lundi 28 septembre 2015

Les affaires

Quadrilogie francilienne, 2 sur 4


Les affaires

Le 13 août 2015

En juillet 2014, je décidai de ranger ses vêtements, ses vestes et ses chemises surtout, de façon à ne plus les avoir à ma vue continuellement. Elles étaient suspendues sur des cintres, accrochées au grand portant qui servait aussi pour mes propres affaires. Protégées par des housses, elles restaient en bonne place dans mon appartement. Elles me rappelaient qu’il avait vécu là, chez moi ; elles me renvoyaient aussi au fait qu’il n’y vivait plus depuis mi-mars, qu’il ne reviendrait jamais, que je ne le souhaitais pas de toute façon.

Juillet 2012 : Il s’installait avec moi, dans un premier temps dans mon studio. Après, tous les espoirs étaient permis, la priorité étant pour lui de trouver rapidement un emploi dans la région ; le reste suivrait, sans doute. Je me voyais déjà avec lui dans une petite maison, avec un espace plus grand, où nous aurions un jardin, notre chambre, un salon-cuisine américaine, chacun notre bureau, une grande bibliothèque, nos collections de CD rassemblées, nos DVD aussi. Je m’voyais déjà… Ça a vite pris une autre tournure, beaucoup moins « Peace and Love ».

Deux ans plus tard, quatre mois après son départ précipité, aucune solution n’avait été encore envisagée concernant ses affaires. Toutes ses affaires. Car évidemment, il n’avait pas apporté que ses vêtements, ses sous-vêtements et son nécessaire de toilette. Lorsqu’on s’installe chez sa copine, on apporte aussi un peu de sa vie passée, des objets indispensables et personnels, des bibelots, des livres, des CD, des DVD, des documents administratifs, que sais-je, encore ?

Ce n’était certainement pas à moi de les lui rapporter, avec ma voiture bien évidemment, 1200 bornes aller et retour, c’était à lui de prendre ses responsabilités ! Mais responsable, il ne l’était pas du tout, à ce moment-là. Alors comme je ne pouvais, dans l’immédiat, me débarrasser de ses affaires, j’ai entrepris de les ranger, pour ne plus les voir, pour ne plus avoir à les toucher, pour commencer à oublier.

Je décrochai donc ses vestes et ses chemises de leurs cintres, avec l’idée de les plier et de les déposer dans l’une de ses valises qu’il n’avait pas prise, ce serait de toute façon plus pratique à transporter quand il viendrait ou ferait venir quelqu’un les chercher. J’aurais peut-être la place d’y mettre quelques pantalons, aussi. La valise, refermée, trouverait ensuite un coin discret où se loger, dans la salle de bains, sous les étagères, recouverte d’une serviette éponge, hors de mon regard au quotidien.

En manipulant l’une de ses vestes, j’ai trouvé dans une poche un briquet (en état de marche) et dans l’autre, deux bouchons de liège et un ticket de courses mentionnant ses achats du 15 février 2014. Deux bouteilles de vin « Carte Noire » de Cahors y figuraient, un paquet de pâtes, de la sauce bolognaise, de la salade verte…, les deux bouchons au fond de sa poche étant la preuve de leur consommation rapide, sur le chemin de retour du supermarché, sans même attendre d’être rentré, de s’attabler, de boire dans un verre, un verre à vin…

Je l’imaginais, le goulot sur les lèvres, buvant compulsivement directement à la bouteille ; je l’avais surpris, un soir, par la fenêtre, j’étais dehors, il s’était enfermé à l’intérieur avec les clés dans la serrure et je ne pouvais pas rentrer, il était dans la cuisine, à se pochtronner de la plus détestable façon qui soit.

Déjà, il ne prenait plus la peine de sortir un verre ballon, comme il le faisait lorsqu’on trinquait encore ensemble, car j’aime boire, oui, de temps en temps, à l’occasion d’une sortie ou d’une soirée en amoureux… Il buvait sa vinasse dans un verre Ikea, comme ça il pouvait s’en servir plus, avant d’aller prendre racine devant son ordinateur, des journées entières.

Voilà, ses vêtements mis dans la valise, ce qu’il me laissait comme souvenir : celui d’un mec en train de boire, de boire salement. Un mec déjà fin saoul, aux alentours de six heures du soir, alors que je rentrais de mon travail. Un mec qui tomberait de sa chaise, plus tard dans la soirée, s’écroulant par terre sans parvenir à se relever, ronflant là, à même le sol, parce que ce mec, je ne l’aiderais même pas à se remettre debout, à le déshabiller, à l’allonger sur le canapé-lit avant d’essayer de me rendormir, côté mur.

