lundi 29 février 2016

Guerre des nerfs


— Ah ! Je savais bien que je vous trouverais là, devant ce cinéma !

— Bonjour, madame. À qui ai-je l'honneur ?

— Vous le savez très bien, ne faites pas l'innocente ! C'est donc vous, la madone des salles obscures ?

— Mais enfin…

— Ne le niez pas, je vous ai vue entrer ici même, dans ce petit cinéma minable, pas plus tard que la semaine dernière ! Et vous n'étiez pas seule, n'est-ce pas ?

— Madame, ma vie privée ne vous regarde pas !

— Bien sûr que si, elle me regarde, surtout quand elle concerne aussi la mienne ! Je suis venue vous dire qu'il ne viendra pas vous rejoindre aujourd'hui. Je me demandais ce qu'il pouvait bien fabriquer, tous les samedis après-midi ! Depuis quelque temps, il avait toujours une bonne excuse pour éviter les corvées de courses ou de ménage, les rendez-vous de la petite chez le dentiste, ses cours de danse…

— Ah, votre fille fait de la danse ? Danse classique, danse contemporaine, danse folklorique, danse de salon, modern jazz ?

— Ne détournez pas la conversation, s'il vous plaît, et écoutez bien ce que j'ai à vous dire. Moi, j'ai toujours détesté la science-fiction. Et, qui plus est, au cinéma. J'ai toujours refusé de l'accompagner. C'est tellement navrant ! Tenez, par exemple… "La Guerre des étoiles" : "Star Wars", in english. C'est ce que vous allez voir, là, pas vrai ? Je n'ai jamais accroché à tout cet amusement puéril, à ces robots gnangnan, à cette guéguerre dans l'espace avec tous ces vaisseaux qui font boum boum, à ce pilote extraterrestre qui pousse des cris de primate, à cet éternel conflit père fils, à ce remake perpétuel des gentils contre les méchants… Cet affreux Dark Vador et sa respiration sifflante, quelle comédie !

— C'est votre droit le plus légitime de ne pas aimer les films de George Lucas, mais n'en dégoûtez pas les autres !

— Ah oui, je vois. C'est donc avec vous qu'il explore le côté obscur de la Force ? Les salles obscures, lieux de luxure, oui ! Mais qu'est-ce que vous trafiquez, avec lui ? Vous faites dans l'extraconjugal cinématographique ? Ça vous amuse ? Vous vous en fichez comme de l'an quarante, hein, de la princesse rebelle et du beau Han Solo ? Tout ce qui vous intéresse, c'est de vous taper mon mari, pas vrai ? Oh ! Si je ne me retenais pas, je vous flanquerais une de ces gifles !

— Allons madame, gardez votre calme, pour qui me prenez-vous ? Je ne vous permets pas ! Soyons sûres que nous parlons bien du même homme, ensuite nous aviserons… Comment s'appelle votre mari ?

— Luke, très chère madame. Luke Skywalker. Ça vous dit quelque chose ?

— Je connais Luke, en effet, mais de là à penser qu'il vous trompe… Et avec moi ! Oui, c'est vrai, nous allons ensemble au cinéma, mais nous ne faisons rien de mal !

— Rien de mal, rien de mal, c'est vite dit ! Vous vous retrouvez tous les samedis au cinéma depuis deux mois et vous voulez que je trouve ça normal ? Je l'ai suivi, je l'ai vu vous rejoindre pour la séance de quinze heures trente, dans ce même vieux cinoche, samedi dernier. On y donnait "L'Empire contre-attaque", si je ne m'abuse. Vous comprenez, c'est mon mari, c'est mon Jedi à moi. Je veux qu'il reste pur, qu'il ne soit qu'à moi. Vous m'entendez, c'est avec moi qu'il doit passer sa vie ! Alors n'allez pas tout gâcher, avec vos airs de sainte-nitouche et vos deux macarons sur les côtés !

— Que vous a dit Luke exactement, madame, sur la nature de nos relations ?

— Il voulait me parler, tout à l'heure, mais j'ai refusé de l'écouter. Je lui hurlais ma rage, j'étais hors de moi ! La seule chose qui m'intéressait, c'était l'heure et l'endroit de votre nouvelle rencontre. J'aurais dû m'en douter, que c'était encore ici, dans cette salle miteuse, toute décrépie ! J'ai sauté dans le premier taxi : je voulais être sûre de vous coincer ! Vous faites moins la fière, maintenant, pas vrai ?

— Vous auriez dû écouter votre mari, madame. Vous auriez su la vérité, cela vous aurait évité toute cette colère ! Ouh là là ! J'en ai pris plein dans la figure, moi, et pour pas un rond ! Calmez-vous et écoutez-moi. Alors voilà. Je suis sa sœur, Leia. Nous avons été séparés juste après notre naissance, si bien que nous avons longtemps ignoré notre existence. Nous nous sommes retrouvés il y a deux mois environ, c'était l'aboutissement de dix ans de recherches laborieuses, pour lui comme pour moi. Il ne vous en a donc jamais parlé ? Il vous aime, vous savez, il me l'a dit. Soyez compréhensive ! Il a besoin de sa sœur, comme moi aussi j'ai besoin de lui. C'est mon frère jumeau… Nous partageons les mêmes passions, des trucs de gosses, peut-être… Ce qui nous paraît important, c'est de vivre des choses ensemble, de rattraper le temps perdu en allant au cinéma, tous les deux, comme si nous avions dix ou douze ans. Il comptait bien vous parler de moi, me présenter à vous, bien sûr. Et à votre fille. Pour vous, c'est fait ! Venez donc avec moi voir le dernier épisode de la trilogie ! Ça s'appelle "Le Retour du Jedi". Je vous expliquerai. Allez, faites un effort, quoi ! On se tutoie ? Que la force soit avec toi ! Que la force soit avec toi ! Que la force soit avec toi !


— Je ne vous crois pas ! Je ne vous crois pas ! Je ne vous crois pas ! Mais qu'est-ce encore que cette histoire autour du beau Luke Skywalker ? Ma parole, c'est une obsession ! Bon sang, il faut que ça s'arrête, maintenant ! Ah ! Le réveil sonne ! C'était donc ça… Je suis chez moi, dans mon lit, avec mes deux chats… Alors, mes bestioles ? Vous miaulez ? Obi-Wan ? Maître Yoda ? Vous avez faim ? Oui, je me lève !

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mercredi 17 février 2016

Charles de Goal : nouveau double LP


Mobilisation / Résistance

Sortie le 18 février 2016

« Release Party » à Mains d'Oeuvres (St Ouen) le jeudi 17 mars 2016, avec les concerts de : Charles de Goal  Komplikations  + Infecticide.

Double LP
Disponible en vinyle, en CD, en téléchargement mp3
Mixé et produit par AE
Peintures : Philippe Huart
Artwork : Huart/Cholley
Dédicacé à Jean-Philippe Brouant, décédé le 3 juin 2014.


L’EP précédent, « Zigzag », est sorti en version vinyle et je l’avais acheté lors du concert de Charles de Goal au Point Éphémère, le 20 juin 2015. Je n’ai jamais pu l’écouter sur ma platine disques, car je n’en ai plus depuis cinq ans, mais je me suis repassé les deux morceaux en boucle (« Zigzag » sur la face A, « Damaged Goods » de Gang of Four sur la face B) sur le lecteur internet de Danger Records.

C’est comme pour « Double face », sorti chez New Rose en 1986, jamais réédité en CD, pour mon plus grand malheur ! Charles de Goal a même opté pour la démarche inverse : en 2014, « Algorythmes » (1980) est ressorti uniquement en vinyle, dans une version remasterisée. Il y eut, le 15 mars, ce concert mémorable à Mains d’Œuvres où le groupe a repris, dans l’ordre, les neuf titres de l’album, notamment « Exposition », « Frédéric », « Modem »… Je voyais Jean-Philippe Brouant, le batteur, pour la dernière fois.

Nous voilà en 2016 et Charles de Goal prend de nouveau le parti d’éditer sa musique sous forme de deux LP vinyles, rien que ça ! L’artwork est superbe, met en valeur les peintures de Philippe Huart, présent depuis les débuts dans les projets de CDG et pour la réalisation des pochettes d’album.

« Mobilisation + Résistance » : c’est du lourd, c’est du dur, c’est du dense, dix-sept titres au compteur, durée 72 minutes ! Il faudra toutefois suspendre l’écoute pour changer de face, en veillant à poser délicatement la fine aiguille sur les sillons fragiles, puis ranger soigneusement le premier disque avant de sortir l’autre… Que nenni pour moi ! J’ai tout en mp3 !



Alors hop ! C’est parti pour « Mobilisation » et le cinglant « 7 x », avec Jean-Philippe Brouant à la batterie, puisque l’album était déjà en grande partie enregistré avant qu’il ne décède. Sur « Extinction », c’est le jeu de basse de Vincent Guilluy, qui a dorénavant remplacé Étienne Lebourg. Ce dernier faisant encore partie de Charles de Goal au moment des enregistrements, il y figure, comme dans « Zigzag », le titre suivant. « 20 œil » est un instrumental généreusement cold wave, avec une intro du tonnerre, une montée en tension, la frénésie des guitares. Thierry Leray s’en donne à cœur joie avec ses synthétiseurs.

« Faille », premier titre de la deuxième face, a un sens mystérieux, certainement seul connu véritablement de Patrick Blain qui a l’art, dans ses textes, de semer le doute, d’éveiller la curiosité, donnant envie d’interpréter, de trouver des réponses. « À feu et à sang », au ton direct, très énervé, voit apparaître la guitare d’Omer Leray, fils de Thierry. On avait apprécié sa touche metal et juvénile au cours des concerts de Charles de Goal, en 2015. « Obsolescence programmée » n’a pas de sens caché, du moins en surface : c’est un hommage au batteur et ami disparu subitement, à même pas cinquante ans. « Blackpool », en anglais, parle d’une ville et de gens étranges, d’une nuit très spéciale, sur un rythme irrésistiblement enclin à déclencher la danse.



Pause ! Sur « Résistance », « Ténèbres » est explicite, précis, efficace ; je m’abstiendrai d’en dévoiler quoi que ce soit ici. « Larmes à gauche » a ce petit côté gothique electro qui me plaît bien, mais de qui, ou de quoi, parle-t-on vraiment ? Le suivant est « Insight » de Joy division, chaotique, déglingué, maîtrisé. « Point de mire » explore un angle assez obscur, plutôt secret.

Sur la face B, « Metastasis » use de troublantes métaphores, « En hiver » m’évoque ce que peut éprouver un être en dépression. « Repos mérité » fait dans l’humour noir, très noir, comme j’aime, style « Araignée du soir » de « Double face », avec sa boîte à rythmes et ses synthés 80’s, ses guitares nerveuses et acérées dont Charles de Goal a le secret. « Fin de parcours » démarre sur un rythme effréné, déverse son lot de surprises, de détours et d’effets. « Serbènét » est un mix improbable, un bric-à-brac ahurissant aux multiples influences, ponctuant l’œuvre sur un « rock » bien senti.

Dernières infos :

Le double album « Mobilisation / Résistance » sera disponible en trois versions :

-Version Collector à 100 exemplaires comprenant : Vinyles + Code de Téléchargement + Emballage sérigraphié + Textes imprimés
-Version Vinyle à 400 exemplaires
-Version CD à 500 exemplaires

« Tout » sur Charles de Goal sur mon ancien blog  et sur celui-là.


Mobilisation
Face A
1- 7 x
2- Extinction
3- Zigzag
4- 20 œil

Face B
1- Faille
2- À feu et à sang
3-Obsolescence programmée
4- Blackpool

Résistance
Face A
1- Ténèbres
2- Larmes à gauche
3- Insight (Joy Division)
4- Point de mire

Face B
1- Metastasis
2- En hiver
3- Repos mérité
4- Fin de parcours
5- Serbènét

Chant, guitare : Patrick Blain
Synthétiseur, guitare : Thierry Leray (AE)
Basse : Vincent Guilluy (Vinz)
Guitare additionnelle : Omer Leray
Batterie : Mat (en concert)

Il y a la batterie de Jean-Philippe Brouant et la basse d’Étienne Lebourg, les membres précédents du groupe.

lundi 15 février 2016

Transistor #47


Le Transistor, quarante-septième du nom, avec Soulfakers en couverture, Cotton Belly's en entrevue, entre autres, est paru début février 2016. Il est encore temps de se le procurer, de le lire en ligne !

Il est encore temps aussi de signer la pétition concernant l'avenir, pour le moment très incertain, de File 7, Scène de Musiques Actuelles jusque là soutenue par le SAN du Val d'Europe...
Suivre le lien ici :

Justement, parlons-en, de File 7. J'y suis allée fin 2015 pour un "live report" au sujet de Guillaume Perret, paru dans ce numéro du Transistor. Le saxophoniste y livre aussi un vibrant témoignage quant à sa résidence à File 7 comme artiste associé en 2015, à la nécessité qu'une structure telle que celle-là puisse continuer à exister.

