuse, pour du camping, des baignades
(dans un lac), des randonnées…
Le périple ne serait pas fini !
Fin août, elle remonterait vers Annecy pour rendre visite à Béatrice, une
"vieille" amie du collège mariée avec Walter, ils avaient maintenant
deux enfants.
S'il lui restait un peu de temps,
à la fin de ses vacances, elle s'arrêterait chez Patricia, à Epernay. Ce serait
l'occasion, une fois de plus, de revoir cette ville qu'elle aimait, où elle
avait vécu longtemps, avant de se marier et d'aller vivre en Seine-Saint-Denis.
Elle ne comptait pas rester dans
ce département. Le pavillon était vendu, elle avait récupéré une belle somme,
son ex-mari était parti dans le Midi… Pourrait-elle retourner dans la Marne, ou,
pourquoi pas, aller en Bretagne ? Il faudrait qu'elle fasse des demandes de
mutation, quand ce serait le moment. Travaillant à la Poste, il y aurait
certainement des possibilités…
Pour l'instant, elle pensait à
l'avenir immédiat. Elle avait besoin de toutes ces retrouvailles, sans doute
pour mieux se retrouver avec elle-même. Prendre du bon temps, se sentir
heureuse de vivre… C'était bien pour ça qu'elle avait divorcé, pour vivre !
Chapitre 6
C'est au moment de finir ses
bagages, le 28 juillet au soir, que Lina pensa soudainement à l'éclipse :
on lui rabattait assez les oreilles avec ça, c'était quel jour, au fait ?
Serait-elle dans une zone géographique favorable, pour voir le phénomène dans
des conditions optimum ? Dommage qu'elle n'y ait pas réfléchi plus tôt !
Elle feuilleta son agenda :
le mercredi 11 août, elle serait en Bretagne, dans la famille de Noémie. Le
Morbihan n'était pas vraiment dans la zone d'éclipse totale ! Bien plus bas,
même ! Ce n'était pas si grave, ce n'était pas cela qui importait.
D'accord, c'était une expérience à faire, mais elle n'en mourrait pas si elle
n'y participait pas ! Encore un truc de journaliste, pour faire passer pour des
crétins les gens que ça n'intéresse pas…
Ce n'était pas une priorité pour
elle, voilà tout. Elle continua à préparer ses affaires, des vêtements d'été
mais aussi des pantalons, des pulls, un manteau à capuche s'il faisait froid ou
s'il pleuvait, ses chaussures de randonnée… Sans oublier un maillot de bain !
Son matériel de camping était
prêt, il lui faudrait penser à acheter des pellicules pour son appareil photo,
à sélectionner les CD à écouter quand elle conduirait, à choisir quelques bons
romans policiers. Elle emporterait son carnet à spirales pour noter, jour après
jour, ses impressions de voyage, écrire le nom des lieux qu'elle allait visiter…
Que c'était agréable et grisant,
de tout préparer ! Avant même de partir, elle se sentait déjà en vacances.
Demain, ce serait sa dernière journée de travail avant longtemps. À la bonne
heure, vaille que vaille ! Elle prendrait la route le surlendemain au
petit matin, le vendredi 30 juillet. Le plein d'essence était déjà fait.
Chapitre 7
Quinze jours auparavant, Lina
était allée au mariage de son cousin Sammy, trente et un ans, et de Sylvie, la
jeune femme avec qui il partageait "le meilleur comme le pire" depuis
déjà plusieurs années.
Leur choix de se marier n'était
pas un coup de tête, mais un projet longuement mûri et réfléchi, guidé par les
sentiments qu'ils avaient l'un pour l'autre et la volonté de bâtir une union
solide. Ils voulaient des enfants, fonder une famille, acheter une maison dès
qu'ils en auraient les moyens, ils avaient tous les deux un bon salaire…
"Voilà à quoi peut
ressembler le bonheur" se disait-elle en les voyant. Ils étaient amoureux,
prévenants, taquins, complices, respectueux, en admiration l'un de l'autre…
Leur mariage civil à la mairie d'Epernay avait été l'occasion de réunir leurs
familles respectives qui ne s'étaient pas, ou très peu rencontrées jusqu'à
présent, et puis quelques amis, dont leurs témoins.
Tout le monde s'était rendu
ensuite dans un somptueux château, transformé en hôtel restaurant de charme, pour
un cocktail champêtre et champenois suivi d'un savoureux repas servi en plein
air, à l'ombre, sous les arcades. Qu'il avait fait beau, ce jour-là ! Le plein
soleil !
La fête avait été très réussie.
Lina avait juste regretté l'absence de leur grand-mère, qui se sentait trop
faible pour se déplacer. Pourtant elle n'habitait pas très loin ! On s'était
proposé pour aller la chercher et la ramener chez elle dès qu'elle se sentirait
fatiguée, mais elle avait refusé.
La sœur de Lina, Clotilde, qui
l'avait recueillie, aidée et soutenue au moment de sa séparation d'avec son
mari, était venue avec sa fille Agnès (treize ans) et son nouvel ami. Elle
avait ainsi pu présenter Manu de façon officielle à leurs parents, ravis que
leur "grande" fille de quarante ans passés, veuve prématurément, ait
retrouvé le sourire et l'équilibre. Clotilde n'était pas du genre à se laisser
abattre, elle avait vite réagi. Manu était veuf, lui aussi.
Il y avait eu beaucoup d'échanges
au cours de cette journée, des liens défaits s'étaient renoués, l'ambiance avait
été joyeuse et détendue, tout en l'honneur des jeunes mariés. Les cousines de
Sammy avaient fait connaissance avec les deux sœurs de Sylvie, elles s'étaient
découvert des points communs, des affinités, des ressemblances… Si Sammy et
Sylvie étaient ensemble, ce n'était pas pour rien.
Chapitre 8
On avait embêté Lina avec des
questions personnelles au sujet de sa vie sentimentale ; mais ses réponses
brèves, évasives, avec un peu d'humour quand même, avaient dissuadé ses
interlocuteurs de pousser la conversation sur des terrains déjà sensibles et
encore douloureux.
Oui, elle avait été mariée, pendant
onze ans. Oui, elle avait divorcé, pour cause d'incompatibilité. Non, elle
n'avait pas eu d'enfant, cela avait rendu les choses moins compliquées. Oui,
pour le moment, elle vivait seule, elle préférait goûter à la liberté
retrouvée. Oui, elle comptait refaire sa vie, quand le prince charmant
arriverait sur son cheval blanc : aujourd'hui, peut-être ? Dans ce château de
conte de fées, tout pouvait arriver !