Je l’ai fait, au début, quand je pensais que cet abus d’alcool n’était que temporaire, qu’il avait des choses à digérer, qu’il lui fallait un peu de temps. La première fois qu’il est tombé par terre, la chaise basculant avec lui dans un horrible bruit de chute, j’ai été si inquiète que je me suis précipitée vers lui pour lui demander si ça allait, pour soutenir sa tête, le faire asseoir, au moins… Oui, je l’ai fait bien souvent, mais son mal empirant, j’ai fini par le laisser tout seul dans son enfer, je ne pouvais plus rien pour lui.

Je suis allée consulter à l’antenne d’addictologie du secteur, j’ai rencontré une infirmière à laquelle j’ai décrit son comportement, je voulais être sûre, je voulais qu’elle emploie le mot… J’ai bien essayé, après, de laisser près de son ordi, sur le bureau, en évidence, les documents que j’avais récupérés là-bas, afin qu’il les parcoure, qu’il prenne conscience de son problème, de la nécessité d’arrêter, ne serait-ce que pour son entourage proche, son amie qui l’aimait, en l’occurrence…

Au bout d’un an de ce régime, il n’était plus question de vivre ensemble, seulement de l’héberger dans mon petit appartement car après tout, il s’agissait du mien, qui payait les factures ? Voilà, le registre factures, tout pour fâcher ; pourtant, c’est le nerf de la guerre ! Je l’hébergeais à contrecœur, il avait bien essayé d’aller vivre chez l’un de ses rares amis (ceux que je rencontrais parfois) mais ça s’était vraiment mal passé, l’ami y avait laissé des plumes…

Tu peux rester chez moi jusqu’à ce que tu aies trouvé une autre solution pour ton hébergement. Si tu pouvais faire vite… Tu parles, qu’il est resté ! Ça a été de pire en pire, pour lui comme pour moi, j’en ai été jusqu’à avoir de la pitié, tu te rends compte ! C’était mon mec, enfin, avant, et voilà que j’avais de la pitié pour lui, tellement il s’acharnait à tomber (de sa chaise) et plus bas encore. Est venu, aussi, le mépris. Voilà que je me battais pour ne pas sombrer avec lui. Je lui tenais tête ou, plus grave, je restais indifférente à son numéro, tellement lassée, toujours le même.

Et puis voilà, un beau matin, il est parti. À quelques jours du concert de Charles de Goal à Mains d’Œuvres, à Saint-Ouen. J’avais réservé deux places, j’y suis allée seule. Je m’étais réhabituée à sortir seule, il ne souhaitait plus spécialement m’accompagner. Parfois, ça m’arrangeait. 

J’ai revendu son billet à l’entrée, déjà bien imprégnée de vin blanc, les verres que j’avais bus au bar du coin, en compagnie des musiciens et de leurs ami(e)s. Puis j’en ai enchaîné plein d’autres, à la buvette de la salle…  À la fin j’ai vomi copieusement dans le caniveau, que du liquide, avant de retourner à ma voiture, car il faut bien rentrer.

Juin 2015 : Je l’ai au téléphone, il a trouvé un appart dans la ville où il souhaite s’installer, il a emménagé, il est content, rassuré, apaisé. Oui, et pour ses affaires ? Il doit revoir ça avec son père, il promet de l’appeler, de lui demander s’il peut récupérer une voiture, venir tout chercher chez moi, convenir d’un rendez-vous alors, ensuite conduire jusque là-bas, en profiter peut-être quelques jours, avant de remonter… Bon d’accord, tu me rappelles ?

Juillet 2015 : J’ai déjà envisagé une autre solution que l’aide (théorique) de son père, toujours fuyant, peu fiable, pour convoyer ses affaires. C’est son ami, celui chez qui il avait vécu quelque temps avant que ça ne devienne impossible entre eux (j’avais alors récupéré le paquet cadeau) qui, me parlant de ses vacances prochaines dans sa famille et chez ses amis d’enfance, m’a proposé de me rendre ce service. Il ne passerait pas très loin de chez lui, alors… Elles me manquent, mes affaires, à moi aussi, qu’est-ce que tu crois, j’y pense jour et nuit ! C’est ce qu’il m’avait dit, la dernière fois, au téléphone.

J’achetai quatre grands sacs en toile plastifiée avec des anses, forme valise, avant de rentrer chez moi et de me lancer dans une tâche douloureuse mais nécessaire : vider les placards. Tous ceux qu’il occupait lorsqu’il vivait chez moi, ceux qu’on avait rajouté (ceux que j’avais acheté) pour qu’il puisse tout ranger, avoir son espace personnel… Non, ce ne fut pas une partie de plaisir, juste une nouvelle étape à franchir dans le « détachement », envisager bientôt la « vraie » fin de l’histoire, presque dix ans.

