Quadrilogie francilienne, 2 sur 4
Les affaires
Le 13 août 2015
En juillet 2014, je
décidai de ranger ses vêtements, ses vestes et ses chemises surtout, de façon à
ne plus les avoir à ma vue continuellement. Elles étaient suspendues sur des
cintres, accrochées au grand portant qui servait aussi pour mes propres
affaires. Protégées par des housses, elles restaient en bonne place dans mon
appartement. Elles me rappelaient qu’il avait vécu là, chez moi ; elles me
renvoyaient aussi au fait qu’il n’y vivait plus depuis mi-mars, qu’il ne
reviendrait jamais, que je ne le souhaitais pas de toute façon.
Juillet 2012 :
Il s’installait avec moi, dans un premier temps dans mon studio. Après, tous
les espoirs étaient permis, la priorité étant pour lui de trouver rapidement un
emploi dans la région ; le reste suivrait, sans doute. Je me voyais déjà
avec lui dans une petite maison, avec un espace plus grand, où nous aurions un
jardin, notre chambre, un salon-cuisine américaine, chacun notre bureau, une
grande bibliothèque, nos collections de CD rassemblées, nos DVD aussi. Je
m’voyais déjà… Ça a vite pris une autre tournure, beaucoup moins « Peace
and Love ».
Deux ans plus tard,
quatre mois après son départ précipité, aucune solution n’avait été encore
envisagée concernant ses affaires. Toutes ses affaires. Car évidemment, il
n’avait pas apporté que ses vêtements, ses sous-vêtements et son nécessaire de
toilette. Lorsqu’on s’installe chez sa copine, on apporte aussi un peu de sa
vie passée, des objets indispensables et personnels, des bibelots, des livres,
des CD, des DVD, des documents administratifs, que sais-je, encore ?
Ce n’était
certainement pas à moi de les lui rapporter, avec ma voiture bien évidemment, 1200
bornes aller et retour, c’était à lui de prendre ses responsabilités !
Mais responsable, il ne l’était pas du tout, à ce moment-là. Alors comme je ne
pouvais, dans l’immédiat, me débarrasser de ses affaires, j’ai entrepris de les
ranger, pour ne plus les voir, pour ne plus avoir à les toucher, pour commencer
à oublier.
Je décrochai donc
ses vestes et ses chemises de leurs cintres, avec l’idée de les plier et de les
déposer dans l’une de ses valises qu’il n’avait pas prise, ce serait de toute
façon plus pratique à transporter quand il viendrait ou ferait venir quelqu’un
les chercher. J’aurais peut-être la place d’y mettre quelques pantalons, aussi.
La valise, refermée, trouverait ensuite un coin discret où se loger, dans la
salle de bains, sous les étagères, recouverte d’une serviette éponge, hors de
mon regard au quotidien.
En manipulant l’une
de ses vestes, j’ai trouvé dans une poche un briquet (en état de marche) et
dans l’autre, deux bouchons de liège et un ticket de courses mentionnant ses
achats du 15 février 2014. Deux bouteilles de vin « Carte Noire » de
Cahors y figuraient, un paquet de pâtes, de la sauce bolognaise, de la salade
verte…, les deux bouchons au fond de sa poche étant la preuve de leur
consommation rapide, sur le chemin de retour du supermarché, sans même attendre
d’être rentré, de s’attabler, de boire dans un verre, un verre à vin…
Je l’imaginais, le
goulot sur les lèvres, buvant compulsivement directement à la bouteille ;
je l’avais surpris, un soir, par la fenêtre, j’étais dehors, il s’était enfermé
à l’intérieur avec les clés dans la serrure et je ne pouvais pas rentrer, il
était dans la cuisine, à se pochtronner de la plus détestable façon qui soit.
Déjà, il ne prenait
plus la peine de sortir un verre ballon, comme il le faisait lorsqu’on
trinquait encore ensemble, car j’aime boire, oui, de temps en temps, à
l’occasion d’une sortie ou d’une soirée en amoureux… Il buvait sa vinasse dans
un verre Ikea, comme ça il pouvait s’en servir plus, avant d’aller prendre
racine devant son ordinateur, des journées entières.
Voilà, ses vêtements
mis dans la valise, ce qu’il me laissait comme souvenir : celui d’un mec
en train de boire, de boire salement. Un mec déjà fin saoul, aux alentours de
six heures du soir, alors que je rentrais de mon travail. Un mec qui tomberait
de sa chaise, plus tard dans la soirée, s’écroulant par terre sans parvenir à
se relever, ronflant là, à même le sol, parce que ce mec, je ne l’aiderais même pas à se remettre
debout, à le déshabiller, à l’allonger sur le canapé-lit avant d’essayer de me
rendormir, côté mur.