Sammy et Sylvie avaient, l'un
comme l'autre, des souvenirs de fêtes de mariage avinées, ratées, dans des salles
miteuses, avec un mauvais disc jockey. Les guirlandes, les ballons, les
flonflons, la queue leu leu, la danse du tapis, les jeux graveleux, la
jarretelle, le pot de chambre… Très peu pour eux. Ils avaient décidé de donner
un certain cachet à leur union en organisant un repas de mariage plus original.
La fête ne se prolongerait pas
dans la soirée, à vingt heures tout serait terminé. En ce qui concernait leur
nuit de noces, cela ne regardait qu'eux. Dans l'après-midi, on avait pu faire
des tours en barque dans les douves du château. Petits et grands furent comblés ! Lina se sentait en accord avec le choix que Sammy et Sylvie avaient fait.
Elle préférait ne pas raviver les souvenirs liés à son propre mariage. Ce qu'elle
avait pu être naïve, cruche et idiote !
Elle avait pris quantité de
photos, deux pellicules de trente-six poses ; elle adorait faire des
portraits, des reportages. Elle avait déjà hâte de les voir ! Elle en ferait
plusieurs jeux, pour elle, pour les mariés, pour la famille, pour que personne
n'oublie cette belle journée d'été. À dix-neuf heures trente, la fête touchait
à sa fin, nombre de convives étaient déjà partis.
Lina était alors retournée à
Epernay avec Elizabeth, la sœur de Sammy. Elles avaient passé la soirée avec
Patricia et Vanessa, deux amies qu'elles avaient en commun. Patricia élevait
seule son fils Quentin, quinze ans. Il accompagnait sa mère ce soir-là.
Ils étaient allés tous les cinq
dans une pizzeria, Lina n'avait pas beaucoup mangé, préférant prolonger
l'ivresse du champagne en buvant plusieurs coupes au cours du repas. De toute
façon, comme elle restait dormir chez Patricia, elle pourrait "cuver"
tranquillement et repartir, fraîche et dispose, en début d'après-midi du
dimanche…
Chapitre 9
Enfin nous y étions ! Le 29
juillet au soir, Lina était en vacances et elle pouvait souffler, tous ses
bagages étaient bouclés, chargés dans la voiture.
Elle partirait tôt le lendemain
matin pour Lille, où l'attendaient Pascaline et Vincenzo, d'anciens Sparnaciens
(habitants d'Epernay) qui avaient émigré dans le Nord pour des raisons
professionnelles.
Comme elle n'avait rien de
particulier à faire, elle commença à trier les photos du mariage de son cousin
et à les insérer dans un album, spécialement acheté pour cet événement. À dix
heures du soir, ses volets bien fermés, Lina s'endormait.
Le trajet jusqu'à Lille se fit
sans encombre, l'autoroute était dégagée ; les flux migratoires des vacances se
faisaient plutôt dans l'autre sens, vers la chaleur, le soleil et… les plages
surpeuplées. Rien de tout ça pour Lina ! Pascaline et Vincenzo l'accueillirent
avec joie, lui présentèrent avec émotion Charlotte, leur fille d'à peine trois
mois, dont ils étaient très fiers, bien sûr.
Le vendredi soir, ils firent des
brochettes dans le jardin. La journée du samedi fut consacrée à du farniente
(mais oui, dans le nord de la France il pouvait aussi faire beau et chaud !).
Ils s'étaient installés dans les transats en fin de matinée, profitaient du
soleil, lisaient, discutaient, parlaient du bon vieux temps à Epernay, de leur jeunesse,
plutôt rock'n'roll.
Ce fut le moment de boire
l'apéro, avant de déjeuner à l'ombre, sous le grand parasol… Pour Pascaline,
les choses se firent entre deux tétées… Mais Vincenzo mettait la main à la
pâte, et Lina ne resta pas sans rien faire, loin de là !
Chapitre 10
Le samedi soir, ils firent venir
une baby-sitter et partirent tous les trois pour une virée dans le centre de
Lille, avec ses rues pavées, ses brasseries, ses grands restaurants… Pascaline
et Vincenzo avaient toujours été de bons vivants et apparemment, ils voulaient
le rester, même avec un enfant.
Ils en voulaient un deuxième
assez vite, pour pouvoir les élever en même temps. Ce serait difficile les
premières années, disait Pascaline, mais après ils seraient
"débarrassés" et pourraient profiter d'une vie de famille en ayant
deux enfants autonomes, avec lesquels ils feraient de nombreuses activités, en
hiver comme en été.
Le dimanche fut tranquille, ils
se levèrent tard, prirent un petit-déjeuner anglais, allèrent faire une balade
à pied dans le quartier, passèrent le reste de la journée au jardin à écouter
de la musique, Vincenzo avait sorti les baffles. Le soir, comme il faisait
doux, ils mangèrent une nouvelle fois dehors… C'était déjà la fin du week-end,
ses amis travaillaient, eux, lundi matin !
Pascaline était infirmière dans
un service de gériatrie, Vincenzo ingénieur d'études dans le bâtiment. Des
agendas bien chargés ! Le lendemain, Lina se leva en même temps qu'eux. Le
petit-déjeuner fut vite expédié, ce fut le moment de les quitter, ils devaient
passer chez la nourrice déposer la petite avant d'aller travailler, ils étaient
pressés… Elle monta dans sa voiture après les avoir embrassés, avec la promesse
de les revoir bientôt, sans doute à Paris.
Chapitre 11
Il était huit heures, Lina prenait
la direction du Havre puis de Yerville, pour retrouver Chloé, nouvellement
installée avec David, divorcé, et son fils Mike âgé d'une dizaine d'années.
Elle avait connu Chloé en faisant
les vendanges, dans un village près d'Epernay. Lina était alors étudiante et
Chloé au chômage. C'était l'occasion, pour l'une comme pour l'autre, de se
faire un peu d'argent.