J'ai également apprécié de rédiger la chronique de l'album des Cotton Belly's, "Rainy Road" et celle de Monsieur Grimaud, "Toscane", une belle découverte. À lire plus bas.


TRANSISTOR #47 (février 2016)
LIVE REPORT
Guillaume Perret & The Electric Epic 
File 7, le 19 décembre 2015

Ce soir-là, le saxophoniste présente son dernier concert de l’année, aboutissement d’une année de travail à File 7 dans le cadre de sa résidence en tant qu’artiste associé et musicien du territoire.

Cet événement est précédé d’une rencontre avec le public, organisée en collaboration avec le réseau des médiathèques du Val d’Europe. L’entretien est mené par Bruno, discothécaire érudit et passionné.
Né à Annecy le 21 juin 1980, Guillaume Perret étudie le saxophone au Conservatoire dès huit ans. Après de nombreux voyages à travers le monde, il s’installe à Paris en 2008 et fonde The Electric Epic (l’épopée électrique) en référence à l’Odyssée d’Homère, dont il s’inspire pour ses compositions.

Ce n’est pas un saxophoniste ordinaire : il utilise des pédales d’effet pour son instrument (équipé aussi de lumières et de boîtes électroniques) ce qui lui permet un jeu particulier, personnel, "cool, amusant", selon ses dires.


Démonstration des possibilités infinies de son saxophone électrique un peu plus tard dans la soirée, après Oxyd en première partie, le quintet seine-et-marnais jouant Nirvana dans un chaos sonore maîtrisé, des harmonies discordantes tumultueuses ou apaisées.

The Electric Epic, c’est Yoann Serra (batterie) et dorénavant Nenad Gajin (guitare), Laurent David (basse). Ça commence par "Heavy Dance" (duo sax/batterie), ça continue sur "Ethiopic Vertigo", "Poseï", "Brutalum Voluptuous", "Massacra", "Doors"…

Ça groove, ça se distord, ça s’amplifie, proposant au public (beaucoup d’ados aux premiers rangs, leurs parents plus loin derrière) un voyage improbable sur une musique jazz on ne peut plus vivante, détonante, foisonnante.


Ce concert prodigieux sera filmé, un DVD est à venir. Guillaume Perret prépare actuellement un projet solo, avec un album et des concerts en 2016. On n’a pas fini d’entendre parler de lui, à Magny !

Discographie :

« Guillaume Perret & The Electric Epic » Tzadik Records (2012)


« Open Me » Kakoum Records (2014)


TRANSISTOR #47 (février 2016)
Chronique Scène Locale (550 à 700 caractères)
COTTON BELLY’S
Rainy Road
Album 12 titres – Cabane Prod
Le fameux combo blues (Pépinière 2011 du réseau Pince Oreilles) fut en couverture du Transistor #41 (janvier 2014) pour la sortie de "This Day…", deuxième album empreint d’originalité, renouvelant le genre au plus près des racines. Yann (chant, harmonica, guitares), Christophe (basse), Jérôme (guitare électrique) et Alexandre (batterie) poursuivent leur chemin, confiants et téméraires, livrent des compositions généreuses, inspirées, puisant autant dans le traditionnel que dans le plus actuel, créent un blues audacieux au son du 21e siècle. "Rainy Road" balade l’auditeur d’une contrée à une autre, d’un sentiment à l’autre, de la teinte la plus sombre à la plus éclatante… Une sacrée réussite !

Pour info :
LONGUEUR D’ONDES #70 (janvier 2014)
BRUITAGE (1000 caractères)
Cotton Belly’s
« This day... »
(Cabane Prod)
Les cinq jeunes gars en salopette cultivent leur passion du blues avec un certain sens de l’originalité et l’idée de renouveler le genre. Depuis leur premier EP en 2008, ils ont enregistré deux albums : « Cotton Belly’s » en 2009 et « Black brown and white » en 2011. « This day... », sorti en octobre 2013, fut accompagné de concerts en région parisienne (dont ils sont originaires), à Paris intra-muros (le Zèbre) et en province. Dans « Greatness » qui ouvre l’album, les mains sont frappées généreusement, l’harmonica est présent dès les premières mesures, la guitare « lap steel » a un jeu aisément reconnaissable, la voix est soul et chaleureuse. Les dix titres en anglais, d’excellente facture, accompagnent l’auditeur sur un ton optimiste, se teintant de folk, rock ou reggae. « Old blossom » évoque un curieux mélange entre « Sweet child in time » de Deep Purple et « Starway to heaven » de Led Zeppelin. « This day » est une balade qui prend sa source en Irlande et voyage jusqu’en Amérique.

TRANSISTOR #47 (février 2016)

Chronique Scène Locale (550 à 700 caractères)
MONSIEUR GRIMAUD
Toscane
Album 9 titres – Autoproduction
Le bruit des vagues, sac et ressac, sons multiples de claviers, notes étirées, égrainées, veloutées ou cristallines, rires féminins légers : voilà une intro magnifique qui donne le ton de la deuxième production du MC melunois et du beatmaker BPM Prodz (après "Melancholia" en 2012). Le titre "Toscane" démarre dans la foulée ; nous voilà en voiture, à la campagne puis à la mer, sur une plage inondée de soleil, goûtant à l’amour, aux plaisirs de la vie : un superbe road movie. Le verbe est riche et précis, les mots arrangés avec finesse, la voix souple et posée. Il faudra affiner ses perceptions, écoute après écoute, "Matricules" et "Symphonie de couleurs" retenant particulièrement l’attention.

samedi 13 février 2016

Armelle

Trilogie féminine 1/3

Chapitre 1
Elle s'était mariée jeune, à dix-neuf ans à peine, enceinte de quatre mois. Elle venait d'échouer au bac pour la deuxième fois. Avait-elle eu le choix, à ce moment-là ? Il fallait bien démarrer dans la vie d'une façon ou d'une autre, alors pourquoi pas celle-là ?

Elle était amoureuse de ce jeune homme dont elle attendait l'enfant, elle voulait vivre avec lui, elle souhaitait ardemment être heureuse… C'était si simple !

L'idée de fonder une famille ne lui déplaisait pas, après tout elle avait l'âge, et puisque le sort en avait décidé ainsi… Elle allait être mère, ça lui faisait un peu peur, mais au plus profond d'elle-même, ça l'enchantait. Elle s'appliquerait à lui donner un bel enfant. Puis d'autres encore, un peu plus tard !

C'est sûr, à bien y réfléchir, elle aurait dû faire plus attention, prendre ses précautions. Elle avait si peu d'expérience, elle était si naïve… Ses parents, très religieux, l'avait encouragée à se marier, ils avaient même accueilli la nouvelle avec un certain bonheur. Vu la tournure désastreuse de ses études, il était préférable de la "caser" vite fait, celle-là !

Elle l'aimait, ce garçon, non ? Il avait une bonne situation ! Et lui, qu'en pensait-il ? Il avait été surpris, il ne s'attendait pas à ça si vite, mais oui, il envisageait un jour de se marier, d'avoir des enfants… Eh bien voilà, ça arrivait, c'était un peu rapide, mais il fallait assumer…

Leurs parents se sont rencontrés, ils ont sympathisé, ils ont arrêté une date pour la cérémonie. Il fallait faire vite, sa grossesse commençait à se voir ! On s'est alors lancé dans les préparatifs du mariage, il y avait tant de choses à faire et à penser ! Prendre rendez-vous à la mairie, aller voir un prêtre, réserver une salle, trouver un traiteur, établir un menu, envoyer les faire-part…

Chapitre 2
Armelle avait voulu que ce soit une belle fête, la plus belle de sa vie. Ce fut joyeux, agréable, très réussi. Elle avait fait une mariée ravissante, dans sa longue et large robe blanche, dissimulant ses formes rebondies.

Aujourd'hui, quelle serait sa vie si elle n'avait pas rencontré Bastien ? Si elle n'avait pas été amoureuse, si elle n'était pas tombée enceinte de lui ? Où en serait-elle, après toutes ces années ? Aurait-elle eu son bac, aurait-elle continué en fac, aurait-elle décroché un diplôme, aurait-elle un métier ?

Le jour de sa rencontre avec Bastien, Armelle s'en souvenait encore très bien, il avait beaucoup neigé. Sa deuxième terminale était déjà bien entamée, on était en janvier. Elle venait juste de reprendre les cours et dès l'après-midi, elle avait un bac… blanc, en histoire.

Elle avait profité de l'absence de son professeur de maths pour descendre plus tôt à la Favorite, et consacrer du temps à réviser ses fiches. C'était son bar préféré du centre-ville, elle y tenait ses quartiers à l'heure du déjeuner, en fin d'après-midi après le lycée, ou à tout autre moment de la journée, en fonction de ses heures de perm, de son envie de sécher les cours…

Elle avait renoncé depuis longtemps à potasser à la bibliothèque, pourtant elle aimait bien l'endroit ! Mais tous ces gens sérieux, trop sérieux pour elle, ne l'intéressaient pas. Elle préférait réviser un contrôle à la Favorite, confortablement assise près de la baie vitrée, au soleil s'il y en avait.

De temps en temps, elle relevait la tête, regardait les gens passer dans la rue commerçante, replongeait dans ses cours… Elle fumait des Camel en sirotant des cafés, elle demandait un verre d'eau, parfois un sandwich ou un croque-monsieur.

Chapitre 3
Il avait commencé à neiger sur la ville pendant la nuit, c'était déjà tout blanc quand Armelle s'était réveillée, à sept heures moins le quart. Elle avait pris son petit-déjeuner avec ses parents, ses frères et sa sœur, elle s'était habillée et chaussée en conséquence…

Quelle joie de ressortir du placard son gros pull en laine, de mettre ses bottes fourrées avec d'épaisses chaussettes ! Les portes du lycée fermaient à huit heures pile, elle en avait habituellement pour dix minutes de marche… Ce matin-là, elle était partie un peu plus tôt.

De glissade en glissade, sous les flocons tombant encore en abondance, elle s'était amusée tout au long du chemin, découvrant les rues, les maisons, les jardins, couverts d'une épaisse couche cotonneuse. Ça la rendait joyeuse. Elle aimait la neige, par ici quand elle tombait en cette quantité, c'était plutôt rare.

Armelle était sensible aux événements exceptionnels et sa rencontre avec Bastien, le lundi 8 janvier 1990, en serait un qu'elle ne serait pas prête d'oublier. Bien d'autres dates restaient ancrées en elle, à commencer par celle de son mariage, le samedi 15 septembre, puis la naissance de sa fille, presque quatre mois après !

C'était le matin du 8 janvier, un mardi. Une année venait juste de s'écouler depuis les premiers regards échangés avec le père de son enfant. Ce jour-là aussi, il avait neigé. De la fenêtre de la maternité, elle avait vue sur le parc, les arbres étaient tous blancs. Il était venu les voir, elle et leur fille, en début de soirée. Il n'était pas resté longtemps.

Alors oui, elle s'en souvenait particulièrement bien, du "jour J" avec Bastien. C'était du temps où elle était heureuse, où elle avait en elle cette insouciance, cette ouverture à la vie, ces envies de savoir, cette soif d'expériences. Elle s'était amusée, un peu trop peut-être. Elle avait été amoureuse, elle avait perdu la tête, elle ne pouvait plus revenir en arrière… Le bonheur n'avait pas duré longtemps, le pire restait à venir.

Chapitre 4
Si elle s'était doutée de ce qui l'attendait, Armelle ne serait pas allée réviser ses cours à la Favorite.

Elle serait descendue à la bibliothèque—c'était moins loin—, elle aurait étudié près d'une fenêtre donnant sur le parc, dans cette ambiance feutrée où pas même une mouche n'osait voler. Elle aurait entendu ronfler les poêles à gaz, leur chaleur diffuse l'aurait mise dans un état léger de torpeur, favorable aux rêveries…

Mais n'ayant eu qu'un cours (de sciences) de huit heures à dix heures, Armelle avait rejoint à pied son endroit préféré, elle avait du temps devant elle ! Le bac blanc n'était qu'à quatorze heures, largement de quoi approfondir ses connaissances, revoir les définitions, se remémorer les grandes dates…

Le lycée, sis dans une grande avenue, se trouvait à un bon kilomètre du centre-ville. Elle avait pris plaisir à sentir ses pas s'enfoncer, crisser dans la couche profonde, compacte, immaculée… La neige n'avait toujours pas cessé de tomber !

Armelle relisait une fiche sur les événements importants de la Première Guerre Mondiale, quand des rires lui avaient fait interrompre son travail. On approchait de midi, elle avait presque fini, elle pouvait faire une pause !

