samedi 19 mars 2016

Food for Thought

Souvenirs musicaux

Le Pub fermait au mois d'août. Le dernier soir de juillet, il fallait vider les fûts. L'été 1980, j'avais fait ma première fermeture. On m'avait dit que c'était un événement à ne pas manquer. La fête s'était prolongée tard dans la nuit.

À mon retour d'Angleterre, je savais donc que j'allais trouver porte close. La plupart de mes copines étaient encore en vacances, la reprise du lycée ne se ferait que quelques semaines plus tard. J’occupais au mieux tout ce temps libre, parfois pesant.

Les journées étaient longues ! Chez moi, je lisais, j’écrivais, je faisais du piano. J’écoutais les vinyles que j'avais rapportés de Londres, j’essayais devant la glace mes nouvelles tenues britanniques coordonnées en noir, rouge et blanc. J'allais à pied à la piscine d'été, mais je prenais ma petite mobylette pour descendre en ville.

C'est au PMU que j'ai vu F pour la première fois. Tout chez lui relevait de la douceur. Ses yeux étaient d'un bleu pastel, sa peau couleur de lait. Ses cheveux d'un roux clair, presque blonds, bouclés, encadraient un beau visage aux traits finement dessinés. On aurait dit un ange.

Le Pub a rouvert, je suis entrée en terminale, j'ai eu dix-sept ans, K est devenue ma meilleure amie. Nous avons commencé à faire de la musique ensemble, elle à la guitare et au chant, moi au piano et aux chœurs. J'ai laissé repousser mes cheveux taillés en brosse, je faisais des teintures au henné… J'ai mis au placard mes tenues de l’été londonien pour porter jeans en velours, chemises à carreaux, écharpes indiennes.

J'ai délaissé (un temps seulement !) les sons bruts et rauques de The Clash, Joe Jackson, Nina Hagen… pour les musiques plus suaves de Mike Olfield, Supertramp ou The Alan Parsons Project. Mais j'écoutais toujours Patti Smith.

J'ai emmené K au Pub. Deux portes battantes, séparées par un sas, donnaient accès à l'intérieur. À droite en entrant, il y avait ce long comptoir accueillant et ses grands tabourets en bois foncé. On trouvait, dans la grande salle enfumée, de confortables fauteuils arrondis, en demi-cercle, sur lesquels on pouvait facilement tenir à quatre. Les tables rondes en marbre, aux pieds de fonte, les chaises en bois posées ça et là, complétaient le mobilier.

À gauche, il y avait l'espace sacré, réservé au juke-box, grand coffre à trésors lumineux. On y trouvait les meilleures musiques pop et rock du moment, mais aussi des chansons de Jacques Brel. Le Pub était un endroit animé et chaleureux. Nous y rencontrions des personnes venues de tout horizon avec lesquelles nous refaisions le monde.

J'ai revu F au Pub, avec ses amis, durant tout l'automne. J'observais de loin tous ses faits et gestes, ce qu'il buvait, avec qui il discutait. Il programmait toujours le même titre étrange sur le juke-box.

La rythmique se situait entre le reggae et le ska, mais le son était froid, les accents mélancoliques. Il y avait ces cuivres d’entrée de jeu, puis cette ligne de basse souple et nerveuse, avant l’arrivée de la voix.

La partie instrumentale du début accompagnait ses pas tandis qu’il retournait s’asseoir. Il semblait à peine toucher terre quand il se déplaçait ainsi, sur la musique. Il avait une démarche souple et féline, il ne faisait aucun bruit. Il s'habillait de couleurs claires, ce qui accentuait son côté irréel, immatériel.

Malgré la convivialité de mise, aucun point de contact ne semblait possible entre lui et moi. Inaccessible, il apparaissait de temps en temps pour le plaisir de mes yeux et de mon cœur battant. Je voulais le connaître, lui ne me voyait pas. Je voulais tant qu'il m'aime, mais j’avais si peur qu'il me repousse !

Chaque fois que j'ouvrais, l'une après l'autre, les portes du Pub, j'étais dans un tel état d'affolement que mes jambes me portaient à peine. Il suffisait que j'aperçoive F pour que les sensations s'amplifient. Je n'avais alors qu'une hâte : trouver une place où me poser et reprendre mon souffle.

Je vivais un drame intense, jouant l'amoureuse éplorée au visage triste, ravagé. J'écrivais des poèmes d'amour désespérés que je faisais lire à K, j'élaborais différents scénarios pour faire sa connaissance ; je souffrais face à cette passion qui me dévorait le corps et l'âme.

Un soir de décembre, avec les encouragements de K, je me suis jetée à l'eau. F venait de programmer son titre préféré et retournait à sa table. Je me suis levée d’un bond pour aller lui demander, les jambes en marmelade, de quelle musique il s’agissait. Il m’a répondu, très doucement, d’une petite voix : "Food for Thought, de UB 40".

Sur le coup, je n’ai pas très bien compris le titre, ni le nom du groupe. Je l’ai tout de même remercié, et nous avons commencé à nous parler, debout à l’endroit même où je l’avais interpellé. Il m’a invitée à m'asseoir à sa table, avec ses copains, pour qu’on puisse discuter plus tranquillement. K est venue nous rejoindre.

F avait dix-neuf ans, il vivait chez ses parents dans un village, en bord de Marne. Ses principales occupations étaient les sorties au Pub, les fêtes chez des amis ; il aimait boire, fumer, s’amuser. Moi, j’aimais comme lui la musique, j’en faisais même, avec K, chez moi, le samedi après-midi. J'avais l'air de l'intéresser. Les choses devenaient possibles, enfin ! Nous nous sommes donné rendez-vous le lendemain, au Pub, vers dix-huit heures.

Moins d'une semaine après, F m'embrassait, sur le trottoir, à quelques mètres du Pub. Le lendemain, il venait me chercher au lycée, il neigeait à gros flocons. Au lieu d’aller au Pub, nous sommes allés chez moi. Nous avons écouté des disques, tout en faisant connaissance.

Quand nous nous sommes rapprochés, je n’ai pas trouvé ses baisers aussi ardents que je l'espérais. Cette douceur qui m'avait tant attirée chez lui s’est avérée soudain bien fade. Son apparence éthérée, qui m'avait pourtant séduite, m’a vite lassée, ennuyée…

Ce n'était pas encore Noël, je déclarai déjà à F que c'était fini. Je l'avais idéalisé et voilà que j'étais déçue, pauvre jeune fille innocente ! Je retournai à mes délires mystiques et musicaux avec K, jusqu'au printemps.

Je me souviens, bien plus tard, dans un club rock parisien, avoir pris un immense plaisir à danser sur "Food for Thought" en balançant bras et jambes au ralenti, tournant lentement sur moi-même, recherchant un état d’apesanteur, de légèreté extrême. Je trouvais ce morceau toujours aussi inclassable.

F aurait pu passer là, à deux pas de moi, de sa démarche lunaire, que je n’en aurais pas été étonnée.

À lire aussi sur ce blog :
(Trois concerts de Jad Wio, Minimal Compact 1988, Jamais dans le cadre, De JS Bach à Joy Division, Charlélie Couture, Supertramp…)

À lire sur Hautetfort :
(Le secret de Patrice, Impasse du Levant, Laure aimait la vie)
(La veillée, Révélation, La maison)
(Enola Gay, Blood Sugar Sex Magik, Faith, Is this Love, Rodolphe Burger à l’île de Batz, Angie, The Needle and the Damage Done, Pyromane, London Calling, Perfect Kiss, Exposition, Christian Death le 1er novembre 1988)

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