mercredi 22 janvier 2014

Les grands moyens

Ce soir, il a peur. Il ne sait pas ce qui va l’attendre quand il rentrera chez lui. Chez lui, ce n’est plus vraiment « chez lui ». Il s’y sent moins bien qu’avant. Avant, quand il vivait seul. Quand elle ne venait que le week-end, et c’était bien suffisant.

Depuis qu’il lui a proposé de l’héberger, elle est là tout le temps. Elle se trouvait dans une passe difficile, c’était légitime qu’il l’aide à s’en sortir ! C’était du dépannage, ça ne devait pas durer. Mais la situation s’éternise et rien ne change. Elle aurait même tendance à se dégrader.

Il ne supporte plus sa présence incessante, ni le matin quand il se prépare pour aller travailler et qu’elle dort encore, ni le soir quand il revient crevé et qu’il la trouve devant l’ordinateur ou devant la télé, les yeux hypnotisés par l’écran dans le meilleur des cas, ou alors dans un état comateux, affaissée sur la chaise de bureau ou allongée sur le canapé.

Pitoyable, pense-t-il. Affligeant, consternant, misérable. Il ne sait plus quoi faire pour éviter le naufrage, son naufrage à elle, car lui refuse de couler, de se laisser entraîner ; il résiste, tente de l’aider par tous les moyens possibles, de rester positif.

Elle habite chez lui, dorénavant, depuis bien trop longtemps. Elle habite chez lui : n’ayant pas assez d’argent pour louer un appartement, elle n’a pas d’autre endroit où aller en ce moment. Elle fait quelques courses, de temps en temps ; elle améliore le quotidien, comme elle lui dit, en souriant. Ça, c’est quand elle est bien lunée, quand elle a envie de lui faire plaisir.

Il lui arrive même de cuisiner pour lui. Elle s’avère alors plutôt bonne cuisinière. Il apprécie ses petits plats, que lui n’aurait ni la patience ni le courage de faire. Il la complimente, l’engage à cuisiner plus souvent, mange goulûment le saumon en papillote avec son riz sauce safranée, ou le rôti de porc aux pruneaux et sa purée aux truffes…

Quand il lui a ouvert sa porte, il pensait que c’était transitoire, qu’elle allait vite trouver un nouveau job. Il se voyait même quitter son petit appartement pour en louer un plus grand avec elle, ou une petite maison, à la campagne. Maintenant, ce qu’il souhaite, c’est qu’elle trouve à se loger ailleurs que chez lui, qu’elle prenne toutes ses affaires, qu’elle s’en aille, qu’elle le laisse tranquille.

De job, elle n’en a toujours pas trouvé. Ça ne va jamais, c’est trop loin, c’est sous-qualifié, c’est fatigant, ce n’est pas assez payé… Il lui dit que malgré la situation économique désavantageuse, il y en a quand même, du travail, qu’il suffit de chercher sérieusement, qu’il faut faire des concessions. C’est le lot de tout le monde, non ?

A-t-elle bien étudié toutes les possibilités du travail en intérim ? N’aurait-elle pas envie d’entamer une formation ? Il l’engage sur de nouvelles pistes, lui propose de nouvelles idées pour orienter ses démarches. La plupart du temps, elle l’envoie balader. Elle s’énerve, il s’énerve, le ton monte, ça éclate, ils se hurlent dessus, c’est insupportable. Il claque la porte, va faire un tour, passe la nuit chez un copain…

Quand il revient, le lendemain, elle se montre gentille avec lui, elle s’excuse, elle lui promet de faire des efforts, de tout mettre en œuvre pour décrocher quelque chose. Un stage, des ménages, de la manutention… N’importe quoi, pourvu qu’elle ait du travail. Il acquiesce, l’encourage à nouveau, il la serre dans ses bras, il l’embrasse.

Combien de temps encore va-t-il devoir payer seul le loyer, l’électricité, l’abonnement à Internet, l’assurance voiture ? Car il lui prête sa voiture, si elle en a besoin. Il y a l’essence, aussi. Et les courses du quotidien, pour l’alimentation, l’entretien de l’appartement…

C’est qu’il n’a pas un gros salaire. Oh, suffisamment pour vivre correctement, partir en vacances une semaine l’hiver à la montagne, quinze jours en été à la mer… Il a son abonnement annuel au club de sport, il s’offre quelques sorties, des soirées entre copains ou collègues de travail, s’achète des vêtements neufs deux fois par an, pendant les soldes…

Il ne se plaint pas, non. Il n’est pas malheureux. Au début, ça lui était égal, de tout payer. Elle était dans une mauvaise passe, il lui rendait service, il lui apportait son soutien, en attendant mieux. Il pensait sincèrement que les choses allaient s’arranger pour elle, pour eux.

Maintenant elle s’incruste, elle se cramponne ; pas moyen de lui faire lâcher prise. Une tique, voilà ce qu’elle est. Une assistée, une handicapée sociale. Peut-elle encore changer ? Veut-elle vraiment changer ? N’est-il pas trop tard ?

Au fur et à mesure que les jours passent, il doute qu’elle fasse les efforts nécessaires, qu’elle ait l’énergie pour se prendre en main, qu’elle ait l’envie de prendre soin d’elle. C’est dramatique. Sans cesse il range derrière elle, sans cesse il fait la vaisselle qu’elle a laissée dans l’évier, sans cesse il fait des lessives car le panier à linge déborde.