Chez les vignerons, l'ambiance
était familiale et chaleureuse. Certes, il fallait travailler, mais les
vendangeurs et les vendangeuses étaient bien accueillis, bien nourris,
chouchoutés. Elles s'étaient bien entendues, toutes les deux, elles avaient
coupé le raisin ensemble et avaient beaucoup discuté, échangé sur leur vie…
Lina ne connaissait pas encore son mari à cette époque, elle était toute jeune,
à peine vingt ans…
À la fin des vendanges, elles avaient
échangé leurs adresses. Elles aimaient écrire, elles allaient s'envoyer des
listes de bouquins à lire, elles se reverraient… Chloé est revenue en Champagne
faire les vendanges plusieurs années de suite, Lina est allée la voir chez
elle, près de Rouen… Puis Lina a rencontré son mari, ils se sont vite mariés,
elle a abandonné ses études pour rentrer à la Poste… Elle n'a plus vu Chloé,
elles s'écrivaient ou se téléphonaient, parfois…
Chloé restait désespérément
célibataire, elle en souffrait, elle avait du mal à trouver un emploi stable,
il n'y avait pas beaucoup de travail, dans sa région. Elle n'avait pas toujours
le moral et à cela se sont rajoutés des problèmes de santé…
Un jour, elle avait rencontré
David, aide-soignant et sculpteur, et sa vie s'était embellie. Lina et Chloé ne
s'étaient pas vues depuis de longues années, ça allait leur faire tout drôle !
Il faut se voir, pour renforcer l'amitié. Sinon, ça finit par passer, par s'émousser…
Chapitre 12
Lina trouva facilement la petite
maison, en bord de route, que Chloé lui avait indiquée. Il était dix-sept
heures, elle avait pris son temps pour venir, elle s'était arrêtée le midi dans
une brasserie où elle était restée longuement, savourant la joie d'être en
vacances, puis elle s'était un peu perdue sur les petites routes…
Chloé avait maigri, mais son
visage rayonnait. Elle s'empressa de lui présenter David, son fils Mike et le
chien Nemo. Ils n'étaient pas installés depuis longtemps, ils s'excusaient pour
le désordre ! Chloé était en congé pour plusieurs jours mais David travaillait.
Elle devait s'occuper de Mike, il était en vacances, les sorties seraient
faites avec lui, il aimait beaucoup les promenades, tout se passerait bien…
À chaque jour sa balade, son
excursion : Dieppe, Veules-les-Roses, Saint-Valéry-en-Caux, Rouen,
Jumièges… Mike était intéressé, partant pour tout ce que les deux amies lui
proposaient de faire. C'était un gamin éveillé, aimant la compagnie des
adultes, pas capricieux pour un sou… Ils avaient passé de bons moments tous les
trois.
Le soir, David servait l'apéro,
ils mangeaient ensemble, restaient à table entre adultes pour discuter, tandis
que Mike regardait un film à la télévision ou montait dans sa chambre. Lina
était contente d'avoir renoué les liens avec Chloé, qui projetait de faire un
bébé avec David s'il en était, pour elle, encore temps et surtout, si sa santé
s'améliorait. Après trente-cinq ans, c'est plus difficile, disent les médecins.
Ils verraient bien.
Chapitre 13
Voilà, c'était déjà le 6 août,
demain matin Lina reprendrait sa voiture en direction de Plouay, "un bled
vraiment paumé", lui avait dit Noémie quand elles s'étaient parlé au
téléphone.
Ça lui faisait du bien de revoir ses amies, ça devenait presque
une forme de boulimie, elle était avide de relations saines, sincères, à
l'écoute… Ça la faisait avancer. Avec Chloé, elles se promirent de rester en contact,
quoi qu'il arrive. Elles se firent des signes avec la main jusqu'à ne plus se
voir.
En route vers de nouvelles
aventures ! Elle réalisa soudain, après une demi-heure de route, qu'elle aurait
pu, peut-être, séjourner jusqu'au 11 août dans la région normande, qui se
trouvait dans la zone d'éclipse totale.
Sur sa carte routière toute
neuve, édition 1999, figurait, en bleu foncé, "la bande de totalité",
celle où l'ombre de la Lune, recouvrant entièrement le disque solaire,
plongerait villes et campagne dans la nuit, en pleine journée, pendant quelques
minutes. C'était dommage, tout de même, de ne pas voir ça ! Pourquoi n'y
avait-elle pas pensé plus tôt ?
Elle ne pouvait rester décemment
plus longtemps chez Chloé et David, Chloé reprenait le travail, et annuler son
passage à Plouay lui paraissait la pire des choses à faire si elle voulait
conserver l'amitié de Noémie. Pourquoi lui faire de la peine ? Ça rimait à
quoi, cette histoire d'éclipse ? Elle n'allait tout de même pas faire un caprice,
se comporter en égoïste !
C'est qu'elle en entendait parler
tous les jours, sur la radio de sa voiture, dans la bouche des passants, à la
une des magazines, au journal de vingt heures… Elle était accueillie dans la
maison de vacances de Noémie à partir du 7 août, y resterait jusqu'au 13 ou 14…
Son amie comptait sur sa présence.
Chapitre 14
Pour Lina, aujourd'hui, le
programme était : direction Le Havre, Caen, Rennes, puis Lorient. Après Plouay,
il lui faudrait prendre de toutes petites routes, la maison se trouvait en
pleine campagne, au bout d'un chemin. Noémie avait suggéré que Lina les appelle
d'une cabine ou d'un café une fois arrivée à Plouay, qu'ils viendraient en
voiture pour l’acheminer jusqu'à leur villégiature.
Le midi, elle s'était arrêtée à
Avranches, le temps avait changé, il faisait frais, il y avait de gros nuages
gris, il pleuvait légèrement. Elle avait enfilé son manteau à capuche pour
sortir de sa voiture, à la recherche d'un petit restaurant.
Après son déjeuner, elle fit un
tour jusqu'à la plage pour voir la baie du Mont-Saint-Michel, mais le temps
était couvert. Elle savoura, une fois de plus, la joie d'être libre, d'avoir
des amis sur lesquels elle pouvait compter, qui comptaient sur elle… Après la
Bretagne, ce serait Poitiers, où Merieme l'attendait, pour une courte halte.
Elle arriva aux alentours de
dix-huit heures. Francis, le mari de Noémie, vint la chercher dans un pub qui
faisait crêperie, elle suivit sa voiture jusqu'à "ce bled vraiment
paumé" où ils aspiraient au calme et à la solitude, après une année
stressante de travail intensif en région parisienne.