Deux garçons étaient entrés dans le bar, couverts de flocons, coiffés d'étonnants bonnets à pompon aux couleurs vives. Ils avaient le sourire jusqu'aux oreilles, ils parlaient fort, ils riaient de bon coeur.

Elle avait reconnu Vianney, un garçon de sa classe, qui n'était pas venu en cours le matin. Il l'avait vue, lui avait fait signe, s'était dirigé vers elle, le jeune homme qui l'accompagnait avait suivi.

Chapitre 5
Vianney avait fait les présentations : "Armelle, je te présente Bastien, Bastien voici Armelle." Voilà comment ils s'étaient retrouvés tous les trois à la même table. Armelle n'avait plus du tout envie de réviser, ça tombait bien qu'ils soient arrivés !

C'était plus intéressant de participer à des conversations à bâtons rompus avec les deux garçons hilares, qui tenaient des propos délirants, un peu décousus, mais tellement drôles ! Avant de venir à la Favorite, ces messieurs s'étaient fumé un petit joint des familles qui les rendait de très bonne humeur, avaient-ils confessé.

Armelle ne fumait pas (ou très peu), et surtout pas avant d'aller en cours. Elle l'avait fait une fois, l'expérience avait été désastreuse, un véritable cauchemar. Elle n'avait pas besoin de fumer pour être euphorique ; elle était d'un naturel optimiste, enjoué, positif. Si les autres riaient, elle riait aussi.

Elle s'amusait bien, avec Vianney et Bastien ! Mais l'heure tournait, bientôt treize heures ! Il fallait qu'elle mange quelque chose avant de retourner au lycée ! Elle avait commandé un croque-monsieur avec un diabolo orgeat, suivi d'un café, tandis que les garçons attaquaient un demi.

Qui était donc Bastien ? Il intriguait Armelle, tout de même ! Elle était toujours ravie de faire connaissance avec de nouvelles personnes. Elle était de nature curieuse, elle aimait poser des questions.

Bastien avait vingt-deux ans, la chevelure brune et rebelle, un emploi depuis peu dans une grosse concession automobile, en périphérie de la ville. Il avait un CAP de mécanicien, arrivait de Bordeaux, en avait l'accent.

Vianney était son cousin, ils s'entendaient très bien, comme elle pouvait le constater ! Pour le moment, Bastien logeait chez Vianney (enfin chez ses parents), jusqu'à ce qu'il trouve à louer un appartement. Il était de congé le lundi, il avait toute sa journée devant lui.

Pourquoi Armelle ne viendrait-elle pas faire de la luge en sa compagnie, cet après-midi ? Non merci, c'était sympa comme idée mais ce n'était pas possible, elle avait un contrôle en histoire (Vianney aussi, d'ailleurs) et c'était important pour elle de le réussir. Elle repassait le bac en juin !

Chapitre 6
D'ailleurs, c'était l'heure de remonter au lycée, et avec toute cette neige, ça allait prendre du temps, à pied, même si elle était correctement équipée !

Armelle avait rangé ses affaires, payé ses consommations, enfilé son manteau, enroulé sa grande écharpe autour de son cou, mis ses gants, son bonnet sur ses longs et épais cheveux blond doré.

Bastien avait pris un air déçu. "On se reverra, alors ?" Elle lui avait dit peut-être, en lui faisant la bise. "Vianney, qu'est-ce que tu fais ?" Il n'était visiblement pas pressé, alors Armelle lui a lancé : "À plus tard !" avant d'affronter seule les flocons virevoltants, encore plus denses que dans la matinée.

La neige n'était pas déblayée partout sur les trottoirs ; elle collait aux chaussures, bien plus que tout à l'heure. Sa marche était ralentie, il lui aurait fallu des skis, des bâtons, des raquettes… Elle avait si peur d'être en retard !

Essoufflée, en nage, les joues en feu, elle avait atteint le lycée à deux heures moins le quart, soit largement le temps de se fumer une petite cigarette avant d'entrer. Elle l'avait bien méritée, après cet exploit !

Ce jour-là, le lundi 8 janvier 1990, Vianney n'était pas venu au bac blanc d’histoire. Armelle s'en était sortie avec un honorable 14 sur 20. Elle avait choisi un sujet sur la situation politique européenne entre les deux guerres.

Chapitre 7
Si seulement tout s'était arrêté là ! Elle aurait sûrement eu son bac, elle faisait tout pour ça… Alors pourquoi avait-t-il fallu qu'elle revoie Bastien, le lundi soir suivant ?

Pourquoi était-elle passée à la Favorite plutôt que de rentrer chez elle, manger tôt avec ses parents, ses frères et sa sœur, puis se mettre au travail ? Elle n'avait pas fini son devoir de philo, elle devait le recopier au propre et rédiger une conclusion…

Pourquoi était-elle tombée si vite dans le panneau ? Elle était jeune, à cet âge quoi de plus palpitant que de découvrir l'amour ? Ce soir-là, Bastien s'était montré très heureux de la revoir.

Il avait pensé à elle toute la journée, il était venu à la Favorite exprès pour elle, sa patience était récompensée, il n'avait pas attendu pour rien ! "Je t'invite, qu'est-ce que tu veux boire ?" C'est ainsi que son histoire avec Bastien avait commencé.

Elle aurait pu avorter, après tout elle était majeure, quand c'est arrivé. Pourquoi avait-elle cédé à la pression familiale ? Les choses se seraient passé tout autrement. S'il n'y avait pas eu l'enfant, elle ne serait pas restée longtemps avec Bastien, elle le savait maintenant ! Se serait-elle seulement mariée ?

Rapidement, son arrogance l'avait agacée. Imbu de lui-même, trop attaché aux apparences, il sonnait creux à l'intérieur. Il l'avait vite ennuyée, elle avait vite fait le tour du personnage ; une fois mises à jour ses petites excentricités, celles qui l'avaient attirée au départ, il n'y avait rien derrière, c'était vide.

Leurs conversations n'allaient jamais bien loin, la discussion restait superficielle, il ne lisait rien à part des magazines sur les voitures, n'avait d'idées sur rien, était toujours d'accord avec elle… De ce côté-là, c'était décevant.

Armelle dévorait les livres, adorait le cinéma, allait au musée, se passionnait pour la musique depuis toute petite… Elle avait tant de choses à partager, à apprendre des autres ! Comment trouver son compte, avec Bastien ?

Elle voulait aller à un concert, il l'emmenait voir des courses de voiture, elle n'en comprenait pas l'intérêt… Mais bon ! Il trempait aussi dans de drôles d'histoires, le soir très tard des gens venaient chez lui, ils s'enfermaient dans le salon, parlaient à voix basse. Elle restait seule dans la chambre à attendre qu'il vienne, qu'il lui fasse l'amour…

Chapitre 8
Car Bastien se rattrapait au lit, il l'avait initiée aux plaisirs physiques, avec lui elle avait découvert des sensations incroyables… Comme c'était bon ! Elle prenait un pied dingue !

Quand ils couchaient ensemble (aux débuts c'était très souvent, à toute heure du jour ou de la nuit), elle devenait folle de lui. Elle ne voyait plus le temps passer, se laissant entraîner dans une spirale infernale d'où elle ressortait épuisée mais tellement contente ! Pour ça oui, elle l’aimait. Ça la fascinait, tout ce qu'on pouvait faire à deux. Elle n’imaginait pas un seul instant que ça s’arrête.

Et puis voilà, un oubli de pilule pendant trois jours, il l'avait emmenée voir ses parents à Bordeaux, avant de partir elle avait laissé la plaquette sur sa table de nuit… Là-bas elle n'avait osé rien dire, elle avait fait comme si de rien n'était, pensant que ça n'était pas grave, qu'elle avalerait en rentrant plusieurs comprimés d'un coup… Ce qu'elle avait fait, persuadée que ça marcherait. Elle avait continué à faire l’amour avec Bastien, sans penser à rien, juste à son plaisir.

Armelle avait mis du temps à comprendre qu'elle était enceinte, elle avait attendu patiemment ses règles pendant un mois, deux mois… Au troisième mois de retard, elle s'était inquiétée. On était mi-juin, au début des épreuves du bac… Ça tombait vraiment mal.

Quelle idée ! Elle était à dix mille lieues de ça ! Elle voyait un peu moins Bastien et révisait intensément, avec la ferme intention de réussir, cette fois ! Tu parles… Elle était tombée malade, d'infectes nausées, des vomissements à n'en plus finir. Elle n'était pas allée jusqu'au bout dans les épreuves du bac : un matin elle n'avait pas pu se lever, la tête lui tournait, c'était terrible, pire que d'être ivre.

Chapitre 9
Inquiets de la voir si mal en point ce matin-là, les parents d'Armelle avaient appelé le médecin en urgence. Son diagnostic ne laissa aucune place au doute. C'était plutôt une bonne nouvelle, non ? Garder l'enfant était pour eux une évidence.

Avait-elle eu un autre choix, à ce moment-là, dans l'état de faiblesse où elle se trouvait ? Elle se sentait perdue, incapable de donner son avis. Elle ne savait pas ce qui était le mieux pour elle, alors elle s'en était remise aux siens.

Qu'aurait-elle pu faire d'autre ? C'était sa faute. Ses parents ont pris les choses en main, ils ont décidé pour elle et pour Bastien, s'occupant des rendez-vous à l'hôpital, des analyses, des médicaments… Elle s'est laissé bercer, porter par les événements, elle leur a fait totalement confiance. Ce n'était pas désagréable de se laisser dorloter, finalement.

Elle portait la vie, c'était le fruit d'un amour qu'il fallait officialiser par les liens du mariage, et au plus vite ! Elle allait être épouse, elle allait être mère, elle fonderait un foyer, basé sur la confiance et la fidélité… C'était formidable, tout à fait respectable, quoi de plus normal ? Oui, là s'était joué son destin.

Chapitre 10
Aujourd'hui, vendredi 8 janvier 2010, Armelle est seule dans son appartement. Il est neuf heures, elle a fini son petit-déjeuner, a repris un café, un grand bol bien chaud qu'elle boit dans la salle à manger.

Elle regarde, derrière la grande baie vitrée, le jour qui se lève sur la même vue triste, depuis quinze ans. Sa vie est minable, elle le sait. Elle est mariée depuis bientôt vingt ans à ce sinistre individu, elle en a le vertige ! Son union avec Bastien représente la moitié de son existence, elle a trente-neuf ans, en aura quarante en septembre… Que de temps perdu !

Sa fille est grande, maintenant. Aujourd'hui c'est son anniversaire, elle a dix-neuf ans. Elle va venir, tout à l'heure, il est prévu de fêter ça ensemble. Elle est en fac de droit, loue un appartement en ville avec deux amies, fait des petits boulots pour gagner son indépendance… Elle est très courageuse, Armelle l'admire pour sa détermination, elle l’encourage dans cette voie.

Ce week-end, elle rentre à la maison, chez papa et maman. Armelle va la choyer, elle n'aura rien à faire, elle lui cuisinera tout ce qu'elle aime, la laissera réviser tranquillement. Elle lui a préparé son lit dans sa chambre d'adolescente, elle sera assise à son bureau comme avant, pendant ses années au collège, ses années au lycée…

Comme le temps passe vite ! Armelle est rassurée, elle va pouvoir envisager autre chose, pour elle-même, cette fois-ci. Oui, maintenant sa fille peut voler de ses propres ailes, elle a de quoi se débrouiller, elle n'a pas vraiment besoin d'aide, financièrement parlant.

De toute façon, ils ne sont pas très riches, Bastien n'a jamais été bon pour les affaires, ses boîtes ont coulé les unes après les autres. Il n'a jamais pu acheter à Armelle la maison dont elle rêvait, avec un grand jardin à fleurir, un coin de potager, de quoi s'occuper, rêver, s'évader, s'épanouir un peu, se réaliser…

Bastien a toujours refusé qu'elle travaille, il avait sa fierté, c'est lui qui rapportait l'argent au foyer ! Il était toujours sur un nouveau projet, ça allait marcher cette fois-ci, il ne fallait pas s'inquiéter…

Pendant un temps il était plein aux as, mais il flambait, il jouait au poker et se faisait plumer, alors il était obligé de revendre la belle voiture de course qu'il s'était offert deux mois auparavant, était forcé d'annuler le voyage aux Seychelles qu'il promettait à Armelle depuis des années…

Chapitre 11
Quinze ans plus tard, ils étaient toujours dans ce foutu immeuble HLM. Armelle étouffait dans leur appartement au dixième étage, elle crevait à petit feu. Pourquoi n'avait-elle pas réagi ?

Elle s'était vite soumise, jouant parfaitement son rôle de femme au foyer, de mère et d'épouse aimante. Elle fermait les yeux, elle savait qu'il avait des maîtresses, mais elle ne disait rien, elle pensait à sa fille, elle voulait la protéger, lui donner la meilleure vie possible, avec tout son amour.