Je l’ai fait, au
début, quand je pensais que cet abus d’alcool n’était que temporaire, qu’il
avait des choses à digérer, qu’il lui fallait un peu de temps. La première fois
qu’il est tombé par terre, la chaise basculant avec lui dans un horrible bruit
de chute, j’ai été si inquiète que je me suis précipitée vers lui pour lui
demander si ça allait, pour soutenir sa tête, le faire asseoir, au moins… Oui,
je l’ai fait bien souvent, mais son mal empirant, j’ai fini par le laisser tout
seul dans son enfer, je ne pouvais plus rien pour lui.
Je suis allée
consulter à l’antenne d’addictologie du secteur, j’ai rencontré une infirmière
à laquelle j’ai décrit son comportement, je voulais être sûre, je voulais
qu’elle emploie le mot… J’ai bien essayé, après, de laisser près de son ordi,
sur le bureau, en évidence, les documents que j’avais récupérés là-bas, afin
qu’il les parcoure, qu’il prenne conscience de son problème, de la nécessité
d’arrêter, ne serait-ce que pour son entourage proche, son amie qui l’aimait,
en l’occurrence…
Au bout d’un an de
ce régime, il n’était plus question de vivre ensemble, seulement de l’héberger
dans mon petit appartement car après tout, il s’agissait du mien, qui payait
les factures ? Voilà, le registre factures, tout pour fâcher ; pourtant,
c’est le nerf de la guerre ! Je l’hébergeais à contrecœur, il avait bien
essayé d’aller vivre chez l’un de ses rares amis (ceux que je rencontrais
parfois) mais ça s’était vraiment mal passé, l’ami y avait laissé des plumes…
Tu peux rester chez
moi jusqu’à ce que tu aies trouvé une autre solution pour ton hébergement. Si
tu pouvais faire vite… Tu parles, qu’il est resté ! Ça a été de pire en
pire, pour lui comme pour moi, j’en ai été jusqu’à avoir de la pitié, tu te
rends compte ! C’était mon mec, enfin, avant, et voilà que j’avais de la
pitié pour lui, tellement il s’acharnait à tomber (de sa chaise) et plus bas
encore. Est venu, aussi, le mépris. Voilà que je me battais pour ne pas sombrer
avec lui. Je lui tenais tête ou, plus grave, je restais indifférente à son
numéro, tellement lassée, toujours le même.
Et puis voilà, un
beau matin, il est parti. À quelques jours du concert de Charles de Goal à
Mains d’Œuvres, à Saint-Ouen. J’avais réservé deux places, j’y suis allée
seule. Je m’étais réhabituée à sortir seule, il ne souhaitait plus spécialement
m’accompagner. Parfois, ça m’arrangeait.
J’ai revendu son billet à l’entrée, déjà bien imprégnée de vin blanc, les verres que j’avais bus au bar du coin, en compagnie des musiciens et de leurs ami(e)s. Puis j’en ai enchaîné plein d’autres, à la buvette de la salle… À la fin j’ai vomi copieusement dans le caniveau, que du liquide, avant de retourner à ma voiture, car il faut bien rentrer.
J’ai revendu son billet à l’entrée, déjà bien imprégnée de vin blanc, les verres que j’avais bus au bar du coin, en compagnie des musiciens et de leurs ami(e)s. Puis j’en ai enchaîné plein d’autres, à la buvette de la salle… À la fin j’ai vomi copieusement dans le caniveau, que du liquide, avant de retourner à ma voiture, car il faut bien rentrer.
Juin 2015 : Je
l’ai au téléphone, il a trouvé un appart dans la ville où il souhaite
s’installer, il a emménagé, il est content, rassuré, apaisé. Oui, et pour ses
affaires ? Il doit revoir ça avec son père, il promet de l’appeler, de lui
demander s’il peut récupérer une voiture, venir tout chercher chez moi,
convenir d’un rendez-vous alors, ensuite conduire jusque là-bas, en profiter
peut-être quelques jours, avant de remonter… Bon d’accord, tu me
rappelles ?
Juillet 2015 :
J’ai déjà envisagé une autre solution que l’aide (théorique) de son père,
toujours fuyant, peu fiable, pour convoyer ses affaires. C’est son ami, celui
chez qui il avait vécu quelque temps avant que ça ne devienne impossible entre
eux (j’avais alors récupéré le paquet cadeau) qui, me parlant de ses vacances
prochaines dans sa famille et chez ses amis d’enfance, m’a proposé de me rendre
ce service. Il ne passerait pas très loin de chez lui, alors… Elles me
manquent, mes affaires, à moi aussi, qu’est-ce que tu crois, j’y pense jour et
nuit ! C’est ce qu’il m’avait dit, la dernière fois, au téléphone.
J’achetai quatre
grands sacs en toile plastifiée avec des anses, forme valise, avant de rentrer
chez moi et de me lancer dans une tâche douloureuse mais nécessaire :
vider les placards. Tous ceux qu’il occupait lorsqu’il vivait chez moi, ceux
qu’on avait rajouté (ceux que j’avais acheté) pour qu’il puisse tout ranger,
avoir son espace personnel… Non, ce ne fut pas une partie de plaisir, juste une
nouvelle étape à franchir dans le « détachement », envisager bientôt la
« vraie » fin de l’histoire, presque dix ans.