C'était une ancienne ferme, très
imposante, tout en longueur, avec, dans la pièce principale servant de salon et
de salle à manger, une imposante cheminée. "On peut y faire du feu, une
bonne flambée, le soir… Un vrai bonheur !" lui dit Noémie tandis qu'elle
faisait faire à Lina le tour du propriétaire. "Quelle joie, de te voir là
! Ça nous change de Paris, ça nous fait un bien fou ! Tu vas voir, c'est un peu
désert, mais nous irons à Lorient, si tu veux !"
Chapitre 15
L'ambiance était à la détente,
les parents de Noémie étaient charmants, faciles à vivre. Tout le monde aidait
le soir à la cuisine, tandis que Noémie (ou Francis) s'occupait du petit
Antonin, tout juste deux ans et de l'énergie à revendre. Il fallait lui faire
prendre son bain, lui donner à manger, le préparer pour la nuit, lui mettre une
couche, lui lire une histoire…
Ils ne se retrouvaient entre
adultes, pour le dîner, jamais avant vingt heures trente ou vingt et une heures
; parfois Lina avait faim, alors elle chipait, comme une gamine, un bout de
pain dans la cuisine.
Tous les soirs, ils faisaient du
feu dans la cheminée, les nuits étaient fraîches et les journées à peine
ensoleillées, plutôt maussades. C'était un beau spectacle, ces hautes flammes
qui attaquaient les bûches, ça rajoutait de la chaleur, ça la portait vers la
rêverie… Le chat Grimousse montait sur ses genoux, s'installait tout en
ronronnant… Elle était bien, ici, elle se sentait en famille, la vie était
simple, sans prise de tête.
Lina et Noémie s'étaient connues
à la fac, à Paris, en licence de droit. Noémie avait continué jusqu'au DESS et
travaillait maintenant au service juridique d'une importante société
d'assurances. Elle avait rencontré Francis quelques années plus tôt, dans une
entreprise de conseil et de formation où ils travaillaient tous les deux, qui avait
malheureusement fait faillite.
Francis avait alors créé sa
propre société avec un ami associé, assurant tout de A à Z, démarcheur,
consultant, formateur, patron… Il ne comptait pas ses heures de travail. À côté
de ça, il y avait gagné en train de vie et se réservait, plusieurs fois dans
l'année, avec Noémie, qui avait retrouvé un poste dans un établissement
bancaire, des séjours touristiques en France ou à l'étranger.
L'année de la licence, Lina avait
passé différents concours de l'administration et avait été reçue à celui de la
Poste, niveau bac. Elle avait tout de même terminé l'année universitaire et
obtenu son diplôme aux examens de juin, mention assez bien. Elle regrettait,
aujourd'hui, de ne pas avoir continué ses études, comme Noémie.
Mais à l'époque, elle était
amoureuse, pressée de vivre en couple, d'avoir une jolie maison et un jardin
dans cette petite ville de Seine-Saint-Denis où ils comptaient s'installer. Comme
le salaire de son fiancé, entrepreneur dans la maçonnerie, ne suffisait pas, il
fallait bien qu'elle travaille.
Elle avait vingt-deux ans,
estimait avoir bien profité de sa jeunesse, voulait maintenant passer à une
relation sérieuse, rêvait d'une belle fête pour son mariage, envisageait
d'avoir trois ou quatre enfants—son fiancé était partant—, pour elle c'était ça
"réussir sa vie"… Si elle avait su ce qui l'attendait !
En discutant un soir devant le
feu de cheminée avec Noémie, celle-ci lui dit qu'il n'était pas trop tard,
qu'on pouvait reprendre des études à tout âge, qu'elle pourrait s'inscrire à
des cours par correspondance, demander auprès de son employeur un congé
individuel de formation…
Oui, il faudrait qu'elle y pense,
elle pourrait aussi passer des concours internes pour monter en grade, exercer
des fonctions avec davantage de responsabilités, plus motivantes, un salaire en
conséquence… Elle devrait suivre ses envies, faire des choix qu'elle jugeait
bons pour elle, avancer professionnellement, faire de nouveaux projets.
Chapitre 16
Le 10 août, au cours du déjeuner
qu'ils prenaient à l'intérieur car il faisait, pour le moment, gris et pluvieux
(mais ça pouvait changer, le soleil finissait toujours par briller en fin de
journée), ils parlèrent de l'éclipse : c'était demain, le grand jour !
Que verraient-ils, eux, depuis la
maison ? La Lune recouvrirait le Soleil mais de façon partielle, on
pourrait observer le phénomène avec des lunettes de protection, mais en aucun
cas il ne ferait nuit par ici, peut-être juste un peu plus sombre…
Les parents de Noémie n'étaient
pas spécialement intéressés, ils n'avaient pas vu non plus celle de 1961, ils
verraient des images dans les journaux, à la télévision, ça leur suffirait bien
! Francis et Noémie souhaitaient rester au calme, ils avaient pensé un moment
confier Antonin à ses grands-parents et prendre la voiture pour monter vers
Cherbourg, mais ça faisait loin quand même, ils ne tenaient pas à faire de la route,
ils en feraient encore assez quand ils rentreraient sur Paris, après le 15
août.
Ils observeraient ici même ce
qu'ils pourraient observer, ce serait pendant la période de sieste d'Antonin,
ils avaient chacun une paire de lunettes, mais vu le temps qu'il faisait, il
était fort probable qu'ils ne voient rien !
Et Lina, que pensait-elle de
cette éclipse ? Avait-elle envie de la voir d'un peu plus près, ou cela la
laissait-elle complètement indifférente ? Oui bien sûr, elle y avait pensé, mais
les choses ne s'étaient pas "goupillées" pour que ça soit possible,
elle était là, avec eux, dans cette grande propriété bretonne, elle se
reposait, elle était heureuse de partager tous ces bons moments… C'était cela
qui comptait, non ? Alors oui, vivre cet événement exceptionnel, ça pourrait
être chouette, mais elle n'en faisait pas un drame de ne pas être aux premières
loges !
Chapitre 17
Après le café, alors que Francis
allait coucher Antonin et que ses parents partaient en promenade, Noémie dit à
Lina que si elle voulait aller voir l'éclipse de plus près, rien ne l'en
empêchait !
Après tout, oui, pourquoi pas ?
Elle pouvait s'absenter une journée du "bled paumé" et aller vers la
zone de totalité ! Elles se penchèrent sur une carte de France, celle que Lina
avait achetée pour ses vacances, la "spéciale éclipse édition 1999".
Ah oui ! Quand même ! Cherbourg, ce n'était pas la porte à côté !