Elle n’est même pas capable de faire ces gestes élémentaires pendant ses journées passées à la maison : mettre du linge dans la machine, la faire tourner puis l’étendre… Sans cesse il nettoie le sol, sali par ses allées et venues à l’extérieur : elle sort sans arrêt pour fumer. Quand il est présent, tout du moins. Car il sait qu’elle fume à l’intérieur, les fenêtres grandes ouvertes, les jours où il est au travail.

Elle fume, elle fume, elle ne peut s’en passer. Elle aime fumer, que ce soit nocif elle s’en fiche, du moment que pour elle, cela soit un plaisir. Les paquets coûtent cher, le prix augmente ? Tant pis ! Elle réduit légèrement sa consommation si les finances viennent à manquer et s’y remet de plus belle dès qu’elle a une rentrée d’argent. Quand elle n’a plus rien, elle lui quémande, larmoyante, la valeur d’un paquet.

Elle touche une mince allocation chômage, environ quatre cents euros, lui a-t-elle dit. À raison d’un paquet par jour à sept euros l’unité, les comptes sont vite faits : (7 x 7) x 4 = 196, soit la moitié de ses maigres revenus. L’autre moitié est consacrée aux transports, à quelques courses, quelques effets personnels… Et au reste.

Il pense à cette époque pas si ancienne où les femmes restaient à la maison pour s’occuper du foyer tandis que les hommes partaient travailler, gagner l’argent du ménage. Personne n’y trouvait à redire, il y en avait assez pour deux, l’on pouvait louer un grand appartement, ce n’était pas les tarifs d’aujourd’hui.

Lui, avec son salaire d’aide comptable, il n’a jamais pu envisager d’autre logis qu’un studio, comme celui qu’il a actuellement. Tout seul, ça peut aller, ça lui suffit ! Mais à deux, avec cette femme qui lui rend la vie infernale, qui ne fait rien de ses journées, à part…

Faire un enfant ? Ils y avaient pensé. Ç’aurait été une solution transitoire, alliant l’utile à l’agréable. Un enfant leur aurait permis d’obtenir un autre appartement, avec un couloir, une cuisine, un salon, deux chambres, les WC et la salle de bains séparés, peut-être un balcon, ou une terrasse…

Attendre cet enfant, tous les deux. Qu’elle prenne soin de sa santé, qu’elle cesse de fumer et tout le reste. Puis s’occuper du nouveau-né, se consacrer tout entière à lui, oublier un temps ses recherches d’emploi, aimer pleinement ce petit être qu’ils auraient fait ensemble, fonder une famille… Mais ça n’a pas marché. Elle n’est jamais tombée enceinte, elle ne le souhaitait pas tant que ça, cet enfant avec lui, de toute façon. Égoïste, nombriliste, irresponsable.

Ce soir, il a peur. Il ne sait pas ce qui va l’attendre quand il ouvrira la porte en arrivant chez lui. Elle pourra être calme, câline, charmante. Elle l’aura peut-être attendu pour le dîner, la table sera mise, les bougies allumées, les plats prêts à réchauffer. Ou alors, elle sera encore en pleine création culinaire, la cuisine mise sens dessus dessous, et elle tourbillonnant, en plein milieu, entre les plats, le four et les casseroles, apparemment contente de le voir.

Ce qui le mettra en alerte, cependant, ce seront ses questions. Ce n’est pas qu’il n’aime pas qu’elle le questionne, au contraire ! Par contre, si elle commence à lui poser et à lui reposer deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois les mêmes questions, sans vraiment écouter ses réponses, il saura que même si tout paraît à peu près normal, elle n’est pas dans son état normal. Et là…

Il se peut aussi qu’il la trouve devant son écran d’ordinateur ou devant la télé, le regard dans le vague ou les yeux carrément fermés, quand elle n’est pas en train de ronfler bruyamment, complètement partie, déconnectée, jouissant d’un sommeil lourd, illusoire, artificiel. Son réveil en sera d’autant plus pénible.

Chez lui, ce n’est plus vraiment « chez lui ». Il s’y sent mal, sur le qui-vive, autant dérangé par sa passivité, son oisiveté, son inertie, que par ses phases d’agitation verbales, gestuelles, parfois violentes. Il n’en peut plus, de ce qu’elle lui inflige ; la vie ce n’est pas ça !

Il sait qu’ils sont tous deux dans une impasse, qu’elle est en train de s’enfoncer, d’aller au fond du trou. Lui, il lutte constamment pour ne pas sombrer. Il a un mental fort, il tient le coup comme il peut. Il a tenté maintes et maintes fois d’inverser la tendance, de la faire revenir du bon côté, celui de la vie, des rires, des choses simples…

Un combat inutile, il s’en rend compte à présent. Cela dure depuis trop longtemps, c’est perdu d’avance ; ni rien ni personne ne pourra la faire changer si elle ne le désire pas elle-même. Et lui est coincé là, avec elle sur les bras, avec elle qui dégringole, qui l’entraîne avec lui, malgré tout, toujours un peu plus bas.

Un jour ou l’autre, il le sait, il lui faudra employer les grands moyens. Ça ne lui plaira pas, ça lui fera du mal, mais il le faudra bien. Tant pis pour elle. Il devra en passer par là : c’est la seule solution qu’il ait trouvée, pour sa propre survie.

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