Si elle quittait le domicile conjugal, ce serait pour aller où, avec son enfant sous le bras ? Certainement pas chez ses parents ! Ils lui auraient fait la morale, lui conseillant bien gentiment de rentrer chez elle, là où était sa place.

Se réfugier dans un foyer pour femmes seules ? On aurait eu tôt fait de lui retirer son enfant, de la placer, elle aussi, dans un foyer. Sans le bac, sans formation professionnelle, comment trouver un emploi rapidement ? Comment assurer un travail, avec toutes ses contraintes, tout en voulant s'occuper de sa fille, de son éducation ?

Armelle voulait être présente à la maison quand sa fille rentrait de l'école, lui préparer son goûter, l'aider à faire ses devoirs… Non, elle avait trop peur qu'elles soient séparées, c'était sa seule richesse, son enchantement, sa raison de vivre.

Elle n'avait jamais eu assez de courage pour quitter Bastien, c'était trop périlleux, elle ne voulait pas perdre le peu qu'elle avait, elle ne l'aurait pas supporté.

Chapitre 12
Bastien n'était pas violent, il n'avait jamais levé la main sur elle, il était juste un peu "sanguin", avec des idées bien arrêtées.

Armelle était "sa petite femme chérie", elle n'avait pas à le contredire. À la maison, en société, c'était : "Sois belle et tais-toi", il ne lui demandait pas l'impossible !

Armelle s'était conformée à ce que Bastien attendait d'elle, à ce qu'il avait envisagé pour elle. Elle était devenue une parfaite maîtresse de maison, entretenant avec soin son intérieur : tout devait être propre, brillant, bien rangé, bien lavé, bien repassé. Elle gérait au mieux les dépenses avec ce qu'il lui donnait, parfois c'était peu.

Elle s'était toujours débrouillée pour qu'ils aient à manger, pour qu'ils ne manquent de rien, calculant au plus près, allant même, quelque temps, aux Restos du Cœur. Elle n'avait eu aucune honte à le faire, au moins leurs assiettes étaient pleines, les repas variés, il y avait des fruits, des légumes, du café.

Elle avait tout encaissé, tout accepté, avec pour seule idée d'élever sa fille au mieux, qu'elle puisse faire des études, qu'elle ait le choix de son avenir. C'est ce qui l'avait fait tenir, durant toutes ces années. L'amour qu'elle lui donnait, sa fille le lui rendait bien.

Chapitre 13
Armelle avait fait le choix de ne pas avoir d'autre enfant. Elle ne voulait pas d'une grande famille, elle ne la donnerait pas à Bastien, non, pour rien au monde ! Un mauvais mari et une petite fille charmante, c'était bien suffisant. Elle ne voulait pas servir de boniche à une ribambelle d'enfants morveux et pleurnichards.

Elle prenait la pilule chaque matin, en cachette, dans les toilettes. Au moindre doute, elle faisait un test… Bastien s'étonnait, il ne comprenait pas, il voulait tant qu'elle lui donne un garçon ! Et d'autres encore, il se voyait en papa gâteau…

Un jour, elle lui a raconté qu'elle avait fait des analyses, qu'elle était atteinte de stérilité, que c'était difficile à traiter, qu'il faudrait aller dans un hôpital spécialisé à Paris, que ça coûtait très cher, qu'il y avait peu de résultats… Il avait tout gobé et comme il était dans une période de vaches maigres, il n'avait pas bronché.

Sa mission est presque achevée. Bientôt, elle sera libre. Elle pourra faire ses valises, voyager léger. Elle a quelques économies, de quoi tenir un peu, le temps d'agir.

Chapitre 14
Armelle a toujours trouvé du temps pour lire, elle n'en a jamais perdu le goût, heureusement. Le vieux château aux grands escaliers en pierre, aux parquets grinçants, où il fallait faire vœu de silence, est devenu son havre de paix, sa caverne aux trésors. Lycéenne, elle rechignait à y étudier ; jeune mère, elle a aimé y retourner. Elle s'y documentait, lisait les journaux, les magazines, empruntait des romans de toute sorte…

Plus tard, elle y a inscrit sa fille, puis les choses ont changé. La bibliothèque, devenue médiathèque, s'est installée dans des locaux tous neufs, au centre-ville, près de la Favorite, son bar préféré à l'adolescence, là où tout s'était joué.

Maintenant, comme elle ne peut pas souvent s'offrir une place de cinéma, elle emprunte des DVD, revoit des vieux films, en découvre de nouveaux. La télé l'ennuie, les programmes ne sont pas très intéressants, même si elle tombe parfois sur de bonnes vieilles séries…

Armelle se refait un café, il est bientôt onze heures, elle n'est toujours pas lavée, pas habillée. Elle reste dans son vieux survêt informe, elle est bien dedans. Elle met de la musique, l'album sublime des Tindersticks (celui à la robe rouge), elle s'assoit dans le canapé, elle se détend.

Bastien n'est pas souvent là, en ce moment. Il est tout à ses affaires, occupé à des trafics louches, pour ne pas changer. Cette nuit, il n'est pas rentré. A-t-il une nouvelle maîtresse ? Elle espère juste qu'il sera là ce soir pour fêter l'anniversaire de leur grande fille.

Elle a pensé un temps à le tuer, à le faire disparaître, définitivement. Elle s'était documentée sur les crimes parfaits, elle avait réfléchi, échafaudé des plans : la version suicide, ou celle de l'accident ? Noyade ou empoisonnement ? Elle avait retenu l'incendie, la destruction par le feu, ne laissant aucune trace…

Mais la mort de Bastien ne lui aurait donné aucun pactole, ses comptes étaient à sec, il n'avait pas d'assurance-vie… Enfin, pas qu'elle sache. Non, sa mort lui rendrait seulement service, elle en serait débarrassée, une fois pour toutes. De toute façon, elle se sentait incapable d'ôter la vie, même à son pire ennemi. Alors, il lui faudrait juste avoir un peu de… patience.

Chapitre 15
Un jour ou l'autre, Armelle prendra sa revanche, elle fera des études, elle apprendra un vrai métier. Elle veut être fleuriste, ça lui plaît : faire pousser des plantes, assembler des bouquets, conseiller des client(e)s… Elle en rêve déjà. Elle sait que le moment viendra, qu'elle le fera, vraiment. Débuter tard peut être un atout !

Maintenant il faut oser, il faut foncer, il faut y croire. Armelle va avoir quarante ans et si sa santé reste bonne, elle pourra vivre jusque quatre-vingts, quatre-vingt-dix, voire cent ans… Elle veut mettre toutes les chances de son côté, cette fois-ci. Elle sait ce qu'elle vaut, elle y arrivera, c’est sûr !

Elle a été femme au foyer, femme à tout faire, femme de rien, femme d'un vaurien ! Ça la fait rire, elle a toujours gardé son sens de l'humour, un certain optimisme. Pour le restant de sa vie, elle aspire à autre chose, c'est légitime. Elle veut se sentir fière d'elle-même, bien dans sa peau, réussir une nouvelle existence.

Armelle quittera Bastien le matin même de leur anniversaire de mariage, tout est prévu, elle s'y tiendra. Elle ne sera plus obligée de jouer à la gentille et serviable femme d’intérieur, elle s’éclipsera, rendra son tablier, définitivement.

Elle a déjà un point de chute, ses billets sont prêts, elle ne part pas comme ça, les mains dans les poches, sans assurer ses arrières, non… Elle sera attendue le jour dit, loin d'ici. Le mercredi 15 septembre 2010, pour Armelle, tout recommencera.

mercredi 10 février 2016

Éclipse 1999

Trilogie féminine 2/3

Chapitre 1
Cela faisait des mois déjà qu'on en parlait, qu'on ne parlait que de ça : à la radio, à la télévision dans le cadre d'émissions spéciales, dans les journaux… Les médias commentaient, expliquaient, informaient, surinformaient… L'événement promettait d'être exceptionnel, il ne faudrait surtout pas le manquer !

En France, la dernière éclipse totale avait eu lieu en 1961 et la prochaine ne serait qu'en… 2081. Pour les contemporains de cette fin de siècle, cela constituait un phénomène d'importance ; on pourrait même voir, au moment où la Lune recouvrirait entièrement la surface du Soleil, une couronne solaire de toute beauté, aux couleurs roses et rouges. Un spectacle magnifique, selon les spécialistes. Mais il faudrait que le ciel fût dégagé, sans aucun nuage.

Le 11 août 1999, l'éclipse serait visible dans le nord de la France, selon une trajectoire allant de Fécamp à Strasbourg, sur une bande d'une centaine de kilomètres de large, ce qui laissait un choix conséquent de lieux d'observation. Mais elle ne serait vraiment totale que dans certains endroits : les journaux en avaient dressé la liste et indiqué les horaires des différentes phases de l'éclipse.

On pourrait se procurer gratuitement, chez les opticiens, des lunettes de protection, indispensables pour ne pas se brûler les yeux dans les phases de recouvrement partiel. Elles ne seraient pas nécessaires pour regarder l'éclipse totale, sur une période d'environ deux minutes, mais il faudrait, bien sûr, que la météo s'y prête.

Chapitre 2
Nous étions début juillet et Lina préparait ses vacances, qu'elle prendrait du jeudi 29 au soir jusqu'au dimanche 29 août inclus, soit quatre bonne bonnes semaines de repos avec la ferme intention de se changer les idées !

Le soir, après son travail, elle appelait ses amies pour confirmer ses dates de passage, sur des durées plus ou moins longues, chez elles ou sur leur lieu de leurs vacances. Elle avait décidé de prendre sa voiture et de partir "à l'aventure", avec, tout de même, des points de chute bien définis.

Divorcée depuis deux ans—son mariage désastreux avec un homme devenu alcoolique et violent avait ruiné sa vie—, elle commençait juste à reprendre du poil de la bête, à avoir envie de vivre pour elle et pour elle seule, enfin.

Comment avait-elle pu tenir aussi longtemps dans cet enfer quotidien avec un mari tyrannique, sans aucun respect pour elle ? Pourtant, quand elle l'avait connu, il n'était pas du tout comme ça. Elle l'avait même trouvé charmant ! Ils s'étaient mariés, et puis… La situation s'était dégradée jusqu'à devenir dangereuse pour elle.

Les méchancetés et les insultes ne lui suffisaient plus, il avait commencé à la battre. Il avait bien caché son jeu, celui-là ! Elle s'était laissé prendre au piège de l'amour… Car elle avait continué à l'aimer, malgré toutes les brimades qu'il lui faisait subir ! C'était juste un mauvais passage, son entreprise de maçonnerie battait de l'aile, avec évidemment des soucis d'argent…

Un matin, en regardant dans le miroir son visage tuméfié, son teint grisâtre, ses traits usés, elle s'était mise à pleurer. Ce n'était plus possible, elle allait mourir si ça continuait, il lui fallait réagir.

Son mari s'était absenté pour la journée, il ne reviendrait que tard dans la soirée, très certainement après un apéro bien (trop) arrosé… C'était le moment ou jamais de le quitter, de partir de cette maison qu'ils avaient achetée ensemble mais où la vie était devenue infernale.

Chapitre 3
Dans la précipitation, ce matin-là, Lina avait rassemblé quelques affaires, pris les vêtements qu'elle aimait bien porter (été comme hiver), emballé les choses auxquelles elle tenait vraiment : des photos, son appareil photographique, quelques livres, quelques disques, des bibelots, des bijoux…

Sa décision était prise, elle n'avait pas d'autre choix si elle voulait sauver sa peau. Qu'est-ce qui la retenait ici ? Son travail ? Elle louerait un appartement dans une ville voisine, s'achèterait une voiture ou prendrait les transports en commun… La seule chose qui comptait, c'était de vivre, non ?

Elle était allée à pied jusqu'à l'arrêt du bus avec ses deux sacs de voyage remplis à ras bord. Arrivée à la gare, elle avait pris le train direction Paris, et puis encore un bus… Enfin, elle avait sonné chez sa sœur aînée, laquelle tomba des nues quand Lina, en larmes, lui raconta tout ce que son "cher" mari lui faisait subir. Elle avait atteint les limites du supportable, elle n'accepterait aucune excuse, aucune promesse, aucun "nouveau départ". Elle demandait le divorce, c'était ferme et définitif.

Ils n'avaient pas eu d'enfants, n'avaient pu en avoir. Après moult examens gynécologiques, tout était apparu "normal" de son côté à elle. Il s'était toujours refusé à faire des analyses, il ne pouvait envisager une seule seconde que le problème pouvait venir de lui. Après tout, c'était mieux. Elle avait fini par renoncer à l'idée d'être mère, même si elle l'avait souhaité ardemment, pendant longtemps.