Lina dit à Noémie que c'était une
folie de lui avoir suggéré ça, mais que ce n'était pas impossible à réaliser.
Elle allait y réfléchir, étudier l'itinéraire. Elle avait encore toutes ses
vacances devant elle, alors si elle y tenait vraiment… C'était une bonne idée,
après tout ! Si ça ne l'ennuyait pas qu'elle les quitte une journée, cette
journée-là… Il faudrait qu'elle se lève très tôt !
Calculer tout d'abord le nombre
de kilomètres, connaître l'heure de passage de l'éclipse à Cherbourg… Ce
n'était pas rien, 380 kilomètres ! Il faudrait prendre la route nationale 24
pour rejoindre Rennes, aller jusqu'à Avranches, continuer sur
Villedieu-les-Poëles et Coutances, bifurquer vers la départementale jusqu'à
Cherbourg. Il n'y aurait certainement pas qu'elle sur la route, les gens
allaient se déplacer, comme elle, pour observer le phénomène…
La première phase débuterait aux
alentours d'onze heures, l'éclipse totale aurait lieu à midi et quart. À treize
heures trente, tout serait pratiquement fini. Si elle partait vers cinq heures
du matin, les choses semblaient jouables.
Oui, elle allait le faire, après
tout elle avait bien le droit de concrétiser cette idée, c'est vrai qu'elle y
avait pensé. Dommage que Noémie et Francis ne puissent pas l'accompagner, avec
Antonin encore bébé, cela leur semblait difficile, et puis, ils n'y tenaient
pas tant que ça…
Était-ce pourtant bien
raisonnable de prendre la voiture, seule, de faire ces quantités de kilomètres
? Pour deux heures d'étrangeté astronomique ? Aux informations du soir, on
annonça une météo assez médiocre pour le lendemain.
Chapitre 18
Le mercredi 11 août 1999, Lina
fit sonner son réveil à quatre heures trente. Tout était prêt : la
bouteille d'eau et les gâteaux pour la route, l'itinéraire à suivre, la carte
routière, un pull et une veste en nylon léger imperméable, un chapeau, les lunettes
de soleil, celles de protection, l'appareil photo… Elle but un café lyophilisé,
mangea une petite tartine à la confiture de fraise, prit son sac, ses clés de
voiture, et quitta la maison en se faisant la plus discrète possible.
La veille au soir, elle s'était
garée à l'extérieur de la propriété, pour éviter de faire du bruit en
démarrant. Mais c'est que dehors, il faisait nuit noire ! Et plutôt froid, en
plus ! Mais il ne pleuvait pas. Heureusement, elle avait prévu une lampe de
poche, il n'y avait aucun éclairage public dans le secteur, seul le perron
était éclairé, mais elle ne pouvait pas le laisser allumé !
Elle rejoignit sa voiture à pas
prudents, pas encore bien réveillée, se demandant si ça valait vraiment le coup
de passer une journée de vacances sur les routes. Après tout, elle allait
au-devant de quelque chose d'extraordinaire ; ce n’est pas du nombre de
kilomètres parcourus dont elle se souviendrait plus tard, mais de ce qu'elle
aurait vu, une éclipse totale !
Lina posa la carte dépliée et
l'itinéraire qu'elle avait préparé sur le siège passager, s'assura que la
bouteille d'eau lui était facile d'accès, mit le contact puis les phares et
démarra. Il était déjà presque cinq heures et demie. Elle avait emprunté
plusieurs fois ce réseau de petites routes à travers la campagne et les bois,
mais de nuit, tout se compliquait.
Elle dut faire deux fois
demi-tour, faillit se perdre, ne reconnaissant rien, mis à part quelques noms
de fermes et de hameaux sur les panneaux… Ça l'angoissait, son cœur battait,
elle n'y arriverait jamais ! Elle poussa un "ouf !" de
soulagement quand elle vit apparaître le panneau stop qui indiquait le
croisement avec la petite départementale. Direction Plouay, Lanvaudan,
Languivic, puis Rennes. Il n'y avait pas grand monde, à cette heure-là !
Chapitre 19
Les choses se dégradèrent quand
Lina arriva à Rennes. La route en quatre voies se rétrécissant à deux,
impossible de doubler. Il fallait freiner, rouler au pas, s'arrêter aux feux,
il y avait des embouteillages. La traversée de la zone d'activités commerciales
lui parut interminable, elle se demandait si elle allait enfin tomber sur cette
foutue rocade…
Il n'était pas loin de huit
heures quand elle retrouva une circulation plus fluide. Mais elle était
fatiguée, elle avait envie d'aller aux toilettes, de boire un bon café… Elle
s'arrêta enfin, au bout de vingt et longues minutes, sur une aire de
station-service, en profita pour remettre de l'essence, grignota quelques
gâteaux.
Elle ne reprit la route que vers
neuf heures et demie. Cette fois-ci, pas de temps à perdre ! Les routes étaient
chargées, elle roulait beaucoup moins vite que ce qu'elle avait prévu, elle
commençait à se dire qu'elle était en train de faire tous ces efforts pour
rien. De plus, les nuages obscurcissaient le ciel. Il n'y avait pas beaucoup de
soleil !
Le temps passait et elle
n'avançait pas. Les voitures étaient nombreuses, dans les deux sens. Y avait-il
des personnes qui ne voulaient pas voir l'éclipse ? Qui la fuyaient,
même ? Il y avait un petit côté fin du monde, une fuite désordonnée, une
sorte d'exode irrationnel.
Onze heures moins le quart : elle
était encore loin de Cherbourg ! Elle n'y parviendrait jamais ! Elle se
trouvait dans un bouchon, maintenant ! Elle eut le temps de consulter sa carte,
entre deux ralentissements. Après Coutances, elle pourrait bifurquer pour
prendre de petites routes côtières ?
C’est en bord de mer qu'elle sera
la plus belle à regarder, non, cette éclipse ! Si elle n'atteignait pas Cherbourg
à temps, elle pourrait tout même avoir un beau point de vue. Elle finit par
entrer dans la zone de totalité, suivant sur la carte son avancée laborieuse. Pour
Cherbourg, c'était cuit.
Chapitre 20
Lina prit la direction "Les
Pieux" puis "Plage de Sciotot" : ça lui semblait être un
bon choix. Il était onze heures trente, l'éclipse avait déjà commencé ! Elle se
gara dès qu'elle put et, rassemblant fébrilement ses affaires, elle rejoignit
d'un pas vif le bord de mer, en suivant une petite route goudronnée.