Oui, je suis amère,
bien sûr. Qui ne le serait pas, à ma place ? Qui aurait gardé, comme ça,
pendant plus d’un an, les affaires de son ex, alors qu’il n’était pas question
de nous remettre un jour ensemble ? Qui l’aurait fait, hein, qui ?
J’ai rassemblé tous les sacs dans un coin de ma pièce principale, là où ça
« gênerait le moins », j’ai exhumé de la salle de bains sa valise,
son écran d’ordi et quelques autres babioles, j’ai rajouté par-dessus la tente
Quechua maxi modèle dont je ne me servirai plus jamais.
Août 2015 : Son
ami est venu prendre toutes ses affaires, à l’occasion d’un repas dominical auquel
je l’avais convié, en compagnie d’une amie qui passait quelques jours chez moi.
En fin de journée, j’ai sorti les sacs de mon appart jusqu’à la terrasse, par
la porte-fenêtre, sa voiture était garée tout près, il les a chargées… Le
coffre étant plein, il a fallu aussi en mettre sur les banquettes arrière,
l’air de rien ça faisait du volume ! Je l’ai remercié vivement.
Alors, j’ai commencé
à réenvisager mon territoire. J’allais pouvoir soulager les étagères et remplir
les placards, trouver les endroits les plus fonctionnels pour mes dossiers,
pour tous ces documents que je conserve, dont j’ai parfois besoin.
En arrangeant mes livres dans les bibliothèques, je me suis aperçue que certains d’entre eux étaient à lui, que je lui avais offerts, à l’occasion d’un Noël, d’un anniversaire, ou sans occasion particulière. Franck Thilliez, Fred Vargas, « La vérité sur l’affaire Harry Quebert » de Joël Dicker… Celui-là, c’était un cadeau pour son anniversaire. Il m’avait conseillé de le lire… Ce que je n’ai toujours pas fait. Mais certainement, un jour ou l’autre.
En arrangeant mes livres dans les bibliothèques, je me suis aperçue que certains d’entre eux étaient à lui, que je lui avais offerts, à l’occasion d’un Noël, d’un anniversaire, ou sans occasion particulière. Franck Thilliez, Fred Vargas, « La vérité sur l’affaire Harry Quebert » de Joël Dicker… Celui-là, c’était un cadeau pour son anniversaire. Il m’avait conseillé de le lire… Ce que je n’ai toujours pas fait. Mais certainement, un jour ou l’autre.
Il doit bien y
avoir, ici ou là, d’autres affaires à lui, oubliées dans les multiples coins et
recoins de mon appartement. Il me vient à l’esprit que j’ai omis de lui rendre
ses DVD. Ils sont parmi les miens, dans des boîtes en carton, on se les
partageait. Qu’est-ce qui est à moi, qu’est-ce qui est à lui, dans ce
fourbi ? Je ne suis pas sûre de donner les bonnes réponses, je ne suis pas
à ce point calculatrice.
J’ai retrouvé mon
univers. Celui d’une femme plus toute jeune qui vit seule, avec ses chats, dans
un 40 mètres carrés avec terrasse et bout de pelouse (desséchée par la canicule),
gagnant relativement bien sa vie malgré un métier parfois difficile, qui profite
de son temps libre pour voyager, se cultiver, expérimenter, écrire,
photographier, lire, écouter, voir, visionner, visiter, marcher, nager, bien
boire et bien manger, croyant en l’amitié davantage qu’en l’amour, repartant de
zéro, une dizaine de plus au compteur…
Je me souviens
d’avoir, pendant deux ou trois mois peut-être après son départ, continué à
utiliser mon ordinateur portable sur la table du salon, celle où je mange,
celle où je prépare mes cours, celle qui était devenue « ma » table
puisque lui s’était approprié « mon » bureau. Il fallait bien qu’il
se pose quelque part, il n’y avait guère d’autre endroit que la table du salon,
ou le bureau…
Eh bien pendant deux
ou trois mois, il ne m’est pas venu à l’esprit de le réinvestir, ce bureau. Je
ne posais jamais mon ordi dessus, j’y mettais d’autres choses, certes, mais pas
mon ordi, comme si ce lieu était réservé, interdit, chasse gardée. Je restais sagement
à ma place, celle que j’avais toujours occupée, quand il était assis là, au
bureau, à pianoter sur son clavier, à remuer du vent, du matin au soir.
En fait, j'ouvrais les bouteilles une fois arrivé à la maison, avec un tire-bouchon, c'est bien plus pratique. Je rangeais juste les bouchons dans la poche de ma veste ensuite, c'est tout. Comme quoi, parfois, on se fait des films, n'est-ce pas ? Boire au goulot dans le rue, tss. "Je bois pour oublier les amis de ma femme, pour ne plus voir ma gueule et pour me dire qu'il faudrait en finir..."
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