De toute façon, plus de deux ans après sa séparation, elle n'avait toujours pas retrouvé le goût de l'amour. C'était l'inverse : ça la dégoûtait encore, profondément, ça la faisait fuir, même. Le fait de "refaire sa vie", comme lui suggéraient sa famille et ses amis, n'était pas encore au programme. Il lui fallait d'abord se reconstruire. Elle avait trente-cinq ans, bientôt trente-six.

Chapitre 4
L'idée avait germé, comme ça, au printemps, quand elle téléphonait ou voyait ses amies. À la question : "Et cet été, pour les vacances, tu fais quoi ?", comme elle leur répondait : "Je ne sais pas", on lui disait : "Eh bien, tu n'as qu'à passer nous voir !"

Ah ça oui, elle allait passer les voir, et plutôt deux fois qu’une ! En France, principalement. Une semaine en Espagne, si c'était toujours possible du côté de Kristina. L'itinéraire s'étoffait, le programme se précisait, au fur et à mesure qu'elle téléphonait. Il fallait tout de même que son voyage reste cohérent ! Elle n'allait pas descendre dans les Pyrénées pour remonter ensuite vers la Bretagne !

Ça lui ferait du bien de se retrouver avec des gens normaux, ayant (apparemment) une vie de couple bien plus sereine que ce qu’avait été la sienne… Ce serait la première fois qu'elle partirait seule, comme ça, sur les routes. Sa voiture était toute neuve, un an à peine, elle allait en bouffer, du goudron !

Chapitre 5
Ainsi, Lina passerait le dernier week-end de juillet avec Pascaline et Vincenzo, ils s'étaient installés à Lille et venaient d'avoir un bébé (une petite fille).

Elle irait ensuite quelques jours en Haute-Normandie pour voir Chloé, puis rejoindrait Noémie, ses parents, son mari et leur fils de deux ans, qui prenaient leurs vacances dans le Morbihan, dans les environs de Lorient… Ça paraissait loin de la mer, sur la carte !

Elle verrait Merieme qui habitait à Poitiers avec Victor, puis descendrait à Bordeaux retrouver Kristina, son ami Jean-Phi et leur fils de cinq ans. Ce ne serait qu'une étape : après quelques jours dans le Gers chez les parents de Jean-Phi, ils feraient route vers l'Espagne, dans une région montagneuse, pour du camping, des baignades (dans un lac), des randonnées…

Le périple ne serait pas fini ! Fin août, elle remonterait vers Annecy pour rendre visite à Béatrice, une "vieille" amie du collège mariée avec Walter, ils avaient maintenant deux enfants.

S'il lui restait un peu de temps, à la fin de ses vacances, elle s'arrêterait chez Patricia, à Epernay. Ce serait l'occasion, une fois de plus, de revoir cette ville qu'elle aimait, où elle avait vécu longtemps, avant de se marier et d'aller vivre en Seine-Saint-Denis.

Elle ne comptait pas rester dans ce département. Le pavillon était vendu, elle avait récupéré une belle somme, son ex-mari était parti dans le Midi… Pourrait-elle retourner dans la Marne, ou, pourquoi pas, aller en Bretagne ? Il faudrait qu'elle fasse des demandes de mutation, quand ce serait le moment. Travaillant à la Poste, il y aurait certainement des possibilités…

Pour l'instant, elle pensait à l'avenir immédiat. Elle avait besoin de toutes ces retrouvailles, sans doute pour mieux se retrouver avec elle-même. Prendre du bon temps, se sentir heureuse de vivre… C'était bien pour ça qu'elle avait divorcé, pour vivre !

Chapitre 6
C'est au moment de finir ses bagages, le 28 juillet au soir, que Lina pensa soudainement à l'éclipse : on lui rabattait assez les oreilles avec ça, c'était quel jour, au fait ? Serait-elle dans une zone géographique favorable, pour voir le phénomène dans des conditions optimum ? Dommage qu'elle n'y ait pas réfléchi plus tôt !

Elle feuilleta son agenda : le mercredi 11 août, elle serait en Bretagne, dans la famille de Noémie. Le Morbihan n'était pas vraiment dans la zone d'éclipse totale ! Bien plus bas, même ! Ce n'était pas si grave, ce n'était pas cela qui importait. D'accord, c'était une expérience à faire, mais elle n'en mourrait pas si elle n'y participait pas ! Encore un truc de journaliste, pour faire passer pour des crétins les gens que ça n'intéresse pas…

Ce n'était pas une priorité pour elle, voilà tout. Elle continua à préparer ses affaires, des vêtements d'été mais aussi des pantalons, des pulls, un manteau à capuche s'il faisait froid ou s'il pleuvait, ses chaussures de randonnée… Sans oublier un maillot de bain !

Son matériel de camping était prêt, il lui faudrait penser à acheter des pellicules pour son appareil photo, à sélectionner les CD à écouter quand elle conduirait, à choisir quelques bons romans policiers. Elle emporterait son carnet à spirales pour noter, jour après jour, ses impressions de voyage, écrire le nom des lieux qu'elle allait visiter…

Que c'était agréable et grisant, de tout préparer ! Avant même de partir, elle se sentait déjà en vacances. Demain, ce serait sa dernière journée de travail avant longtemps. À la bonne heure, vaille que vaille ! Elle prendrait la route le surlendemain au petit matin, le vendredi 30 juillet. Le plein d'essence était déjà fait.

Chapitre 7
Quinze jours auparavant, Lina était allée au mariage de son cousin Sammy, trente et un ans, et de Sylvie, la jeune femme avec qui il partageait "le meilleur comme le pire" depuis déjà plusieurs années.

Leur choix de se marier n'était pas un coup de tête, mais un projet longuement mûri et réfléchi, guidé par les sentiments qu'ils avaient l'un pour l'autre et la volonté de bâtir une union solide. Ils voulaient des enfants, fonder une famille, acheter une maison dès qu'ils en auraient les moyens, ils avaient tous les deux un bon salaire…

"Voilà à quoi peut ressembler le bonheur" se disait-elle en les voyant. Ils étaient amoureux, prévenants, taquins, complices, respectueux, en admiration l'un de l'autre… Leur mariage civil à la mairie d'Epernay avait été l'occasion de réunir leurs familles respectives qui ne s'étaient pas, ou très peu rencontrées jusqu'à présent, et puis quelques amis, dont leurs témoins.

Tout le monde s'était rendu ensuite dans un somptueux château, transformé en hôtel restaurant de charme, pour un cocktail champêtre et champenois suivi d'un savoureux repas servi en plein air, à l'ombre, sous les arcades. Qu'il avait fait beau, ce jour-là ! Le plein soleil !

La fête avait été très réussie. Lina avait juste regretté l'absence de leur grand-mère, qui se sentait trop faible pour se déplacer. Pourtant elle n'habitait pas très loin ! On s'était proposé pour aller la chercher et la ramener chez elle dès qu'elle se sentirait fatiguée, mais elle avait refusé.

La sœur de Lina, Clotilde, qui l'avait recueillie, aidée et soutenue au moment de sa séparation d'avec son mari, était venue avec sa fille Agnès (treize ans) et son nouvel ami. Elle avait ainsi pu présenter Manu de façon officielle à leurs parents, ravis que leur "grande" fille de quarante ans passés, veuve prématurément, ait retrouvé le sourire et l'équilibre. Clotilde n'était pas du genre à se laisser abattre, elle avait vite réagi. Manu était veuf, lui aussi.

Il y avait eu beaucoup d'échanges au cours de cette journée, des liens défaits s'étaient renoués, l'ambiance avait été joyeuse et détendue, tout en l'honneur des jeunes mariés. Les cousines de Sammy avaient fait connaissance avec les deux sœurs de Sylvie, elles s'étaient découvert des points communs, des affinités, des ressemblances… Si Sammy et Sylvie étaient ensemble, ce n'était pas pour rien.

Chapitre 8
On avait embêté Lina avec des questions personnelles au sujet de sa vie sentimentale ; mais ses réponses brèves, évasives, avec un peu d'humour quand même, avaient dissuadé ses interlocuteurs de pousser la conversation sur des terrains déjà sensibles et encore douloureux.

Oui, elle avait été mariée, pendant onze ans. Oui, elle avait divorcé, pour cause d'incompatibilité. Non, elle n'avait pas eu d'enfant, cela avait rendu les choses moins compliquées. Oui, pour le moment, elle vivait seule, elle préférait goûter à la liberté retrouvée. Oui, elle comptait refaire sa vie, quand le prince charmant arriverait sur son cheval blanc : aujourd'hui, peut-être ? Dans ce château de conte de fées, tout pouvait arriver !

Sammy et Sylvie avaient, l'un comme l'autre, des souvenirs de fêtes de mariage avinées, ratées, dans des salles miteuses, avec un mauvais disc jockey. Les guirlandes, les ballons, les flonflons, la queue leu leu, la danse du tapis, les jeux graveleux, la jarretelle, le pot de chambre… Très peu pour eux. Ils avaient décidé de donner un certain cachet à leur union en organisant un repas de mariage plus original.

La fête ne se prolongerait pas dans la soirée, à vingt heures tout serait terminé. En ce qui concernait leur nuit de noces, cela ne regardait qu'eux. Dans l'après-midi, on avait pu faire des tours en barque dans les douves du château. Petits et grands furent comblés ! Lina se sentait en accord avec le choix que Sammy et Sylvie avaient fait. Elle préférait ne pas raviver les souvenirs liés à son propre mariage. Ce qu'elle avait pu être naïve, cruche et idiote !

Elle avait pris quantité de photos, deux pellicules de trente-six poses ; elle adorait faire des portraits, des reportages. Elle avait déjà hâte de les voir ! Elle en ferait plusieurs jeux, pour elle, pour les mariés, pour la famille, pour que personne n'oublie cette belle journée d'été. À dix-neuf heures trente, la fête touchait à sa fin, nombre de convives étaient déjà partis.

Lina était alors retournée à Epernay avec Elizabeth, la sœur de Sammy. Elles avaient passé la soirée avec Patricia et Vanessa, deux amies qu'elles avaient en commun. Patricia élevait seule son fils Quentin, quinze ans. Il accompagnait sa mère ce soir-là.

Ils étaient allés tous les cinq dans une pizzeria, Lina n'avait pas beaucoup mangé, préférant prolonger l'ivresse du champagne en buvant plusieurs coupes au cours du repas. De toute façon, comme elle restait dormir chez Patricia, elle pourrait "cuver" tranquillement et repartir, fraîche et dispose, en début d'après-midi du dimanche…

Chapitre 9
Enfin nous y étions ! Le 29 juillet au soir, Lina était en vacances et elle pouvait souffler, tous ses bagages étaient bouclés, chargés dans la voiture.

Elle partirait tôt le lendemain matin pour Lille, où l'attendaient Pascaline et Vincenzo, d'anciens Sparnaciens (habitants d'Epernay) qui avaient émigré dans le Nord pour des raisons professionnelles.

Comme elle n'avait rien de particulier à faire, elle commença à trier les photos du mariage de son cousin et à les insérer dans un album, spécialement acheté pour cet événement. À dix heures du soir, ses volets bien fermés, Lina s'endormait.

Le trajet jusqu'à Lille se fit sans encombre, l'autoroute était dégagée ; les flux migratoires des vacances se faisaient plutôt dans l'autre sens, vers la chaleur, le soleil et… les plages surpeuplées. Rien de tout ça pour Lina ! Pascaline et Vincenzo l'accueillirent avec joie, lui présentèrent avec émotion Charlotte, leur fille d'à peine trois mois, dont ils étaient très fiers, bien sûr.

Le vendredi soir, ils firent des brochettes dans le jardin. La journée du samedi fut consacrée à du farniente (mais oui, dans le nord de la France il pouvait aussi faire beau et chaud !). Ils s'étaient installés dans les transats en fin de matinée, profitaient du soleil, lisaient, discutaient, parlaient du bon vieux temps à Epernay, de leur jeunesse, plutôt rock'n'roll.

Ce fut le moment de boire l'apéro, avant de déjeuner à l'ombre, sous le grand parasol… Pour Pascaline, les choses se firent entre deux tétées… Mais Vincenzo mettait la main à la pâte, et Lina ne resta pas sans rien faire, loin de là !

Chapitre 10
Le samedi soir, ils firent venir une baby-sitter et partirent tous les trois pour une virée dans le centre de Lille, avec ses rues pavées, ses brasseries, ses grands restaurants… Pascaline et Vincenzo avaient toujours été de bons vivants et apparemment, ils voulaient le rester, même avec un enfant.

Ils en voulaient un deuxième assez vite, pour pouvoir les élever en même temps. Ce serait difficile les premières années, disait Pascaline, mais après ils seraient "débarrassés" et pourraient profiter d'une vie de famille en ayant deux enfants autonomes, avec lesquels ils feraient de nombreuses activités, en hiver comme en été.

Le dimanche fut tranquille, ils se levèrent tard, prirent un petit-déjeuner anglais, allèrent faire une balade à pied dans le quartier, passèrent le reste de la journée au jardin à écouter de la musique, Vincenzo avait sorti les baffles. Le soir, comme il faisait doux, ils mangèrent une nouvelle fois dehors… C'était déjà la fin du week-end, ses amis travaillaient, eux, lundi matin !

Pascaline était infirmière dans un service de gériatrie, Vincenzo ingénieur d'études dans le bâtiment. Des agendas bien chargés ! Le lendemain, Lina se leva en même temps qu'eux. Le petit-déjeuner fut vite expédié, ce fut le moment de les quitter, ils devaient passer chez la nourrice déposer la petite avant d'aller travailler, ils étaient pressés… Elle monta dans sa voiture après les avoir embrassés, avec la promesse de les revoir bientôt, sans doute à Paris.

Chapitre 11
Il était huit heures, Lina prenait la direction du Havre puis de Yerville, pour retrouver Chloé, nouvellement installée avec David, divorcé, et son fils Mike âgé d'une dizaine d'années.

Elle avait connu Chloé en faisant les vendanges, dans un village près d'Epernay. Lina était alors étudiante et Chloé au chômage. C'était l'occasion, pour l'une comme pour l'autre, de se faire un peu d'argent.

Chez les vignerons, l'ambiance était familiale et chaleureuse. Certes, il fallait travailler, mais les vendangeurs et les vendangeuses étaient bien accueillis, bien nourris, chouchoutés. Elles s'étaient bien entendues, toutes les deux, elles avaient coupé le raisin ensemble et avaient beaucoup discuté, échangé sur leur vie… Lina ne connaissait pas encore son mari à cette époque, elle était toute jeune, à peine vingt ans…

À la fin des vendanges, elles avaient échangé leurs adresses. Elles aimaient écrire, elles allaient s'envoyer des listes de bouquins à lire, elles se reverraient… Chloé est revenue en Champagne faire les vendanges plusieurs années de suite, Lina est allée la voir chez elle, près de Rouen… Puis Lina a rencontré son mari, ils se sont vite mariés, elle a abandonné ses études pour rentrer à la Poste… Elle n'a plus vu Chloé, elles s'écrivaient ou se téléphonaient, parfois…

Chloé restait désespérément célibataire, elle en souffrait, elle avait du mal à trouver un emploi stable, il n'y avait pas beaucoup de travail, dans sa région. Elle n'avait pas toujours le moral et à cela se sont rajoutés des problèmes de santé…

Un jour, elle avait rencontré David, aide-soignant et sculpteur, et sa vie s'était embellie. Lina et Chloé ne s'étaient pas vues depuis de longues années, ça allait leur faire tout drôle ! Il faut se voir, pour renforcer l'amitié. Sinon, ça finit par passer, par s'émousser…

Chapitre 12
Lina trouva facilement la petite maison, en bord de route, que Chloé lui avait indiquée. Il était dix-sept heures, elle avait pris son temps pour venir, elle s'était arrêtée le midi dans une brasserie où elle était restée longuement, savourant la joie d'être en vacances, puis elle s'était un peu perdue sur les petites routes…

Chloé avait maigri, mais son visage rayonnait. Elle s'empressa de lui présenter David, son fils Mike et le chien Nemo. Ils n'étaient pas installés depuis longtemps, ils s'excusaient pour le désordre ! Chloé était en congé pour plusieurs jours mais David travaillait. Elle devait s'occuper de Mike, il était en vacances, les sorties seraient faites avec lui, il aimait beaucoup les promenades, tout se passerait bien…

À chaque jour sa balade, son excursion : Dieppe, Veules-les-Roses, Saint-Valéry-en-Caux, Rouen, Jumièges… Mike était intéressé, partant pour tout ce que les deux amies lui proposaient de faire. C'était un gamin éveillé, aimant la compagnie des adultes, pas capricieux pour un sou… Ils avaient passé de bons moments tous les trois.

Le soir, David servait l'apéro, ils mangeaient ensemble, restaient à table entre adultes pour discuter, tandis que Mike regardait un film à la télévision ou montait dans sa chambre. Lina était contente d'avoir renoué les liens avec Chloé, qui projetait de faire un bébé avec David s'il en était, pour elle, encore temps et surtout, si sa santé s'améliorait. Après trente-cinq ans, c'est plus difficile, disent les médecins. Ils verraient bien.

Chapitre 13
Voilà, c'était déjà le 6 août, demain matin Lina reprendrait sa voiture en direction de Plouay, "un bled vraiment paumé", lui avait dit Noémie quand elles s'étaient parlé au téléphone.

Ça lui faisait du  bien de revoir ses amies, ça devenait presque une forme de boulimie, elle était avide de relations saines, sincères, à l'écoute… Ça la faisait avancer. Avec Chloé, elles se promirent de rester en contact, quoi qu'il arrive. Elles se firent des signes avec la main jusqu'à ne plus se voir.

En route vers de nouvelles aventures ! Elle réalisa soudain, après une demi-heure de route, qu'elle aurait pu, peut-être, séjourner jusqu'au 11 août dans la région normande, qui se trouvait dans la zone d'éclipse totale.

Sur sa carte routière toute neuve, édition 1999, figurait, en bleu foncé, "la bande de totalité", celle où l'ombre de la Lune, recouvrant entièrement le disque solaire, plongerait villes et campagne dans la nuit, en pleine journée, pendant quelques minutes. C'était dommage, tout de même, de ne pas voir ça ! Pourquoi n'y avait-elle pas pensé plus tôt ?

Elle ne pouvait rester décemment plus longtemps chez Chloé et David, Chloé reprenait le travail, et annuler son passage à Plouay lui paraissait la pire des choses à faire si elle voulait conserver l'amitié de Noémie. Pourquoi lui faire de la peine ? Ça rimait à quoi, cette histoire d'éclipse ? Elle n'allait tout de même pas faire un caprice, se comporter en égoïste !

C'est qu'elle en entendait parler tous les jours, sur la radio de sa voiture, dans la bouche des passants, à la une des magazines, au journal de vingt heures… Elle était accueillie dans la maison de vacances de Noémie à partir du 7 août, y resterait jusqu'au 13 ou 14… Son amie comptait sur sa présence.

Chapitre 14
Pour Lina, aujourd'hui, le programme était : direction Le Havre, Caen, Rennes, puis Lorient. Après Plouay, il lui faudrait prendre de toutes petites routes, la maison se trouvait en pleine campagne, au bout d'un chemin. Noémie avait suggéré que Lina les appelle d'une cabine ou d'un café une fois arrivée à Plouay, qu'ils viendraient en voiture pour l’acheminer jusqu'à leur villégiature.

Le midi, elle s'était arrêtée à Avranches, le temps avait changé, il faisait frais, il y avait de gros nuages gris, il pleuvait légèrement. Elle avait enfilé son manteau à capuche pour sortir de sa voiture, à la recherche d'un petit restaurant.

Après son déjeuner, elle fit un tour jusqu'à la plage pour voir la baie du Mont-Saint-Michel, mais le temps était couvert. Elle savoura, une fois de plus, la joie d'être libre, d'avoir des amis sur lesquels elle pouvait compter, qui comptaient sur elle… Après la Bretagne, ce serait Poitiers, où Merieme l'attendait, pour une courte halte.

Elle arriva aux alentours de dix-huit heures. Francis, le mari de Noémie, vint la chercher dans un pub qui faisait crêperie, elle suivit sa voiture jusqu'à "ce bled vraiment paumé" où ils aspiraient au calme et à la solitude, après une année stressante de travail intensif en région parisienne.

C'était une ancienne ferme, très imposante, tout en longueur, avec, dans la pièce principale servant de salon et de salle à manger, une imposante cheminée. "On peut y faire du feu, une bonne flambée, le soir… Un vrai bonheur !" lui dit Noémie tandis qu'elle faisait faire à Lina le tour du propriétaire. "Quelle joie, de te voir là ! Ça nous change de Paris, ça nous fait un bien fou ! Tu vas voir, c'est un peu désert, mais nous irons à Lorient, si tu veux !"

Chapitre 15
L'ambiance était à la détente, les parents de Noémie étaient charmants, faciles à vivre. Tout le monde aidait le soir à la cuisine, tandis que Noémie (ou Francis) s'occupait du petit Antonin, tout juste deux ans et de l'énergie à revendre. Il fallait lui faire prendre son bain, lui donner à manger, le préparer pour la nuit, lui mettre une couche, lui lire une histoire…

Ils ne se retrouvaient entre adultes, pour le dîner, jamais avant vingt heures trente ou vingt et une heures ; parfois Lina avait faim, alors elle chipait, comme une gamine, un bout de pain dans la cuisine.

Tous les soirs, ils faisaient du feu dans la cheminée, les nuits étaient fraîches et les journées à peine ensoleillées, plutôt maussades. C'était un beau spectacle, ces hautes flammes qui attaquaient les bûches, ça rajoutait de la chaleur, ça la portait vers la rêverie… Le chat Grimousse montait sur ses genoux, s'installait tout en ronronnant… Elle était bien, ici, elle se sentait en famille, la vie était simple, sans prise de tête.

Lina et Noémie s'étaient connues à la fac, à Paris, en licence de droit. Noémie avait continué jusqu'au DESS et travaillait maintenant au service juridique d'une importante société d'assurances. Elle avait rencontré Francis quelques années plus tôt, dans une entreprise de conseil et de formation où ils travaillaient tous les deux, qui avait malheureusement fait faillite.

Francis avait alors créé sa propre société avec un ami associé, assurant tout de A à Z, démarcheur, consultant, formateur, patron… Il ne comptait pas ses heures de travail. À côté de ça, il y avait gagné en train de vie et se réservait, plusieurs fois dans l'année, avec Noémie, qui avait retrouvé un poste dans un établissement bancaire, des séjours touristiques en France ou à l'étranger.

L'année de la licence, Lina avait passé différents concours de l'administration et avait été reçue à celui de la Poste, niveau bac. Elle avait tout de même terminé l'année universitaire et obtenu son diplôme aux examens de juin, mention assez bien. Elle regrettait, aujourd'hui, de ne pas avoir continué ses études, comme Noémie.

Mais à l'époque, elle était amoureuse, pressée de vivre en couple, d'avoir une jolie maison et un jardin dans cette petite ville de Seine-Saint-Denis où ils comptaient s'installer. Comme le salaire de son fiancé, entrepreneur dans la maçonnerie, ne suffisait pas, il fallait bien qu'elle travaille.

Elle avait vingt-deux ans, estimait avoir bien profité de sa jeunesse, voulait maintenant passer à une relation sérieuse, rêvait d'une belle fête pour son mariage, envisageait d'avoir trois ou quatre enfants—son fiancé était partant—, pour elle c'était ça "réussir sa vie"… Si elle avait su ce qui l'attendait !

En discutant un soir devant le feu de cheminée avec Noémie, celle-ci lui dit qu'il n'était pas trop tard, qu'on pouvait reprendre des études à tout âge, qu'elle pourrait s'inscrire à des cours par correspondance, demander auprès de son employeur un congé individuel de formation…

Oui, il faudrait qu'elle y pense, elle pourrait aussi passer des concours internes pour monter en grade, exercer des fonctions avec davantage de responsabilités, plus motivantes, un salaire en conséquence… Elle devrait suivre ses envies, faire des choix qu'elle jugeait bons pour elle, avancer professionnellement, faire de nouveaux projets.

Chapitre 16
Le 10 août, au cours du déjeuner qu'ils prenaient à l'intérieur car il faisait, pour le moment, gris et pluvieux (mais ça pouvait changer, le soleil finissait toujours par briller en fin de journée), ils parlèrent de l'éclipse : c'était demain, le grand jour !

Que verraient-ils, eux, depuis la maison ? La Lune recouvrirait le Soleil mais de façon partielle, on pourrait observer le phénomène avec des lunettes de protection, mais en aucun cas il ne ferait nuit par ici, peut-être juste un peu plus sombre…

Les parents de Noémie n'étaient pas spécialement intéressés, ils n'avaient pas vu non plus celle de 1961, ils verraient des images dans les journaux, à la télévision, ça leur suffirait bien ! Francis et Noémie souhaitaient rester au calme, ils avaient pensé un moment confier Antonin à ses grands-parents et prendre la voiture pour monter vers Cherbourg, mais ça faisait loin quand même, ils ne tenaient pas à faire de la route, ils en feraient encore assez quand ils rentreraient sur Paris, après le 15 août.

Ils observeraient ici même ce qu'ils pourraient observer, ce serait pendant la période de sieste d'Antonin, ils avaient chacun une paire de lunettes, mais vu le temps qu'il faisait, il était fort probable qu'ils ne voient rien !

