Souvenirs musicaux
Le Pub fermait au mois d'août. Le
dernier soir de juillet, il fallait vider les fûts. L'été 1980, j'avais fait ma
première fermeture. On m'avait dit que c'était un événement à ne pas manquer.
La fête s'était prolongée tard dans la nuit.
À mon retour d'Angleterre, je
savais donc que j'allais trouver porte close. La plupart de mes copines étaient
encore en vacances, la reprise du lycée ne se ferait que quelques semaines plus
tard. J’occupais au mieux tout ce temps libre, parfois pesant.
Les journées étaient longues !
Chez moi, je lisais, j’écrivais, je faisais du piano. J’écoutais les vinyles
que j'avais rapportés de Londres, j’essayais devant la glace mes nouvelles
tenues britanniques coordonnées en noir, rouge et blanc. J'allais à pied à la
piscine d'été, mais je prenais ma petite mobylette pour descendre en ville.
C'est au PMU que j'ai vu F pour
la première fois. Tout chez lui relevait de la douceur. Ses yeux étaient d'un
bleu pastel, sa peau couleur de lait. Ses cheveux d'un roux clair, presque
blonds, bouclés, encadraient un beau visage aux traits finement dessinés. On
aurait dit un ange.
Le Pub a rouvert, je suis entrée
en terminale, j'ai eu dix-sept ans, K est devenue ma meilleure amie. Nous avons
commencé à faire de la musique ensemble, elle à la guitare et au chant, moi au
piano et aux chœurs. J'ai laissé repousser mes cheveux taillés en brosse, je
faisais des teintures au henné… J'ai mis au placard mes tenues de l’été
londonien pour porter jeans en velours, chemises à carreaux, écharpes
indiennes.
J'ai délaissé (un temps seulement !)
les sons bruts et rauques de The Clash, Joe Jackson, Nina Hagen… pour les
musiques plus suaves de Mike Olfield, Supertramp ou The Alan Parsons Project.
Mais j'écoutais toujours Patti Smith.
J'ai emmené K au Pub. Deux portes
battantes, séparées par un sas, donnaient accès à l'intérieur. À droite en
entrant, il y avait ce long comptoir accueillant et ses grands tabourets en
bois foncé. On trouvait, dans la grande salle enfumée, de confortables
fauteuils arrondis, en demi-cercle, sur lesquels on pouvait facilement tenir à
quatre. Les tables rondes en marbre, aux pieds de fonte, les chaises en bois
posées ça et là, complétaient le mobilier.
À gauche, il y avait l'espace
sacré, réservé au juke-box, grand coffre à trésors lumineux. On y trouvait les
meilleures musiques pop et rock du moment, mais aussi des chansons de Jacques
Brel. Le Pub était un endroit animé et chaleureux. Nous y rencontrions des
personnes venues de tout horizon avec lesquelles nous refaisions le monde.
J'ai revu F au Pub, avec ses
amis, durant tout l'automne. J'observais de loin tous ses faits et gestes, ce
qu'il buvait, avec qui il discutait. Il programmait toujours le même titre
étrange sur le juke-box.
La rythmique se situait entre le
reggae et le ska, mais le son était froid, les accents mélancoliques. Il y
avait ces cuivres d’entrée de jeu, puis cette ligne de basse souple et
nerveuse, avant l’arrivée de la voix.
La partie instrumentale du début
accompagnait ses pas tandis qu’il retournait s’asseoir. Il semblait à peine
toucher terre quand il se déplaçait ainsi, sur la musique. Il avait une
démarche souple et féline, il ne faisait aucun bruit. Il s'habillait de
couleurs claires, ce qui accentuait son côté irréel, immatériel.
Malgré la convivialité de mise,
aucun point de contact ne semblait possible entre lui et moi. Inaccessible, il
apparaissait de temps en temps pour le plaisir de mes yeux et de mon cœur
battant. Je voulais le connaître, lui ne me voyait pas. Je voulais tant qu'il
m'aime, mais j’avais si peur qu'il me repousse !