Elle n'était pas la seule ! Des
familles, des couples, des groupes d'amis se dirigeaient aussi vers la plage,
en riant, en plaisantant, en parlant fort ; ils étaient munis de sacs, de
paniers, de glacières, tout ce qu'il fallait pour festoyer. Le pique-nique du
11 août 1999 resterait tout simplement inoubliable !
Elle réalisa qu'elle n'avait rien
pris à manger pour le repas du midi. Il lui restait de l'eau et des gâteaux,
qu'elle avait glissés dans son sac. Elle déjeunerait après, c'est ce qu'elle
s'était dit. Pour le moment, elle n'avait pas faim. Son ventre se serra à la
vue de tous ces gens qui étaient venus en petits ou plus grands comités. Elle
regretta d'être seule, de ne pouvoir partager avec personne ce qui allait
suivre.
Noémie aurait pu l'accompagner,
après tout c'était elle qui avait eu l'idée ! Lina aurait dû insister pour
qu'elle vienne ! C'était dommage. Elle prit conscience que ce qu'elle vivait là
n'était que le reflet de l'existence qu'elle menait depuis bientôt trois ans,
et même avant. Plutôt triste, solitaire, repliée sur elle-même. Timorée,
égoïste, sur le qui-vive, peu communicative, finalement.
Chapitre 21
La route goudronnée s'arrêtait et
se prolongeait par un chemin étroit qui montait dans le sable, au milieu des
dunes. Lina ralentit son rythme de marche, huma l'air marin et regarda vers le
ciel. Elle chercha le soleil. Pour le moment, il était caché par de gros
nuages, mais il y avait du vent… Alors si le vent chassait les nuages, il y
avait des chances de voir l'éclipse, et pourquoi pas cette couronne solaire qui
serait, paraît-il, de toute beauté !
Au sommet des dunes, la plage de
Sciotot lui apparut soudain dans toute sa splendeur : une petite baie
magnifique et sauvage, pour le moment à marée basse ; au loin une ville, sur
les hauteurs, le clocher de son église, sans doute Les Pieux.
Il y avait du monde sur la plage,
mais suffisamment d'espace pour que les gens ne soient pas les uns sur les
autres ! Elle ôta ses nus pieds, les attacha ensemble à l'une des
bretelles de son sac à dos, descendit marcher dans le sable doux et humide,
jusqu'à la mer. Elle fit trempette puis continua à marcher, en respirant l'air
du large. Le ciel s'était assombri, englué de nuages menaçants, chargés de
pluie.
Elle regarda sa montre : bientôt
midi. Sous l'écran couleur d'acier, le processus était bien avancé, le disque
lunaire rongeant de plus en plus la surface du Soleil, faisant baisser d'autant
la luminosité. Mais ses lunettes de protection ne lui étaient d'aucune utilité
: il n'y avait rien à voir et aucun espoir qu'en quelques minutes le ciel se
dégage et laisse la place au bleu.
Chapitre 22
Lina sortit d'une poche de son
sac à dos un paquet de cigarettes et un briquet, en alluma une en aspirant
profondément, de bonnes et larges bouffées qui lui firent instantanément
tourner la tête et augmenter son rythme cardiaque. C'est qu'elle ne fumait pas
souvent ! Elle en avait eu envie, là, maintenant. Elle continua à marcher
lentement dans les vagues, tout en fumant. Elle était bien.
Elle laissait naître en elle tout
un éventail de sensations : l'eau fraîche et salée léchant ses pieds jusqu'aux
chevilles, jusqu'aux mollets ; le contact agréable avec le sable mou,
mouillé ; le bruit d'aller et retour des vagues ; les odeurs marines,
fortes, poivrées ; le vent dans ses cheveux longs, bruns, lâchés ; le
cri des mouettes, des goélands volant, planant au-dessus d'elle ; la
bruine légère humidifiant son visage…
Elle se sentait en communion avec
les éléments, retrouvait des émotions enfouies, en découvrait de nouvelles. Ça
lui faisait tout drôle, d'à nouveau "ressentir". Comment avait-elle
pu se murer ainsi, faire barrage à toute forme de manifestation sensuelle,
affective ? Il fallait qu'elle se réveille, qu'elle se reprenne !
Elle était mortelle, pas éternelle. Le temps était compté !
Qu'allait-il se passer
exactement, à midi et quart, sous la masse de nuages ? Qu'allait-elle
voir ? Ou ne pas voir ? Le temps s'était encore dégradé, il faisait de
plus en plus frais. Autour d'elle on criait, on s'agitait. Elle décida de
retourner vers les dunes, d'aller s'asseoir dans un endroit abrité, isolé, et
d'attendre.
Midi dix : c'était imminent !
Elle déplia son drap de bain, s'installa dessus, alluma une deuxième cigarette
et resta à l'affût, tous les sens en éveil, guettant le moindre signe de ce qui
allait se produire incessamment, ce dont elle entendait parler depuis si longtemps.
En face d'elle, à l'horizon, se
forma, à une vitesse spectaculaire, un tapis nuageux, épais et cotonneux, ayant
l'air de flotter sur la mer, se dirigeant vers la plage. Au loin, des bateaux
s'éclairèrent, puis aux extrémités de la baie, se mirent en mouvement les
faisceaux tournoyants et lumineux des phares.
Chapitre 23
Lina vit la luminosité baisser
par paliers successifs, chacun lui faisant découvrir des teintes différentes,
de plus en plus foncées. Le vent se fit glacial, elle frissonna, tandis
qu'autour d'elle se faisait le silence. Il n'y avait plus aucun oiseau, ni dans
le ciel ni sur la plage.
C'était étrange. La fin du monde
? 1999 : dernière année du millénaire : y aurait-il quelque chose après ?
Passerait-on le cap de l'an 2000, ou bien la vie sur Terre s'arrêterait-elle
avant ? Là, maintenant ?
Elle eut peur, soudain. Une peur
panique. Dans le village des Pieux, les éclairages publics s'allumèrent les uns
après les autres. Puis ce fut la nuit noire. Les flashes des appareils photo
crépitaient, elle entendit l'explosion de bouchons de champagne, des gens
s'exclamaient, poussaient des cris de joie.
On était en plein cœur de
l'éclipse mais on ne la voyait pas, les nuages continuant obstinément à
obstruer le ciel. Maintenant il faisait sombre, aussi sombre qu'au petit matin,
quand elle était partie. C'était donc cela, "voir la nuit en plein
jour" !
Elle fut prise d'une euphorie
soudaine, se mit à rire à gorge déployée, savourant la scène, battant des
mains. C'était vraiment incroyable, elle ne regrettait pas d'être venue,
d'avoir fait tous ces kilomètres pour voir ça. Comment aurait-elle pu imaginer
que c'était possible ?
Mais déjà le processus
s'inversait, les couleurs s'éclaircissaient, elle pouvait maintenant distinguer
le paysage, tout reprenait forme, elle vit des silhouettes sur la plage, le
ciel devint plus lumineux. On apercevait même des trouées bleues au milieu des
nuages.
Chapitre 24
Lina resta assise un moment sur
son drap de bain, sans bouger, elle avait besoin de reprendre ses esprits. Elle
était toute sonnée, elle n'avait pas bien réalisé, c'était déjà fini ?
Sur le sable, en dessous d'elle,
les activités reprenaient. Quantité de personnes avaient chaussé des lunettes
de protection et, le regard tourné vers le ciel, semblaient observer quelque
chose. La Lune poursuivait sa trajectoire, s'éloignant du Soleil mais
continuant à le masquer de façon partielle.
Elle but un peu d'eau, alluma une
nouvelle cigarette, la fuma tranquillement en regardant ce qu'il se passait
autour d'elle. La mer était haute maintenant, des gens se baignaient, d'autres
jouaient au ballon, pique-niquaient, couraient, flânaient… Comme si ce qui
venait de se produire n'avait pas existé. La vie reprenait son cours là où elle
s'était suspendue, pendant quelques minutes.
Il faudrait bien qu'elle se lève,
qu'elle essaie de voir le disque lunaire obstruant la lumière du Soleil avec
ses lunettes, qu'elle se promène, peut-être qu'elle se baigne… Elle pourrait
prendre quelques photos, elle aimait bien les paysages marins, recherchant de
beaux effets avec le sable, les galets, les rochers, le vent, la lumière, la
mer en mouvement… Sujet d'étude inépuisable.
Peut-être bien qu'il allait faire
beau ? Elle but encore une gorgée d'eau, rangea ses affaires, sortit ses
lunettes de protection et se dirigea vers la plage. Elle se sentait si seule,
au milieu de tous ces gens ! Comme elle aurait aimé être avec quelqu'un pour
lui raconter ce qu'elle avait ressenti pendant l'éclipse !
Chapitre 26
Lina n'était pas de nature à
adresser la parole à des gens qu'elle ne connaissait pas, elle était
extrêmement timide, jusqu'à avoir peur des autres, à se méfier exagérément.
Elle faisait tout de même des efforts pour sortir, de temps en temps, aller au
restaurant, en concert, au théâtre, recevoir chez elle dans son petit
appartement, pas loin de chez sa sœur…
Elle ne devait pas s'arrêter en
si bon chemin ! Elle avait en projet, à la rentrée, de pratiquer des
activités : elle pensait à de la danse africaine et aussi à des cours
d'anglais. Il faudrait qu'elle ait une vie sociale en dehors du travail, elle
avait gâché plus d'une dizaine d'années de sa vie avec un monstre, alors elle
avait bien mérité de penser à elle, de faire des choses pour elle, sans avoir
de comptes à rendre à personne !
Elle verrait de nouvelles têtes,
des gens qui habitaient dans la même ville qu'elle, et quand elle se sentirait
prête, elle laisserait peut-être une place dans son cœur pour un autre homme. Elle
se promenait là, sur cette plage, après l'éclipse, et voilà qu'elle pensait à
l'amour, qu'elle en avait envie. Il lui faudrait du temps, c'est sûr, elle en
savait si peu, sur les hommes ! Ça viendrait quand ce serait le moment.
C'était nouveau, chez elle, cet optimisme !
Il y eut une belle éclaircie.
Elle en profita pour regarder, avec ses lunettes spéciales, ce qu'il restait de
l'éclipse : le Soleil rongé par une pastille noire. Elle prit quelques photos
du paysage, pour garder des souvenirs de cet endroit si particulier, puis
dirigea son objectif vers le sable mouillé et les flaques laissées par la marée,
pour y emprisonner des reflets. Elle fit aussi quelques autoportraits, en
tenant son appareil à bout de bras, braqué sur son visage. Elle avait généralement
de bons résultats !
Chapitre 27
Soudain Lina eut très faim.
Quelle heure était-il donc ? Non, ce n'était pas vrai ! Déjà deux heures et
demie !
Elle n'avait pas envie de
remonter dans sa voiture et de conduire ; elle allait marcher, trouver un
endroit par ici pour manger… Justement là, au-dessus de la zone de baignade, il
lui semblait voir des commerces, un marchand d'articles de plage, un magasin de
souvenirs, un petit bar restaurant…
Nombre de gens étaient installés
et déjeunaient. À la plage, on mange à n'importe quelle heure de la journée !
Elle trouva une place en terrasse, le ciel se dégageait, elle commanda un
croque-monsieur avec de la salade et des frites, un diabolo orgeat, sortit son bob,
ses lunettes de soleil, contempla avec satisfaction le panorama qui
l'entourait.
Elle dévora son repas avec
avidité, c'était simple mais savoureux, prit une glace trois parfums en dessert
et un café, qu'elle accompagna d'une cigarette. Elle n'avait jamais autant fumé
qu'aujourd'hui ! Il faut dire que c'était un jour spécial !
Elle pensa alors à écrire à
quelques collègues, et à sa famille : ce serait amusant de leur parler de
ce qu'elle venait de vivre, de cette éclipse dont elle n'avait pu apprécier
l'intégralité à cause du ciel nuageux, de cette nuit bizarre apparue sur la
plage, vers midi et quart…
Elle dit au serveur qu'elle
revenait, qu'il n'avait qu'à lui remettre un café, qu'elle allait acheter des
cartes postales, là, tout près. Elle laissa son manteau à capuche sur le
dossier de la chaise et partit faire ses emplettes.
À son retour, son café était
servi, elle commença à écrire. À Corinne, tout d'abord, qui avait pris ses
vacances en juillet. Puis à Maguy, qui aurait sa carte à son retour de
Camargue, à Erika et Christian, son compagnon, qui retapaient cet été la maison
qu’ils venaient d’acheter…
Quelques mots pour ses parents,
pour son cousin et sa femme, pour sa sœur et son nouvel ami. Ça faisait six
cartes, elle en avait acheté huit, elle en garderait deux pour elle.
