dimanche 18 novembre 2012

Portrait de f.


Trilogie bretonne, texte 3
Portrait de f.

8 septembre
L'été s'en va tout doucement, il ne fait déjà plus si chaud, les arbres prennent leurs teintes d'automne… Les souvenirs de vacances sont encore tout proches, mais ils commencent à s'estomper, à perdre de leur richesse, jour après jour.
Elles furent plutôt réussies, ces vacances, le soleil a brillé souvent. C'est ce qui domine, dans ses souvenirs : le bleu du ciel, la lumière éclatante, les couleurs franches des paysages…
Des paysages, elle en a plein la tête, elle s'en est imprégnée, elle s'en est nourrie, tout au long de l'été. Elle en a vu, des choses, elle a été active ! Elle est allée courir (c'est tout nouveau pour elle) sur les chemins de terre, autour de chez elle, au milieu des champs, des prés, des bois. C'est mieux que sur un stade ! Ses balades en vélo l'ont conduite près de l'eau : étangs, rivières, sentiers aménagés… En pédalant, tout de suite, on va plus loin !
9 septembre
Cet été, elle s'est offert de longues séances de spa dans cet endroit plutôt curieux, à vingt minutes en voiture, qu'elle avait découvert l'année précédente. C'était un grand hôtel, de construction récente, aux quatre étoiles ronflantes. Construit comme un château de contes de fées, selon une architecture mélangeant tous les styles, ne pouvaient y accéder que des touristes argentés, la plupart étrangers. Anglais, Américains, Belges, Suédois… Il fallait voir le prix des chambres !
Paradoxalement, l'accès au spa était possible aux personnes de l'extérieur, et pour une somme tout à fait raisonnable. Après la piscine, le jacuzzi, le sauna, la douche, le hammam, la piscine, le jacuzzi (elle y restait bien, en tout, deux heures), elle aimait, avant de repartir, monter sur l'immense terrasse pour admirer la vue exceptionnelle sur la campagne environnante, encore préservée de l'extension des villes nouvelles.
Délassée, le corps un peu ramolli mais l'esprit frais, elle regagnait ensuite le hall d'entrée où trônait une statue gigantesque du prince charmant. La boutique de merchandising se trouvait juste à côté. C'était étonnant, ce décalage entre ce qu'elle venait chercher ici, la détente, la paix intérieure, et cet univers luxueux, tape-à-l'œil, superficiel, auquel elle n'aspirait pour rien au monde. Elle était juste de passage, elle observait… Côté hammam et sauna, au moins, il n'y avait pas d'enfants hurlant, éclaboussant, sautant partout. En général, c'était plutôt calme, silencieux, reposant. Le soir, une fois rentrée chez elle, elle se couchait tôt et s'abandonnait vite au sommeil.
10 septembre
Il faut qu'elle y retourne, au spa du "Château des Rêves", cet automne, cet hiver ; elle doit prendre l'habitude d'y aller régulièrement, au moins une fois par mois… Oui, elle se promet de s'y rendre en sortant du travail, une veille de congé de préférence, afin de pouvoir dormir tout son saoul le lendemain… Elle l'inscrit dans son agenda, dans les priorités du mois d'octobre.
22 septembre
La solitude ne lui avait jamais pesé, bien au contraire. Elle aimait vivre seule. Elle s'était habituée et savait apprécier. Cela ne la dérangeait pas de faire des choses en étant seule, au moins elle se sentait libre, elle n'avait pas à compter sur les autres, à subir des contraintes… Non, la situation lui convenait ainsi. Évidemment, de solitaire à égoïste, le pas était facile à franchir, elle le reconnaissait, mais ne s'en formalisait pas. Pour le moment, c'était ainsi.
28 septembre
Au début de ses vacances d'été, elle avait revu avec plaisir plusieurs de ses amies, à l'occasion d'un repas, d'un concert, d'une fête… On s'enrichit, au contact des autres. On partage des ressentis, des expériences, on échange des lectures, des albums, des films… Elle regrettait de ne pas voir ces personnes plus souvent, de ne pas se montrer plus disponible. Mais tout le monde avait sa vie, ses amours, ses hobbies, ses projets ; c'était déjà important de maintenir le contact et d'être ensemble de temps en temps, même pour de courts moments.