Chaque fois que j'ouvrais, l'une
après l'autre, les portes du Pub, j'étais dans un tel état d'affolement que mes
jambes me portaient à peine. Il suffisait que j'aperçoive F pour que les
sensations s'amplifient. Je n'avais alors qu'une hâte : trouver une place où me
poser et reprendre mon souffle.
Je vivais un drame intense,
jouant l'amoureuse éplorée au visage triste, ravagé. J'écrivais des poèmes
d'amour désespérés que je faisais lire à K, j'élaborais différents scénarios
pour faire sa connaissance ; je souffrais face à cette passion qui me dévorait
le corps et l'âme.
Un soir de décembre, avec les
encouragements de K, je me suis jetée à l'eau. F venait de programmer son titre
préféré et retournait à sa table. Je me suis levée d’un bond pour aller lui
demander, les jambes en marmelade, de quelle musique il s’agissait. Il m’a
répondu, très doucement, d’une petite voix : "Food for Thought, de UB 40".
Sur le coup, je n’ai pas très
bien compris le titre, ni le nom du groupe. Je l’ai tout de même remercié, et
nous avons commencé à nous parler, debout à l’endroit même où je l’avais
interpellé. Il m’a invitée à m'asseoir à sa table, avec ses copains, pour qu’on
puisse discuter plus tranquillement. K est venue nous rejoindre.
F avait dix-neuf ans, il vivait
chez ses parents dans un village, en bord de Marne. Ses principales occupations
étaient les sorties au Pub, les fêtes chez des amis ; il aimait boire,
fumer, s’amuser. Moi, j’aimais comme lui la musique, j’en faisais même, avec K,
chez moi, le samedi après-midi. J'avais l'air de l'intéresser. Les choses
devenaient possibles, enfin ! Nous nous sommes donné rendez-vous le
lendemain, au Pub, vers dix-huit heures.
Moins d'une semaine après, F
m'embrassait, sur le trottoir, à quelques mètres du Pub. Le lendemain, il
venait me chercher au lycée, il neigeait à gros flocons. Au lieu d’aller au
Pub, nous sommes allés chez moi. Nous avons écouté des disques, tout en faisant
connaissance.
Quand nous nous sommes
rapprochés, je n’ai pas trouvé ses baisers aussi ardents que je l'espérais.
Cette douceur qui m'avait tant attirée chez lui s’est avérée soudain bien fade.
Son apparence éthérée, qui m'avait pourtant séduite, m’a vite lassée, ennuyée…
Ce n'était pas encore Noël, je déclarai
déjà à F que c'était fini. Je l'avais idéalisé et voilà que j'étais déçue, pauvre
jeune fille innocente ! Je retournai à mes délires mystiques et musicaux
avec K, jusqu'au printemps.
Je me souviens, bien plus tard,
dans un club rock parisien, avoir pris un immense plaisir à danser sur
"Food for Thought" en balançant bras et jambes au ralenti, tournant
lentement sur moi-même, recherchant un état d’apesanteur, de légèreté extrême.
Je trouvais ce morceau toujours aussi inclassable.
F aurait pu passer là, à deux pas
de moi, de sa démarche lunaire, que je n’en aurais pas été étonnée.
À lire aussi sur ce blog :
(Trois concerts de Jad Wio,
Minimal Compact 1988, Jamais dans le cadre, De JS Bach à Joy Division,
Charlélie Couture, Supertramp…)
À lire sur Hautetfort :
(Le secret de Patrice, Impasse du
Levant, Laure aimait la vie)
(La veillée, Révélation, La
maison)
(Enola Gay, Blood Sugar Sex
Magik, Faith, Is this Love, Rodolphe Burger à l’île de Batz, Angie, The Needle
and the Damage Done, Pyromane, London Calling, Perfect Kiss, Exposition,
Christian Death le 1er novembre 1988)
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