Oui, je suis amère, bien sûr. Qui ne le serait pas, à ma place ? Qui aurait gardé, comme ça, pendant plus d’un an, les affaires de son ex, alors qu’il n’était pas question de nous remettre un jour ensemble ? Qui l’aurait fait, hein, qui ? J’ai rassemblé tous les sacs dans un coin de ma pièce principale, là où ça « gênerait le moins », j’ai exhumé de la salle de bains sa valise, son écran d’ordi et quelques autres babioles, j’ai rajouté par-dessus la tente Quechua maxi modèle dont je ne me servirai plus jamais.

Août 2015 : Son ami est venu prendre toutes ses affaires, à l’occasion d’un repas dominical auquel je l’avais convié, en compagnie d’une amie qui passait quelques jours chez moi. En fin de journée, j’ai sorti les sacs de mon appart jusqu’à la terrasse, par la porte-fenêtre, sa voiture était garée tout près, il les a chargées… Le coffre étant plein, il a fallu aussi en mettre sur les banquettes arrière, l’air de rien ça faisait du volume ! Je l’ai remercié vivement.

Alors, j’ai commencé à réenvisager mon territoire. J’allais pouvoir soulager les étagères et remplir les placards, trouver les endroits les plus fonctionnels pour mes dossiers, pour tous ces documents que je conserve, dont j’ai parfois besoin. 

En arrangeant mes livres dans les bibliothèques, je me suis aperçue que certains d’entre eux étaient à lui, que je lui avais offerts, à l’occasion d’un Noël, d’un anniversaire, ou sans occasion particulière. Franck Thilliez, Fred Vargas, « La vérité sur l’affaire Harry Quebert » de Joël Dicker… Celui-là, c’était un cadeau pour son anniversaire. Il m’avait conseillé de le lire… Ce que je n’ai toujours pas fait. Mais certainement, un jour ou l’autre.

Il doit bien y avoir, ici ou là, d’autres affaires à lui, oubliées dans les multiples coins et recoins de mon appartement. Il me vient à l’esprit que j’ai omis de lui rendre ses DVD. Ils sont parmi les miens, dans des boîtes en carton, on se les partageait. Qu’est-ce qui est à moi, qu’est-ce qui est à lui, dans ce fourbi ? Je ne suis pas sûre de donner les bonnes réponses, je ne suis pas à ce point calculatrice.

J’ai retrouvé mon univers. Celui d’une femme plus toute jeune qui vit seule, avec ses chats, dans un 40 mètres carrés avec terrasse et bout de pelouse (desséchée par la canicule), gagnant relativement bien sa vie malgré un métier parfois difficile, qui profite de son temps libre pour voyager, se cultiver, expérimenter, écrire, photographier, lire, écouter, voir, visionner, visiter, marcher, nager, bien boire et bien manger, croyant en l’amitié davantage qu’en l’amour, repartant de zéro, une dizaine de plus au compteur…

Je me souviens d’avoir, pendant deux ou trois mois peut-être après son départ, continué à utiliser mon ordinateur portable sur la table du salon, celle où je mange, celle où je prépare mes cours, celle qui était devenue « ma » table puisque lui s’était approprié « mon » bureau. Il fallait bien qu’il se pose quelque part, il n’y avait guère d’autre endroit que la table du salon, ou le bureau…

Eh bien pendant deux ou trois mois, il ne m’est pas venu à l’esprit de le réinvestir, ce bureau. Je ne posais jamais mon ordi dessus, j’y mettais d’autres choses, certes, mais pas mon ordi, comme si ce lieu était réservé, interdit, chasse gardée. Je restais sagement à ma place, celle que j’avais toujours occupée, quand il était assis là, au bureau, à pianoter sur son clavier, à remuer du vent, du matin au soir.

Puis un jour la révélation, la permission, la fin de la pénitence. Ce ne serait pas mieux, si je remettais l’ordi sur le bureau, comme avant ? Avant qu’il ne vienne chez moi, avant qu’on ne vive ensemble ? On n’habite pas seulement ensemble, on vit, surtout. Pour le meilleur, mais aussi pour le pire. On peut se bousiller la vie, même, tellement c’est moche, médiocre, minable. J’en sais quelque chose. Pas toi ?

1 commentaire:

  1. En fait, j'ouvrais les bouteilles une fois arrivé à la maison, avec un tire-bouchon, c'est bien plus pratique. Je rangeais juste les bouchons dans la poche de ma veste ensuite, c'est tout. Comme quoi, parfois, on se fait des films, n'est-ce pas ? Boire au goulot dans le rue, tss. "Je bois pour oublier les amis de ma femme, pour ne plus voir ma gueule et pour me dire qu'il faudrait en finir..."

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