Et Lina, que pensait-elle de cette éclipse ? Avait-elle envie de la voir d'un peu plus près, ou cela la laissait-elle complètement indifférente ? Oui bien sûr, elle y avait pensé, mais les choses ne s'étaient pas "goupillées" pour que ça soit possible, elle était là, avec eux, dans cette grande propriété bretonne, elle se reposait, elle était heureuse de partager tous ces bons moments… C'était cela qui comptait, non ? Alors oui, vivre cet événement exceptionnel, ça pourrait être chouette, mais elle n'en faisait pas un drame de ne pas être aux premières loges !

Chapitre 17
Après le café, alors que Francis allait coucher Antonin et que ses parents partaient en promenade, Noémie dit à Lina que si elle voulait aller voir l'éclipse de plus près, rien ne l'en empêchait !

Après tout, oui, pourquoi pas ? Elle pouvait s'absenter une journée du "bled paumé" et aller vers la zone de totalité ! Elles se penchèrent sur une carte de France, celle que Lina avait achetée pour ses vacances, la "spéciale éclipse édition 1999". Ah oui ! Quand même ! Cherbourg, ce n'était pas la porte à côté !

Lina dit à Noémie que c'était une folie de lui avoir suggéré ça, mais que ce n'était pas impossible à réaliser. Elle allait y réfléchir, étudier l'itinéraire. Elle avait encore toutes ses vacances devant elle, alors si elle y tenait vraiment… C'était une bonne idée, après tout ! Si ça ne l'ennuyait pas qu'elle les quitte une journée, cette journée-là… Il faudrait qu'elle se lève très tôt !

Calculer tout d'abord le nombre de kilomètres, connaître l'heure de passage de l'éclipse à Cherbourg… Ce n'était pas rien, 380 kilomètres ! Il faudrait prendre la route nationale 24 pour rejoindre Rennes, aller jusqu'à Avranches, continuer sur Villedieu-les-Poëles et Coutances, bifurquer vers la départementale jusqu'à Cherbourg. Il n'y aurait certainement pas qu'elle sur la route, les gens allaient se déplacer, comme elle, pour observer le phénomène…

La première phase débuterait aux alentours d'onze heures, l'éclipse totale aurait lieu à midi et quart. À treize heures trente, tout serait pratiquement fini. Si elle partait vers cinq heures du matin, les choses semblaient jouables.

Oui, elle allait le faire, après tout elle avait bien le droit de concrétiser cette idée, c'est vrai qu'elle y avait pensé. Dommage que Noémie et Francis ne puissent pas l'accompagner, avec Antonin encore bébé, cela leur semblait difficile, et puis, ils n'y tenaient pas tant que ça…

Était-ce pourtant bien raisonnable de prendre la voiture, seule, de faire ces quantités de kilomètres ? Pour deux heures d'étrangeté astronomique ? Aux informations du soir, on annonça une météo assez médiocre pour le lendemain.

Chapitre 18
Le mercredi 11 août 1999, Lina fit sonner son réveil à quatre heures trente. Tout était prêt : la bouteille d'eau et les gâteaux pour la route, l'itinéraire à suivre, la carte routière, un pull et une veste en nylon léger imperméable, un chapeau, les lunettes de soleil, celles de protection, l'appareil photo… Elle but un café lyophilisé, mangea une petite tartine à la confiture de fraise, prit son sac, ses clés de voiture, et quitta la maison en se faisant la plus discrète possible.

La veille au soir, elle s'était garée à l'extérieur de la propriété, pour éviter de faire du bruit en démarrant. Mais c'est que dehors, il faisait nuit noire ! Et plutôt froid, en plus ! Mais il ne pleuvait pas. Heureusement, elle avait prévu une lampe de poche, il n'y avait aucun éclairage public dans le secteur, seul le perron était éclairé, mais elle ne pouvait pas le laisser allumé !

Elle rejoignit sa voiture à pas prudents, pas encore bien réveillée, se demandant si ça valait vraiment le coup de passer une journée de vacances sur les routes. Après tout, elle allait au-devant de quelque chose d'extraordinaire ; ce n’est pas du nombre de kilomètres parcourus dont elle se souviendrait plus tard, mais de ce qu'elle aurait vu, une éclipse totale !

Lina posa la carte dépliée et l'itinéraire qu'elle avait préparé sur le siège passager, s'assura que la bouteille d'eau lui était facile d'accès, mit le contact puis les phares et démarra. Il était déjà presque cinq heures et demie. Elle avait emprunté plusieurs fois ce réseau de petites routes à travers la campagne et les bois, mais de nuit, tout se compliquait.

Elle dut faire deux fois demi-tour, faillit se perdre, ne reconnaissant rien, mis à part quelques noms de fermes et de hameaux sur les panneaux… Ça l'angoissait, son cœur battait, elle n'y arriverait jamais ! Elle poussa un "ouf !" de soulagement quand elle vit apparaître le panneau stop qui indiquait le croisement avec la petite départementale. Direction Plouay, Lanvaudan, Languivic, puis Rennes. Il n'y avait pas grand monde, à cette heure-là !

Chapitre 19
Les choses se dégradèrent quand Lina arriva à Rennes. La route en quatre voies se rétrécissant à deux, impossible de doubler. Il fallait freiner, rouler au pas, s'arrêter aux feux, il y avait des embouteillages. La traversée de la zone d'activités commerciales lui parut interminable, elle se demandait si elle allait enfin tomber sur cette foutue rocade…

Il n'était pas loin de huit heures quand elle retrouva une circulation plus fluide. Mais elle était fatiguée, elle avait envie d'aller aux toilettes, de boire un bon café… Elle s'arrêta enfin, au bout de vingt et longues minutes, sur une aire de station-service, en profita pour remettre de l'essence, grignota quelques gâteaux.

Elle ne reprit la route que vers neuf heures et demie. Cette fois-ci, pas de temps à perdre ! Les routes étaient chargées, elle roulait beaucoup moins vite que ce qu'elle avait prévu, elle commençait à se dire qu'elle était en train de faire tous ces efforts pour rien. De plus, les nuages obscurcissaient le ciel. Il n'y avait pas beaucoup de soleil !

Le temps passait et elle n'avançait pas. Les voitures étaient nombreuses, dans les deux sens. Y avait-il des personnes qui ne voulaient pas voir l'éclipse ? Qui la fuyaient, même ? Il y avait un petit côté fin du monde, une fuite désordonnée, une sorte d'exode irrationnel.

Onze heures moins le quart : elle était encore loin de Cherbourg ! Elle n'y parviendrait jamais ! Elle se trouvait dans un bouchon, maintenant ! Elle eut le temps de consulter sa carte, entre deux ralentissements. Après Coutances, elle pourrait bifurquer pour prendre de petites routes côtières ?

C’est en bord de mer qu'elle sera la plus belle à regarder, non, cette éclipse ! Si elle n'atteignait pas Cherbourg à temps, elle pourrait tout même avoir un beau point de vue. Elle finit par entrer dans la zone de totalité, suivant sur la carte son avancée laborieuse. Pour Cherbourg, c'était cuit.

Chapitre 20
Lina prit la direction "Les Pieux" puis "Plage de Sciotot" : ça lui semblait être un bon choix. Il était onze heures trente, l'éclipse avait déjà commencé ! Elle se gara dès qu'elle put et, rassemblant fébrilement ses affaires, elle rejoignit d'un pas vif le bord de mer, en suivant une petite route goudronnée.

Elle n'était pas la seule ! Des familles, des couples, des groupes d'amis se dirigeaient aussi vers la plage, en riant, en plaisantant, en parlant fort ; ils étaient munis de sacs, de paniers, de glacières, tout ce qu'il fallait pour festoyer. Le pique-nique du 11 août 1999 resterait tout simplement inoubliable !

Elle réalisa qu'elle n'avait rien pris à manger pour le repas du midi. Il lui restait de l'eau et des gâteaux, qu'elle avait glissés dans son sac. Elle déjeunerait après, c'est ce qu'elle s'était dit. Pour le moment, elle n'avait pas faim. Son ventre se serra à la vue de tous ces gens qui étaient venus en petits ou plus grands comités. Elle regretta d'être seule, de ne pouvoir partager avec personne ce qui allait suivre.

Noémie aurait pu l'accompagner, après tout c'était elle qui avait eu l'idée ! Lina aurait dû insister pour qu'elle vienne ! C'était dommage. Elle prit conscience que ce qu'elle vivait là n'était que le reflet de l'existence qu'elle menait depuis bientôt trois ans, et même avant. Plutôt triste, solitaire, repliée sur elle-même. Timorée, égoïste, sur le qui-vive, peu communicative, finalement.

Chapitre 21
La route goudronnée s'arrêtait et se prolongeait par un chemin étroit qui montait dans le sable, au milieu des dunes. Lina ralentit son rythme de marche, huma l'air marin et regarda vers le ciel. Elle chercha le soleil. Pour le moment, il était caché par de gros nuages, mais il y avait du vent… Alors si le vent chassait les nuages, il y avait des chances de voir l'éclipse, et pourquoi pas cette couronne solaire qui serait, paraît-il, de toute beauté !

Au sommet des dunes, la plage de Sciotot lui apparut soudain dans toute sa splendeur : une petite baie magnifique et sauvage, pour le moment à marée basse ; au loin une ville, sur les hauteurs, le clocher de son église, sans doute Les Pieux.

Il y avait du monde sur la plage, mais suffisamment d'espace pour que les gens ne soient pas les uns sur les autres ! Elle ôta ses nus pieds, les attacha ensemble à l'une des bretelles de son sac à dos, descendit marcher dans le sable doux et humide, jusqu'à la mer. Elle fit trempette puis continua à marcher, en respirant l'air du large. Le ciel s'était assombri, englué de nuages menaçants, chargés de pluie.

Elle regarda sa montre : bientôt midi. Sous l'écran couleur d'acier, le processus était bien avancé, le disque lunaire rongeant de plus en plus la surface du Soleil, faisant baisser d'autant la luminosité. Mais ses lunettes de protection ne lui étaient d'aucune utilité : il n'y avait rien à voir et aucun espoir qu'en quelques minutes le ciel se dégage et laisse la place au bleu.

Chapitre 22
Lina sortit d'une poche de son sac à dos un paquet de cigarettes et un briquet, en alluma une en aspirant profondément, de bonnes et larges bouffées qui lui firent instantanément tourner la tête et augmenter son rythme cardiaque. C'est qu'elle ne fumait pas souvent ! Elle en avait eu envie, là, maintenant. Elle continua à marcher lentement dans les vagues, tout en fumant. Elle était bien.

Elle laissait naître en elle tout un éventail de sensations : l'eau fraîche et salée léchant ses pieds jusqu'aux chevilles, jusqu'aux mollets ; le contact agréable avec le sable mou, mouillé ; le bruit d'aller et retour des vagues ; les odeurs marines, fortes, poivrées ; le vent dans ses cheveux longs, bruns, lâchés ; le cri des mouettes, des goélands volant, planant au-dessus d'elle ; la bruine légère humidifiant son visage…

Elle se sentait en communion avec les éléments, retrouvait des émotions enfouies, en découvrait de nouvelles. Ça lui faisait tout drôle, d'à nouveau "ressentir". Comment avait-elle pu se murer ainsi, faire barrage à toute forme de manifestation sensuelle, affective ? Il fallait qu'elle se réveille, qu'elle se reprenne ! Elle était mortelle, pas éternelle. Le temps était compté !

Qu'allait-il se passer exactement, à midi et quart, sous la masse de nuages ? Qu'allait-elle voir ? Ou ne pas voir ? Le temps s'était encore dégradé, il faisait de plus en plus frais. Autour d'elle on criait, on s'agitait. Elle décida de retourner vers les dunes, d'aller s'asseoir dans un endroit abrité, isolé, et d'attendre.

Midi dix : c'était imminent ! Elle déplia son drap de bain, s'installa dessus, alluma une deuxième cigarette et resta à l'affût, tous les sens en éveil, guettant le moindre signe de ce qui allait se produire incessamment, ce dont elle entendait parler depuis si longtemps.

En face d'elle, à l'horizon, se forma, à une vitesse spectaculaire, un tapis nuageux, épais et cotonneux, ayant l'air de flotter sur la mer, se dirigeant vers la plage. Au loin, des bateaux s'éclairèrent, puis aux extrémités de la baie, se mirent en mouvement les faisceaux tournoyants et lumineux des phares.

Chapitre 23
Lina vit la luminosité baisser par paliers successifs, chacun lui faisant découvrir des teintes différentes, de plus en plus foncées. Le vent se fit glacial, elle frissonna, tandis qu'autour d'elle se faisait le silence. Il n'y avait plus aucun oiseau, ni dans le ciel ni sur la plage.

C'était étrange. La fin du monde ? 1999 : dernière année du millénaire : y aurait-il quelque chose après ? Passerait-on le cap de l'an 2000, ou bien la vie sur Terre s'arrêterait-elle avant ? Là, maintenant ?

Elle eut peur, soudain. Une peur panique. Dans le village des Pieux, les éclairages publics s'allumèrent les uns après les autres. Puis ce fut la nuit noire. Les flashes des appareils photo crépitaient, elle entendit l'explosion de bouchons de champagne, des gens s'exclamaient, poussaient des cris de joie.

On était en plein cœur de l'éclipse mais on ne la voyait pas, les nuages continuant obstinément à obstruer le ciel. Maintenant il faisait sombre, aussi sombre qu'au petit matin, quand elle était partie. C'était donc cela, "voir la nuit en plein jour" !

Elle fut prise d'une euphorie soudaine, se mit à rire à gorge déployée, savourant la scène, battant des mains. C'était vraiment incroyable, elle ne regrettait pas d'être venue, d'avoir fait tous ces kilomètres pour voir ça. Comment aurait-elle pu imaginer que c'était possible ?

Mais déjà le processus s'inversait, les couleurs s'éclaircissaient, elle pouvait maintenant distinguer le paysage, tout reprenait forme, elle vit des silhouettes sur la plage, le ciel devint plus lumineux. On apercevait même des trouées bleues au milieu des nuages.

Chapitre 24
Lina resta assise un moment sur son drap de bain, sans bouger, elle avait besoin de reprendre ses esprits. Elle était toute sonnée, elle n'avait pas bien réalisé, c'était déjà fini ?

Sur le sable, en dessous d'elle, les activités reprenaient. Quantité de personnes avaient chaussé des lunettes de protection et, le regard tourné vers le ciel, semblaient observer quelque chose. La Lune poursuivait sa trajectoire, s'éloignant du Soleil mais continuant à le masquer de façon partielle.

Elle but un peu d'eau, alluma une nouvelle cigarette, la fuma tranquillement en regardant ce qu'il se passait autour d'elle. La mer était haute maintenant, des gens se baignaient, d'autres jouaient au ballon, pique-niquaient, couraient, flânaient… Comme si ce qui venait de se produire n'avait pas existé. La vie reprenait son cours là où elle s'était suspendue, pendant quelques minutes.

Il faudrait bien qu'elle se lève, qu'elle essaie de voir le disque lunaire obstruant la lumière du Soleil avec ses lunettes, qu'elle se promène, peut-être qu'elle se baigne… Elle pourrait prendre quelques photos, elle aimait bien les paysages marins, recherchant de beaux effets avec le sable, les galets, les rochers, le vent, la lumière, la mer en mouvement… Sujet d'étude inépuisable.

Peut-être bien qu'il allait faire beau ? Elle but encore une gorgée d'eau, rangea ses affaires, sortit ses lunettes de protection et se dirigea vers la plage. Elle se sentait si seule, au milieu de tous ces gens ! Comme elle aurait aimé être avec quelqu'un pour lui raconter ce qu'elle avait ressenti pendant l'éclipse !

Chapitre 26
Lina n'était pas de nature à adresser la parole à des gens qu'elle ne connaissait pas, elle était extrêmement timide, jusqu'à avoir peur des autres, à se méfier exagérément. Elle faisait tout de même des efforts pour sortir, de temps en temps, aller au restaurant, en concert, au théâtre, recevoir chez elle dans son petit appartement, pas loin de chez sa sœur…

Elle ne devait pas s'arrêter en si bon chemin ! Elle avait en projet, à la rentrée, de pratiquer des activités : elle pensait à de la danse africaine et aussi à des cours d'anglais. Il faudrait qu'elle ait une vie sociale en dehors du travail, elle avait gâché plus d'une dizaine d'années de sa vie avec un monstre, alors elle avait bien mérité de penser à elle, de faire des choses pour elle, sans avoir de comptes à rendre à personne !

Elle verrait de nouvelles têtes, des gens qui habitaient dans la même ville qu'elle, et quand elle se sentirait prête, elle laisserait peut-être une place dans son cœur pour un autre homme. Elle se promenait là, sur cette plage, après l'éclipse, et voilà qu'elle pensait à l'amour, qu'elle en avait envie. Il lui faudrait du temps, c'est sûr, elle en savait si peu, sur les hommes ! Ça viendrait quand ce serait le moment. C'était nouveau, chez elle, cet optimisme !

Il y eut une belle éclaircie. Elle en profita pour regarder, avec ses lunettes spéciales, ce qu'il restait de l'éclipse : le Soleil rongé par une pastille noire. Elle prit quelques photos du paysage, pour garder des souvenirs de cet endroit si particulier, puis dirigea son objectif vers le sable mouillé et les flaques laissées par la marée, pour y emprisonner des reflets. Elle fit aussi quelques autoportraits, en tenant son appareil à bout de bras, braqué sur son visage. Elle avait généralement de bons résultats !

Chapitre 27
Soudain Lina eut très faim. Quelle heure était-il donc ? Non, ce n'était pas vrai ! Déjà deux heures et demie !

Elle n'avait pas envie de remonter dans sa voiture et de conduire ; elle allait marcher, trouver un endroit par ici pour manger… Justement là, au-dessus de la zone de baignade, il lui semblait voir des commerces, un marchand d'articles de plage, un magasin de souvenirs, un petit bar restaurant…

Nombre de gens étaient installés et déjeunaient. À la plage, on mange à n'importe quelle heure de la journée ! Elle trouva une place en terrasse, le ciel se dégageait, elle commanda un croque-monsieur avec de la salade et des frites, un diabolo orgeat, sortit son bob, ses lunettes de soleil, contempla avec satisfaction le panorama qui l'entourait.

Elle dévora son repas avec avidité, c'était simple mais savoureux, prit une glace trois parfums en dessert et un café, qu'elle accompagna d'une cigarette. Elle n'avait jamais autant fumé qu'aujourd'hui ! Il faut dire que c'était un jour spécial !

Elle pensa alors à écrire à quelques collègues, et à sa famille : ce serait amusant de leur parler de ce qu'elle venait de vivre, de cette éclipse dont elle n'avait pu apprécier l'intégralité à cause du ciel nuageux, de cette nuit bizarre apparue sur la plage, vers midi et quart…

Elle dit au serveur qu'elle revenait, qu'il n'avait qu'à lui remettre un café, qu'elle allait acheter des cartes postales, là, tout près. Elle laissa son manteau à capuche sur le dossier de la chaise et partit faire ses emplettes.

À son retour, son café était servi, elle commença à écrire. À Corinne, tout d'abord, qui avait pris ses vacances en juillet. Puis à Maguy, qui aurait sa carte à son retour de Camargue, à Erika et Christian, son compagnon, qui retapaient cet été la maison qu’ils venaient d’acheter…

Quelques mots pour ses parents, pour son cousin et sa femme, pour sa sœur et son nouvel ami. Ça faisait six cartes, elle en avait acheté huit, elle en garderait deux pour elle.

Chapitre 28
Lina timbra ses courriers, paya le deuxième café, demanda au serveur où elle pourrait trouver une boîte aux lettres. Il lui indiqua la direction des Pieux, il lui faudrait marcher un peu. Elle remit ses nus pieds, passa aux toilettes, remplit sa bouteille d'eau, regarda sa montre : déjà cinq heures !

Après tout elle avait encore du temps devant elle, elle n'était pas pressée, elle était venue de loin, à quoi cela lui servirait-il de vouloir vite rentrer ? Elle partirait quand elle le déciderait, quand elle se sentirait d'attaque.

Pour le moment, trouver la boîte aux lettres. "À l'entrée, sur votre droite, près de l'école primaire", lui avait indiqué le serveur. Elle se mit en chemin, il faisait bon, le soleil brillait, les gens allaient et venaient, à pied, en bicyclette, avec des enfants et des chiens.

La mer était redescendue et sur la grande étendue de sable, sur sa gauche, elle voyait des chevaux et des chars à voile. "Un coin bien sympathique pour les vacances !" pensa-t-elle. "Peut-être venir ici l'été prochain ? Ou alors au printemps ?"

Elle trouva facilement l'endroit où glisser ses cartes, souffla un peu, but de l'eau, puis décida de retourner vers la mer, aller sur la plage, marcher dans les vagues. Elle enleva ses nus pieds aussitôt dès qu'elle fut dans le sable, fit une longue promenade, le nez au vent, tout entière dans des pensées positives, tournées vers l'avenir. Elle allait concrétiser tous ces projets qui lui trottaient dans la tête, il lui apparut évident qu'il fallait qu'elle change, qu'elle tourne vraiment la page, qu'elle aille de l'avant.

Ces vacances qu'elle avait voulues itinérantes amorçaient le changement, elle s'était fait un peu violence en acceptant de passer du temps chez les autres, de vivre avec les autres, pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre…

Elle n'était encore qu'au début de ses longues vacances, elle allait continuer à "bouger", au sens propre et au figuré. Sortir de sa coquille, accélérer le mouvement, s'approprier sa vie, lui donner un sens…

Chapitre 29
Lina s'assit sur le sable, dans un coin isolé, irait-elle se baigner ? La mer lui semblait quand même un peu fraîche. D'ailleurs, avait-elle pris son maillot ? Mouiller ses jambes jusqu'aux genoux lui avait suffi. Il n'était pas encore temps, pour elle, de "se jeter à l'eau", mais elle était en progrès.

Elle resta sur la plage, à regarder le paysage, à observer les gens, les vit partir, les uns après les autres. Ce devait être l'heure de préparer le dîner, de prendre l'apéro, de faire manger les gosses, de rester entre adultes pour le repas du soir pendant que les enfants jouent, pas loin, autour de la tente ou de la maison de vacances… Des moments d'insouciance, loin du quotidien.

Elle rêvassait, imaginait la vie de tous ces vacanciers, pensait à la sienne, avec un homme et un ou deux enfants… Une vie de famille, était-ce vraiment cela qu'elle recherchait ? Elle frissonna.

Dix-neuf heures trente : il était temps d'y aller. Elle partit à la recherche de sa voiture, fit un bon bout de chemin avant de la retrouver, la lumière baissait, se teintait d'orangé. L'anse de Sciotot scintillait sous les rayons, la plage était presque déserte, elle avait passé là de merveilleux instants. Un bien heureux hasard l'avait conduite ici !

Elle avait décidé de longer tant qu'elle pourrait la côte, pour continuer à voir la mer le plus longtemps possible. Elle s'arrêterait pour manger à Rennes, dans le bar d'une station-service, ou dans un fast-food…

Refaire la route en sens inverse lui fendit le cœur. Elle quittait un endroit où elle avait eu cette fulgurance, cette prise de conscience, cette réconciliation avec elle-même, cette remise à zéro sur les compteurs… Elle avait fait la paix, avait ouvert tous les possibles, s'était sentie revivre.

Chapitre 30
Demain matin, Lina raconterait tout à Noémie, elle la remercierait de l'avoir incitée à aller voir l'éclipse de près !

Arrêt à Rennes, un peu avant vingt-deux heures : un sandwich thon crudités, un soda, du chocolat, puis un café… Elle ne serait certainement pas à Plouay avant une heure du matin ! Elle s'autorisa une dernière cigarette avant de reprendre le volant.

Elle se sentait fatiguée, mais il lui fallait tenir ! Elle ne se voyait pas arrêter sa voiture au bord de la route, ou sur une aire, pour dormir. Elle n'avait pas de couverture dans sa voiture, ni de duvet. Elle avait tout vidé, dans la maison de Noémie. Elle n'avait avec elle que le strict minimum !

C'est en quittant la nationale, pour rejoindre Plouay, qu'il y eut l'accident. Lina n'avait pas marqué assez longtemps le stop et n'avait pas vu ce poids lourd arriver, sur sa droite, alors qu'elle s'engageait et qu'elle tournait à gauche, pour prendre la départementale.

Le choc fut extrêmement violent, le camion se prit la petite voiture de plein fouet. Le chauffeur était-il, lui aussi, somnolent ? Il freina, mais bien après avoir percuté l'obstacle. "Tuée sur le coup" lirait-on bientôt dans les journaux locaux, à la rubrique des faits divers.

Lina avait-elle vu se dérouler toute sa vie en accéléré, avait-elle revécu sa dernière journée ? Si elle était restée avec Noémie, l'accident ne serait pas arrivé ! Avait-elle eu le temps de se voir mourir, de s'y résigner ?

"Un tragique accident", "Un drame de la route", "Un sale concours de circonstances", "La faute à pas de chance", "Une chouette fille fauchée en pleine jeunesse", "Elle avait encore toute la vie devant elle"… Les mots douloureux ne manqueraient pas, lors de son enterrement, quelques jours plus tard.

Noémie aurait encore, plus que les autres, du mal à s'en remettre. Après tout c'était elle, qui avait eu l'idée. Cela ferait dix ans l'été prochain, elle se sentait toujours coupable.