Chapitre 28
Lina timbra ses courriers, paya
le deuxième café, demanda au serveur où elle pourrait trouver une boîte aux
lettres. Il lui indiqua la direction des Pieux, il lui faudrait marcher un peu.
Elle remit ses nus pieds, passa aux toilettes, remplit sa bouteille d'eau,
regarda sa montre : déjà cinq heures !
Après tout elle avait encore du
temps devant elle, elle n'était pas pressée, elle était venue de loin, à quoi
cela lui servirait-il de vouloir vite rentrer ? Elle partirait quand elle le
déciderait, quand elle se sentirait d'attaque.
Pour le moment, trouver la boîte
aux lettres. "À l'entrée, sur votre droite, près de l'école
primaire", lui avait indiqué le serveur. Elle se mit en chemin, il faisait
bon, le soleil brillait, les gens allaient et venaient, à pied, en bicyclette,
avec des enfants et des chiens.
La mer était redescendue et sur
la grande étendue de sable, sur sa gauche, elle voyait des chevaux et des chars
à voile. "Un coin bien sympathique pour les vacances !" pensa-t-elle.
"Peut-être venir ici l'été prochain ? Ou alors au printemps ?"
Elle trouva facilement l'endroit
où glisser ses cartes, souffla un peu, but de l'eau, puis décida de retourner
vers la mer, aller sur la plage, marcher dans les vagues. Elle enleva ses nus
pieds aussitôt dès qu'elle fut dans le sable, fit une longue promenade, le nez
au vent, tout entière dans des pensées positives, tournées vers l'avenir. Elle
allait concrétiser tous ces projets qui lui trottaient dans la tête, il lui
apparut évident qu'il fallait qu'elle change, qu'elle tourne vraiment la page,
qu'elle aille de l'avant.
Ces vacances qu'elle avait
voulues itinérantes amorçaient le changement, elle s'était fait un peu violence
en acceptant de passer du temps chez les autres, de vivre avec les autres,
pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre…
Elle n'était encore qu'au début
de ses longues vacances, elle allait continuer à "bouger", au sens
propre et au figuré. Sortir de sa coquille, accélérer le mouvement,
s'approprier sa vie, lui donner un sens…
Chapitre 29
Lina s'assit sur le sable, dans
un coin isolé, irait-elle se baigner ? La mer lui semblait quand même un peu
fraîche. D'ailleurs, avait-elle pris son maillot ? Mouiller ses jambes
jusqu'aux genoux lui avait suffi. Il n'était pas encore temps, pour elle, de
"se jeter à l'eau", mais elle était en progrès.
Elle resta sur la plage, à
regarder le paysage, à observer les gens, les vit partir, les uns après les
autres. Ce devait être l'heure de préparer le dîner, de prendre l'apéro, de
faire manger les gosses, de rester entre adultes pour le repas du soir pendant
que les enfants jouent, pas loin, autour de la tente ou de la maison de
vacances… Des moments d'insouciance, loin du quotidien.
Elle rêvassait, imaginait la vie
de tous ces vacanciers, pensait à la sienne, avec un homme et un ou deux
enfants… Une vie de famille, était-ce vraiment cela qu'elle recherchait ? Elle
frissonna.
Dix-neuf heures trente : il
était temps d'y aller. Elle partit à la recherche de sa voiture, fit un bon
bout de chemin avant de la retrouver, la lumière baissait, se teintait
d'orangé. L'anse de Sciotot scintillait sous les rayons, la plage était presque
déserte, elle avait passé là de merveilleux instants. Un bien heureux hasard l'avait
conduite ici !
Elle avait décidé de longer tant
qu'elle pourrait la côte, pour continuer à voir la mer le plus longtemps
possible. Elle s'arrêterait pour manger à Rennes, dans le bar d'une
station-service, ou dans un fast-food…
Refaire la route en sens inverse
lui fendit le cœur. Elle quittait un endroit où elle avait eu cette fulgurance,
cette prise de conscience, cette réconciliation avec elle-même, cette remise à
zéro sur les compteurs… Elle avait fait la paix, avait ouvert tous les possibles,
s'était sentie revivre.
Chapitre 30
Demain matin, Lina raconterait
tout à Noémie, elle la remercierait de l'avoir incitée à aller voir l'éclipse
de près !
Arrêt à Rennes, un peu avant
vingt-deux heures : un sandwich thon crudités, un soda, du chocolat, puis
un café… Elle ne serait certainement pas à Plouay avant une heure du matin !
Elle s'autorisa une dernière cigarette avant de reprendre le volant.
Elle se sentait fatiguée, mais il
lui fallait tenir ! Elle ne se voyait pas arrêter sa voiture au bord de la route,
ou sur une aire, pour dormir. Elle n'avait pas de couverture dans sa voiture,
ni de duvet. Elle avait tout vidé, dans la maison de Noémie. Elle n'avait avec
elle que le strict minimum !
C'est en quittant la nationale,
pour rejoindre Plouay, qu'il y eut l'accident. Lina n'avait pas marqué assez
longtemps le stop et n'avait pas vu ce poids lourd arriver, sur sa droite,
alors qu'elle s'engageait et qu'elle tournait à gauche, pour prendre la
départementale.
Le choc fut extrêmement violent,
le camion se prit la petite voiture de plein fouet. Le chauffeur était-il, lui
aussi, somnolent ? Il freina, mais bien après avoir percuté l'obstacle.
"Tuée sur le coup" lirait-on bientôt dans les journaux locaux, à la
rubrique des faits divers.
Lina avait-elle vu se dérouler
toute sa vie en accéléré, avait-elle revécu sa dernière journée ? Si elle
était restée avec Noémie, l'accident ne serait pas arrivé ! Avait-elle eu
le temps de se voir mourir, de s'y résigner ?
"Un tragique accident",
"Un drame de la route", "Un sale concours de
circonstances", "La faute à pas de chance", "Une chouette
fille fauchée en pleine jeunesse", "Elle avait encore toute la vie
devant elle"… Les mots douloureux ne manqueraient pas, lors de son
enterrement, quelques jours plus tard.
Noémie aurait encore, plus que
les autres, du mal à s'en remettre. Après tout c'était elle, qui avait eu
l'idée. Cela ferait dix ans l'été prochain, elle se sentait toujours coupable.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire