mercredi 20 janvier 2016

Les habits du dimanche


Ce soir-là, il s’était particulièrement bien habillé. Jean noir de marque, pull moutarde chiné, veste grise à fines rayures, chaussures de sport en cuir… Il voulait paraître à son avantage, il voulait être beau, il voulait séduire. En fin d’après-midi, en quittant son travail, il était allé chez le coiffeur et en était sorti métamorphosé. Un homme neuf, un autre homme.

Rentré chez lui, il s’était longuement douché, évitant de mouiller ses cheveux, légèrement hérissés, fixés avec du gel. Il avait tenu à ce que sa nuque soit passée à la tondeuse, les tempes, aussi. Il trouvait le changement parfaitement réussi.

Après la douche, une fois essuyé, il s’était copieusement arrosé de son eau de toilette du moment : « Les habits du dimanche », aux fragrances épicées, excitantes. En sous-vêtements devant le lavabo, il s’était rasé pour la deuxième fois de la journée : il voulait être impeccable, nickel, irréprochable.

S’observant dans le miroir de la salle de bains, son visage débarrassé de la mousse et tonifié à petits coups d’after-shave, il s’était trouvé beau, avec ses cheveux brun foncé, bien coupés, légèrement ondulés, avec son teint d’homme méditerranéen, pour rester dans le socialement correct, autrement dit sa jolie gueule d’Arabe, pour parler sans détours.

Des détours, il n’en avait pas pris avec Abdel, rencontré le week-end précédent dans un bar branché du Marais. Ils avaient commencé par discuter au comptoir, s’échangeant des regards qui en disaient bien plus qu’un long discours. Après plusieurs mojitos bien dosés, ils s’étaient retrouvés sur le trottoir, sans intention de se quitter.

Il avait proposé à Abdel de poursuivre la soirée chez lui. Son scooter était garé là, tout près, et il avait deux casques. Abdel, lui, était venu à pied, de République. « Je suis libre comme l’air, emmène-moi au Paradis ! » lui avait-il glissé à l’oreille, avant de monter à l’arrière du scooter et de passer ses bras forts et musclés autour de sa taille.

Ces prémices annonçaient une nuit d’amour haute en couleur, en sensations fortes ! Ils s’étaient donnés l’un à l’autre, sans retenue, le courant passant extraordinairement bien entre eux. C’était à la fois tendre et sauvage, la complicité était venue instantanément, une vive étincelle, un feu d’artifice du 14 juillet. Alors, Slimane avec Abdel ? Pourquoi pas ?

Abdel était parti au petit matin, ni l’un ni l’autre n’avait dormi ! Il devait passer à son domicile (une chambre sous les toits, petite mais bien aménagée) pour se doucher et se changer, endosser sa tenue de travail : un costume sombre et bien coupé, une chemise blanche sortant de chez le teinturier, une cravate impeccablement nouée, des chaussures bien cirées, à la semelle épaisse, souples et confortables.

Abdel était vigile dans la galerie commerciale de la Porte de Bagnolet et prenait son poste, ce samedi-là, à huit heures trente précises. On ne tolérait aucun retard. Il avait beau avoir fait de hautes et brillantes études en sciences économiques et sociales, il n’avait pas encore trouvé un emploi correspondant à ses compétences, avait-il confié à Slimane. Il enrageait.

« Je suis né en France, de parents français, d’un milieu modeste mais cultivé, ouvert sur le monde. Je suis allé à l’école publique, laïque et républicaine, dans la petite ville de province où nous habitions, mes parents, ma sœur et moi. J’ai toujours été un bon élève, au collège, au lycée, à la fac. J’ai été apprécié pour mon sérieux pendant mes stages en entreprise, on disait que je faisais du bon boulot. Mais maintenant, pour trouver un vrai job…

Je suis Français, je veux vivre et travailler en France, mais j’ai le tort de m’appeler Abdel Diakate et d’avoir la peau noire. On s’en fout que j’ai bac + 6, la seule chose qui se monnaye c’est ma carrure athlétique, mes quinze ans de judo et autres arts martiaux !

Je me donne encore un an pour trouver un poste en rapport avec mon niveau d’études, à Paris ou en province, en tout cas dans une grande ville… Sinon, peut-être que l’on voudra d’un nègre diplômé quelque part en Afrique, sur un continent ou sur un autre… Je vais bien finir par trouver une boîte moins dans les préjugés, le racisme, l’intolérance. Ça doit bien exister, non ? »

Slimane avait écouté avec émotion la tirade de son nouvel ami, il comprenait. Pour lui non plus les choses n’avaient pas toujours été faciles. Né dans le quartier des Bosquets, à Montfermeil, de parents algériens fraîchement débarqués de leur village, il avait passé une enfance relativement paisible entre l’école, le centre de loisirs, le stade de foot, la forêt de Bondy.

Il était l’aîné de la famille, viendraient bientôt deux sœurs, deux frères, une autre sœur. Son père et sa mère avaient appris le français de façon tout à fait correcte, mais ils parlaient et lisaient l’arabe à la maison. Ils pratiquaient l’Islam, c’étaient de bons musulmans, ils avaient transmis à leurs enfants la tolérance, l’amour du prochain, le respect des autres, les valeurs humaines.

Slimane avait commencé à souffrir au cours de son année de 4e, lorsqu’il avait pris conscience de son attirance pour les garçons, de son envie irrépressible d’aller vers ceux qui lui plaisaient, quitte à se prendre une veste ou pire, un poing dans la gueule, voire un lynchage en règle au retour du collège.

Après la 3e, il avait quitté la banlieue parisienne pour une école de formation aux métiers de la boulangerie-pâtisserie, loin de chez lui, de sa famille. Il aimait ça, il était doué, il avait obtenu avec succès tous ses diplômes et commencé à travailler dans de grandes villes du Sud. Il avait pu y mener une vie sexuelle et amoureuse plutôt épanouie, selon sa convenance.

Une opportunité avait fait monter Slimane à Paris il y a six mois, pour superviser l’ouverture de deux salons de thé spécialisés dans les séries télévisées, deux lieux centraux, bien situés, facilement accessibles en métro. Avec le job il avait eu aussi l’appartement, un 60 m2  dans le nouveau quartier du 13e arrondissement, des commerces à proximité et une vue imprenable sur la Seine, un sacré confort personnel.

Slimane Ben Bachir, 27 ans, coordinateur de l’ambitieux projet « Patty Séries », s’apprêtait à sortir pour revoir Abdel Diakate, rencontré la semaine dernière. Au-delà de leur entente physique, ils avaient des affinités, à n’en pas douter. Abdel lui avait parlé d’un café sympa, rue de Charonne, il l’attendrait là, pour vingt et une heures. 

Slimane démarra son scooter et confiant, souriant, se dirigea vers le quai de Bercy en direction de Bastille. Il avait hâte de revoir son amant. Il faisait étonnamment doux, en cette presque mi-novembre. Un temps à s’asseoir en terrasse, à boire des cocktails, à s’amuser, à profiter de la vie.

En hommage aux victimes innocentes des attentats du vendredi 13 novembre 2015 au Stade de France, à Paris rues Bichat et Alibert, rue de la Fontaine au Roi, rue de Charonne, boulevard Voltaire, au Bataclan.

Mes pensées vont aussi vers les personnes qui sont mortes récemment à Bruxelles (22 mars 2016) et à Nice (14 juillet 2016) seulement pour avoir eu le tort de se trouver là, au mauvais moment.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire