Ce
soir, il a peur. Il ne sait pas ce qui va l’attendre quand il rentrera chez
lui. Chez lui, ce n’est plus vraiment « chez lui ». Il s’y sent moins
bien qu’avant. Avant, quand il vivait seul. Quand elle ne venait que le
week-end, et c’était bien suffisant.
Depuis
qu’il lui a proposé de l’héberger, elle est là tout le temps. Elle se trouvait
dans une passe difficile, c’était légitime qu’il l’aide à s’en sortir !
C’était du dépannage, ça ne devait pas durer. Mais la situation s’éternise et
rien ne change. Elle aurait même tendance à se dégrader.
Il
ne supporte plus sa présence incessante, ni le matin quand il se prépare pour
aller travailler et qu’elle dort encore, ni le soir quand il revient crevé et
qu’il la trouve devant l’ordinateur ou devant la télé, les yeux hypnotisés par
l’écran dans le meilleur des cas, ou alors dans un état comateux, affaissée sur
la chaise de bureau ou allongée sur le canapé.
Pitoyable,
pense-t-il. Affligeant, consternant, misérable. Il ne sait plus quoi faire pour
éviter le naufrage, son naufrage à elle, car lui refuse de couler, de se
laisser entraîner ; il résiste, tente de l’aider par tous les moyens
possibles, de rester positif.
Elle
habite chez lui, dorénavant, depuis bien trop longtemps. Elle habite chez
lui : n’ayant pas assez d’argent pour louer un appartement, elle n’a pas
d’autre endroit où aller en ce moment. Elle fait quelques courses, de temps en
temps ; elle améliore le quotidien, comme elle lui dit, en souriant. Ça,
c’est quand elle est bien lunée, quand elle a envie de lui faire plaisir.
Il
lui arrive même de cuisiner pour lui. Elle s’avère alors plutôt bonne
cuisinière. Il apprécie ses petits plats, que lui n’aurait ni la patience ni le
courage de faire. Il la complimente, l’engage à cuisiner plus souvent, mange
goulûment le saumon en papillote avec son riz sauce safranée, ou le rôti de
porc aux pruneaux et sa purée aux truffes…
Quand
il lui a ouvert sa porte, il pensait que c’était transitoire, qu’elle allait
vite trouver un nouveau job. Il se voyait même quitter son petit appartement
pour en louer un plus grand avec elle, ou une petite maison, à la campagne.
Maintenant, ce qu’il souhaite, c’est qu’elle trouve à se loger ailleurs que
chez lui, qu’elle prenne toutes ses affaires, qu’elle s’en aille, qu’elle le
laisse tranquille.
De
job, elle n’en a toujours pas trouvé. Ça ne va jamais, c’est trop loin, c’est
sous-qualifié, c’est fatigant, ce n’est pas assez payé… Il lui dit que malgré
la situation économique désavantageuse, il y en a quand même, du travail, qu’il
suffit de chercher sérieusement, qu’il faut faire des concessions. C’est le lot
de tout le monde, non ?
A-t-elle
bien étudié toutes les possibilités du travail en intérim ? N’aurait-elle
pas envie d’entamer une formation ? Il l’engage sur de nouvelles pistes, lui
propose de nouvelles idées pour orienter ses démarches. La plupart du temps,
elle l’envoie balader. Elle s’énerve, il s’énerve, le ton monte, ça éclate, ils
se hurlent dessus, c’est insupportable. Il claque la porte, va faire un tour,
passe la nuit chez un copain…
Quand
il revient, le lendemain, elle se montre gentille avec lui, elle s’excuse, elle
lui promet de faire des efforts, de tout mettre en œuvre pour décrocher quelque
chose. Un stage, des ménages, de la manutention… N’importe quoi, pourvu qu’elle
ait du travail. Il acquiesce, l’encourage à nouveau, il la serre dans ses bras,
il l’embrasse.
Combien
de temps encore va-t-il devoir payer seul le loyer, l’électricité, l’abonnement
à Internet, l’assurance voiture ? Car il lui prête sa voiture, si elle en
a besoin. Il y a l’essence, aussi. Et les courses du quotidien, pour
l’alimentation, l’entretien de l’appartement…
C’est
qu’il n’a pas un gros salaire. Oh, suffisamment pour vivre correctement, partir
en vacances une semaine l’hiver à la montagne, quinze jours en été à la mer… Il
a son abonnement annuel au club de sport, il s’offre quelques sorties, des
soirées entre copains ou collègues de travail, s’achète des vêtements neufs
deux fois par an, pendant les soldes…
Il
ne se plaint pas, non. Il n’est pas malheureux. Au début, ça lui était égal, de
tout payer. Elle était dans une mauvaise passe, il lui rendait service, il lui
apportait son soutien, en attendant mieux. Il pensait sincèrement que les
choses allaient s’arranger pour elle, pour eux.
Maintenant
elle s’incruste, elle se cramponne ; pas moyen de lui faire lâcher prise.
Une tique, voilà ce qu’elle est. Une assistée, une handicapée sociale.
Peut-elle encore changer ? Veut-elle vraiment changer ? N’est-il pas
trop tard ?
Au
fur et à mesure que les jours passent, il doute qu’elle fasse les efforts
nécessaires, qu’elle ait l’énergie pour se prendre en main, qu’elle ait l’envie
de prendre soin d’elle. C’est dramatique. Sans cesse il range derrière elle,
sans cesse il fait la vaisselle qu’elle a laissée dans l’évier, sans cesse il
fait des lessives car le panier à linge déborde.
Elle
n’est même pas capable de faire ces gestes élémentaires pendant ses journées
passées à la maison : mettre du linge dans la machine, la faire tourner
puis l’étendre… Sans cesse il nettoie le sol, sali par ses allées et venues à
l’extérieur : elle sort sans arrêt pour fumer. Quand il est présent, tout
du moins. Car il sait qu’elle fume à l’intérieur, les fenêtres grandes ouvertes,
les jours où il est au travail.
Elle
fume, elle fume, elle ne peut s’en passer. Elle aime fumer, que ce soit nocif
elle s’en fiche, du moment que pour elle, cela soit un plaisir. Les paquets
coûtent cher, le prix augmente ? Tant pis ! Elle réduit légèrement sa
consommation si les finances viennent à manquer et s’y remet de plus belle dès
qu’elle a une rentrée d’argent. Quand elle n’a plus rien, elle lui quémande,
larmoyante, la valeur d’un paquet.
Elle
touche une mince allocation chômage, environ quatre cents euros, lui a-t-elle
dit. À raison d’un paquet par jour à sept euros l’unité, les comptes sont vite
faits : (7 x 7) x 4 = 196, soit la moitié de ses maigres revenus. L’autre
moitié est consacrée aux transports, à quelques courses, quelques effets
personnels… Et au reste.
Il
pense à cette époque pas si ancienne où les femmes restaient à la maison pour
s’occuper du foyer tandis que les hommes partaient travailler, gagner l’argent
du ménage. Personne n’y trouvait à redire, il y en avait assez pour deux, l’on
pouvait louer un grand appartement, ce n’était pas les tarifs d’aujourd’hui.
Lui,
avec son salaire d’aide comptable, il n’a jamais pu envisager d’autre logis
qu’un studio, comme celui qu’il a actuellement. Tout seul, ça peut aller, ça
lui suffit ! Mais à deux, avec cette femme qui lui rend la vie infernale,
qui ne fait rien de ses journées, à part…
Faire
un enfant ? Ils y avaient pensé. Ç’aurait été une solution transitoire,
alliant l’utile à l’agréable. Un enfant leur aurait permis d’obtenir un autre
appartement, avec un couloir, une cuisine, un salon, deux chambres, les WC et la
salle de bains séparés, peut-être un balcon, ou une terrasse…
Attendre
cet enfant, tous les deux. Qu’elle prenne soin de sa santé, qu’elle cesse de
fumer et tout le reste. Puis s’occuper du nouveau-né, se consacrer tout entière
à lui, oublier un temps ses recherches d’emploi, aimer pleinement ce petit être
qu’ils auraient fait ensemble, fonder une famille… Mais ça n’a pas marché. Elle
n’est jamais tombée enceinte, elle ne le souhaitait pas tant que ça, cet enfant
avec lui, de toute façon. Égoïste, nombriliste, irresponsable.
Ce
soir, il a peur. Il ne sait pas ce qui va l’attendre quand il ouvrira la porte
en arrivant chez lui. Elle pourra être calme, câline, charmante. Elle l’aura peut-être
attendu pour le dîner, la table sera mise, les bougies allumées, les plats
prêts à réchauffer. Ou alors, elle sera encore en pleine création culinaire, la
cuisine mise sens dessus dessous, et elle tourbillonnant, en plein milieu,
entre les plats, le four et les casseroles, apparemment contente de le voir.
Ce
qui le mettra en alerte, cependant, ce seront ses questions. Ce n’est pas qu’il
n’aime pas qu’elle le questionne, au contraire ! Par contre, si elle
commence à lui poser et à lui reposer deux fois, trois fois, quatre fois, cinq
fois les mêmes questions, sans vraiment écouter ses réponses, il saura que même
si tout paraît à peu près normal, elle n’est pas dans son état normal. Et là…
Il
se peut aussi qu’il la trouve devant son écran d’ordinateur ou devant la télé,
le regard dans le vague ou les yeux carrément fermés, quand elle n’est pas en
train de ronfler bruyamment, complètement partie, déconnectée, jouissant d’un
sommeil lourd, illusoire, artificiel. Son réveil en sera d’autant plus pénible.
Chez
lui, ce n’est plus vraiment « chez lui ». Il s’y sent mal, sur le
qui-vive, autant dérangé par sa passivité, son oisiveté, son inertie, que par
ses phases d’agitation verbales, gestuelles, parfois violentes. Il n’en peut plus,
de ce qu’elle lui inflige ; la vie ce n’est pas ça !
Il
sait qu’ils sont tous deux dans une impasse, qu’elle est en train de s’enfoncer,
d’aller au fond du trou. Lui, il lutte constamment pour ne pas sombrer. Il a un
mental fort, il tient le coup comme il peut. Il a tenté maintes et maintes fois
d’inverser la tendance, de la faire revenir du bon côté, celui de la vie, des
rires, des choses simples…
Un
combat inutile, il s’en rend compte à présent. Cela dure depuis trop longtemps,
c’est perdu d’avance ; ni rien ni personne ne pourra la faire changer si
elle ne le désire pas elle-même. Et lui est coincé là, avec elle sur les bras,
avec elle qui dégringole, qui l’entraîne avec lui, malgré tout, toujours un peu
plus bas.
Un
jour ou l’autre, il le sait, il lui faudra employer les grands moyens. Ça ne lui
plaira pas, ça lui fera du mal, mais il le faudra bien. Tant pis pour elle. Il
devra en passer par là : c’est la seule solution qu’il ait trouvée, pour
sa propre survie.
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