Elle avait évoqué son projet de fête, celle qu'elle organisait tous les ans fin septembre, dans son jardin. Elle n'y avait jamais dérogé depuis qu'elle habitait là, c'était une devenu une tradition ! A priori, il y aurait plus de monde qu'à l'édition précédente ; ce serait bien de voir tous ces gens qu'elle affectionnait, réunis pour la journée. Et voilà, que le temps passait vite ! Les vacances étaient finies depuis longtemps… La fête avait eu lieu dimanche, le soleil tapait fort, sur la terrasse, il a fallu prêter des chapeaux aux invités… Ils avaient fière allure, elle les a pris en photo !
29 septembre
C'était bien, cet été… Elle avait décompressé tout au long de juillet, menant une vie paisible, avec le moins de contraintes possible… Elle s'était reposée, tout en restant active, mais attention, une seule chose à la fois, pas trop à faire dans une même journée. Il y aurait demain, après-demain, la semaine prochaine… Pas d'affolement !
Il lui était agréable de rester tranquillement dans son jardin, qu'elle entretenait de façon régulière mais sans trop forcer, le principal étant qu'il soit beau, tout en restant "sauvage". Après une heure ou deux de jardinage et une bonne douche, elle profitait des fruits de son travail, calée dans un transat.
Elle y lisait presque tous les après-midi, dévorant des romans noirs, truffés de crimes infâmes, commis par des personnages complètement ravagés, à la santé mentale défaillante… Ça la tenait de la première à la dernière page, même des pavés, elle en redemandait ! À peine sortait-elle d'une histoire particulièrement glauque, avec un commissaire suédois, qu'elle replongeait dans une autre, tout aussi terrible, qui se passait à Lille…
1er octobre
Les jours raccourcissent dangereusement, elle ne peut plus, en rentrant du travail, aller au fond de son jardin profiter des derniers rayons de soleil. L'ombre a déjà tout envahi, il fait trop frais, elle aurait froid. Même si les journées restent chaudes, presque trop, d'ailleurs. Quand il pleut, ce sont des orages, courts mais violents.
Elle se souvient être partie le 26 juillet, laissant derrière elle, avec un petit pincement au cœur, son jardin luxuriant et surtout ses trois chats. Ses amours de petites bêtes, si attachantes, qui égayaient son quotidien ! On viendrait les nourrir, en son absence, elle n'avait pas à s'inquiéter…
C'était toujours un peu difficile, pour elle, de quitter son domicile, de s'en aller même quelques jours. Mais une fois franchis les premiers cent kilomètres, elle changeait d'état d'esprit, se trouvant tout à coup une âme d'aventurière, ayant soif de découverte, de nouveautés, de changements…
2 octobre
On était fin juillet, elle allait le retrouver, lui, son ami, dans sa maison de Bretagne, où il séjournait avec sa grand-mère depuis une quinzaine de jours. Elle en était heureuse à l'avance, elle était impatiente ; ils étaient restés plusieurs semaines sans se voir. Ils s'appelaient souvent, presque tous les soirs. Il lui racontait ses journées bretonnes, pluvieuses un jour sur deux, il lui disait qu'il avait hâte de la revoir. Elle lui répondait qu'ici il faisait beau, qu'elle courait, qu'elle allait à la piscine, qu'elle s'était remise au vélo, qu'elle aimerait bien en faire avec lui au cours de leurs vacances… À deux, ce serait mieux !
Depuis mi-juillet, il tenait compagnie à la vieille dame, quatre-vingt-neuf ans cette année. Odette venait passer là tous ses étés depuis l'achat de la petite propriété avec son mari Gabriel, au début des années soixante-dix. Elle n'avait pas voulu renoncer à son séjour en Bretagne, malgré sa santé devenue précaire ces derniers mois, sa plus grande faiblesse…
Il avait pris le relais de son père, Pierre-André, qui était là depuis fin juin. Odette ne pouvait plus vivre seule, il lui fallait constamment une présence à ses côtés, une aide dans les tâches quotidiennes les plus simples… Pierre-André avait véhiculé Odette jusqu'à son lieu de résidence estivale puis était resté sur place une quinzaine de jours, avec sa compagne. Il fallait aider Odette à s'installer, remettre la maison en état de marche (personne n'y était venu depuis Pâques), remplir le frigo et le congélateur, préparer de bons repas… Puis, Pierre-André retournant à ses affaires, c'est lui qui était arrivé en Bretagne pour veiller sur Odette.
5 octobre
Il s'occupait de sa grand-mère du mieux qu'il pouvait, était très présent auprès d'elle, lui préparait son petit-déjeuner, ses repas du midi et du soir… La plupart du temps, Odette dînait juste d'une soupe aux légumes instantanée, tandis que lui s'offrait un menu bien plus consistant ! À base de poisson, de saucisson, de fromage, de pâte à crêpes… Il sortait Odette en voiture, l'emmenait au restaurant, à la crêperie, ils allaient voir la mer, faisaient quelques pas sur la plage, il lui proposait son bras… Odette marchait lentement, il fallait être patient.
Il adorait faire ses petites courses chez les commerçants du bourg (il manquait toujours quelque chose), il prenait du pain frais, achetait ses cigarettes et le journal régional, allait le lire au bar crêperie La Galettière en sirotant un petit noir… Odette aurait adoré venir avec lui, elle insistait pour qu'il l'emmène dans sa grande surface préférée acheter une bricole, n'importe quoi, pourvu qu'il cède à sa demande. Elle ne voulait pas aller au centre commercial le plus proche, non, mais là où elle se rendait du temps de son mari, Gabriel, mort déjà depuis une dizaine d'années. Elle y avait "ses habitudes", ça lui aurait tant fait plaisir d'y retourner !
À chaque fois, il lui disait non. Non, ce n'était vraiment pas possible, mamie. Il préférait y aller seul ! Et là où ça l'arrangeait, c'est-à-dire au plus près ! Des courses avec Odette qui ne marchait plus bien, qui devenait miro, qui perdait la tête… Dans un grand magasin, c'eût été un calvaire, une perte de temps inutile ! Odette pestait un moment contre son petit-fils, puis elle oubliait. Mais elle revenait à la charge, à chaque fois il tenait bon. Non et non, c'est non, mamie, je t'ai dit non. Il lui proposait alors de l'emmener manger quelque part, en ville ou en bord de mer ; au moins cela avait-il un côté agréable pour lui et elle paraissait contente, elle aimait sortir.
6 octobre
L'hiver dernier, les deux chats d'Odette, frère et sœur, étaient morts à quelques mois d'intervalle. Elle en avait été très affectée et n'avait pas quitté son lit pendant des semaines, refusant de s'alimenter, avalant des cachets (tranquillisants, somnifères, anxiolytiques…) en quantité bien plus importante que celle stipulée sur les ordonnances. Elle décrétait vouloir mourir elle aussi.
C'est pendant cette période froide et brumeuse, en début d'année, qu'il était venu voir plus régulièrement sa grand-mère. Alerté par son état de santé, son moral au plus bas, sa perte de repères dans une journée (elle émergeait vers midi ou même plus tard s'il n'y avait personne pour la réveiller), il voulait l'aider à remonter la pente. Il ne pouvait pas la laisser comme ça, il se sentait redevable, responsable, investi d'une mission envers elle.
Il se disait que s'il ne le faisait pas maintenant alors qu'elle en avait besoin, s'il ne lui venait pas en aide alors qu'elle s'était occupée de lui quand il était petit, il s'en voudrait pour le restant de sa vie. Il sentait bien qu'elle déclinait, qu'elle n'était plus aussi vaillante, aussi alerte.
Combien lui restait-il d’espérance de vie ? Un an ? Deux ans ? Aujourd'hui on mourait souvent centenaire, Odette tiendrait-elle encore le coup cinq ans ? Dix ans ? En tout cas elle prévoyait déjà d'organiser une fête somptueuse, en février prochain, pour ses quatre-vingt-dix ans. Elle avait commencé à faire la liste des invités, à dresser un plan de table, à réfléchir à un menu.
9 octobre
Au téléphone, un peu avant qu'elle ne le rejoigne, il lui avait dit que sa grand-mère faisait des efforts envers lui pour être aimable, qu'elle se montrait bien moins exigeante que par le passé. Il était libre de ses mouvements plusieurs fois dans la journée, en fin de matinée quand il partait au bourg, parfois en vélo, et l'après-midi juste après déjeuner, quand Odette faisait la sieste.
Il allait à la plage si la météo s'y prêtait, tenait à se baigner, à prendre le soleil, il était tout de même en vacances ! Et dans un joli coin ! Allongé sur sa serviette, il lisait le même genre de littérature qu'elle, des enquêtes policières assez sordides, avec des serials killers, des profilers, de pauvres victimes innocentes. Ils se repassaient les livres, en parlaient ensemble…
Il attendait avec impatience l'arrivée de son amie. Vivre avec une vieille dame, au jour le jour, n'était pas franchement palpitant. Il s'ennuyait d'elle, il avait envie qu'elle soit là… Ils iraient faire de grandes balades, il l'inviterait à un dîner en amoureux, ils seraient ensemble, toute la journée, toute la nuit… Son corps accueillant chaud et soyeux, tout en courbes, tout en rondeurs, lui manquait cruellement. Vivement qu'elle soit là, avec lui !
10 octobre
Odette lui racontait toujours les mêmes histoires, des souvenirs vieux de cinquante, soixante, soixante-dix ans, parfois plus… C'est qu'elle était née en 1920 ! Il connaissait tous ses souvenirs par cœur, son discours n'avait pas varié d'un iota depuis qu'il était en âge de l'écouter. Elle employait toujours les mêmes mots, conservait les mêmes tournures de phrases. Les mêmes anecdotes revenaient continuellement, plusieurs fois dans la même journée, il lui fallait acquiescer aux mêmes chutes, rire un peu pour lui faire plaisir, surenchérir, lui demander des détails, la faire rebondir…
Perdue dans les dédales de ses souvenirs quand elle avait trop parlé, qu'elle était fatiguée, elle mélangeait les époques, ne savait plus où elle en était, se sentait perdue, tout à coup. Elle s'adressait à son petit-fils comme à un neveu, à un cousin, à Pierre-André (son gendre à elle), ou même comme à son mari, le défunt Gabriel… Il devait alors lui rappeler qui il était, comment il s'appelait, pourquoi il était ici avec elle, qu'on était en juillet 2009. Elle finissait par reprendre ses esprits, se mettait à le taquiner, à lui raconter les mêmes blagues… Il gardait son calme, prenait les choses avec philosophie. Ce n'était pas drôle, de vieillir.
11 octobre
Il pense qu'il aurait préféré revenir ici, aujourd'hui, dans d'autres circonstances, même si ça lui fait plaisir de s'y trouver avec son frère cadet et son père. Ils n'étaient pas si souvent réunis, tous les trois. Ils s'étaient même fâchés, son frère et lui. Leurs relations ne s'étaient améliorées que très récemment. Ils communiquaient sans se bouffer le nez depuis qu'ils s'étaient revus, contraints, forcés, au cours de la deuxième quinzaine d'août.
Le temps est toujours aussi pluvieux, mais il fait étrangement doux, c'est moite, tendance tropicale… Bientôt la mi-octobre ! Il faisait frais, en Bretagne, au mois de juillet ; il y avait du vent, en plus de la pluie. On portait volontiers le pull, le pantalon, les chaussures (ou même les bottes), les chaussettes… Et pour sortir sous les intempéries, il valait mieux être correctement équipé !
Afin de profiter de l'extérieur sans être immédiatement trempé comme une soupe, il s'était procuré, en soldes, un vêtement de pluie en Gore Tex, de couleur noire, avec une capuche qu'il pouvait plier à l'intérieur du col. Cela lui avait changé la vie ! La pluie perlait sur le tissu sans l'imprégner, le laissant sec… C'était à la fois imperméable et respirant ; même en peinant sur son vélo, il ne transpirait pas… Il avait chaud mais pas trop, la matière était souple, légère… Une vraie merveille ! C'était vraiment l'élément indispensable à avoir en Bretagne.
12 octobre
Il pleut encore, aujourd'hui, et ça n'a pas l'air de vouloir s'arrêter ! Elle repense au dernier été en Bretagne, à ces jours particulièrement gris, venteux, pluvieux. Il avait fait l'acquisition d'une veste imperméable certifiée Gore Tex, idéale pour sortir sous les intempéries. Il lui en avait tellement vanté les mérites qu'elle aussi s'achèterait un vêtement approprié, le lendemain de son arrivée. Le ciel, déjà très nuageux la veille, prenait des allures sombres et menaçantes ; la météo annonçait de la pluie pour les jours à venir.
Il l'avait emmenée au grand magasin d'articles de sport : les soldes continuaient, mais le choix était plus restreint. Elle dénicha un manteau, avec capuche amovible, de couleur rouge vif (elle aurait préféré quelque chose de moins voyant, marron ou noir). Cintré à la taille, il lui allait à ravir ! Elle avait pu, dès la sortie (il pleuvait à verse), tester le phénomène des gouttes perlant puis ruisselant sur le tissu, sans le mouiller. Elle serait bien protégée.
En à peine deux jours, elle avait acquis deux vêtements rouges, une couleur qu'elle portait peu ; elle était plus généralement en noir ou en bleu. L'été, sa garde-robe se teintait de rose, de tons pastel… Le jour même de son arrivée, Odette lui avait offert un pull marin, en pure laine vierge, rouge, sans rayures, avec une ancre sur les boutons, sur le côté. C'était son pull à elle, elle ne le portait plus (il grattait un peu), alors cela lui faisait plaisir de le lui donner. Odette savait qu'elle voulait un pull marin, son petit-fils lui en avait glissé deux mots… Elle alla l'essayer, il lui allait parfaitement. Il lui faudrait juste porter, en dessous, des tee-shirts à manches longues ; effectivement, la laine, épaisse, rêche, irritait sa peau au niveau des bras et du cou.
Ils avaient passé de bons moments, tous les deux, lors de leurs escapades, ou tous les trois, avec Odette. Malgré la sympathie qu'elle avait pour la vieille dame, elle gardait ses distances, craignant qu'elle la prenne en otage, qu'elle lui fasse du chantage affectif… Odette avait essayé, déjà. Elle avait esquivé. Dans l'ensemble, tout s'était bien passé. Elle gardait d'excellents souvenirs de ces quelques jours là-bas dans la maison d'Odette, de leurs sorties, de leurs conversations, de l'air marin, des paysages resplendissants, sous la grisaille ou quelques fois le soleil, lorsqu'il voulait bien se montrer.
13 octobre
Ils n'ont pas chômé durant ces quatre jours. Ils se sont amusés, certes, ont engouffré des tonnes d'huîtres et de galettes, ont bu des litres de bière, entre hommes… Ils se sont retrouvés dans des circonstances difficiles, mais au moins, ils se sont retrouvés, ils se sont ressoudés. Pierre-André accompagné de ses deux fils, cela ne s'était pas vu depuis longtemps ! Ils ont vécu de bons moments, parfois très émouvants.
Il avait fallu jeter des sacs poubelle entiers de tout ce qu'elle gardait dans ses placards, dans ses tiroirs, dans toutes ces boîtes, de toutes les formes, de toutes les tailles. Des clous, des vis, des fusibles, des bougies, des stylos, des tickets de caisse, des pense-bêtes, des flacons vides, des bocaux, des conserves périmées… Une multitude d'objets paraissant tellement inutiles, dérisoires, incongrus… Ils ont dû s'occuper de ses vêtements, de son linge, de sa vaisselle, démonter les meubles, descendre ceux du premier étage… Des gens sont passés, certains ont acheté, qui une table basse, qui des chaises, un fauteuil, le canapé…
Ils ont chargé le camion, ça leur a pris du temps (tout un art si l'on veut que tout rentre, que tout soit bien calé), ils sont retournés voir une dernière fois la mer avant d'amorcer leur retour sur Paris… La plage était vraiment magnifique, ça allait lui manquer. Un jour de soleil particulièrement doux, il était même allé se baigner.
Maintenant il est chez lui, avec un nombre considérable de cartons à trier, remplis de toutes ces choses qu'il n'a pas voulu jeter, qu'il compte garder, donner, vendre… Ce bric-à-brac vient s'ajouter à celui de Ville d'Avray. L'appartement était en viager et le bénéficiaire pressé d'emménager. Sa mère était venue plusieurs jours, ils avaient tout vidé… Ça n'avait pas été, déjà, de tout repos. Il y en avait là aussi, de ces choses à jeter ! Et puis toutes ces vieilles photos, tous ces souvenirs…
Il se sent épuisé, il ne sait pas par où commencer. Il voudrait que tout soit déjà terminé, mais il sait qu'en général, ce genre d'affaire dure au moins six mois. Toutes ces allées et venues chez le notaire, chez l'huissier, auprès des banques… Respecter les procédures, fournir des signatures, apporter des pièces justificatives… Ça lui prend toute son énergie, il n'en dort pas, malgré toute cette fatigue qui s'accumule, depuis deux mois.
14 octobre
Il l'appelle, la rappelle, laisse des messages mais elle ne répond pas. Est-elle sortie ? Elle ne veut peut-être pas lui parler ? Elle ne veut plus le voir ? Il se sent extrêmement seul dans son appartement encombré, surchargé, gavé des objets d'une personne morte. Ça lui agit sur le moral. Il est tendu, à fleur de peau, il lui faut encaisser toutes ces épreuves, les unes après les autres. Il espère bien venir chez elle, le week-end prochain. Il a besoin de se détendre, de se trouver dans des bras bienveillants, réconfortants, pourquoi pas caressants… Elle l'appellera demain, c'est sûr !
16 octobre
Aujourd'hui cela fait exactement deux mois qu'Odette est partie. Elle a quitté la vie de la plus belle façon qui soit, dans son sommeil, sans souffrir… Ça s'est passé si simplement : s’endormant le soir, elle ne s'est pas réveillée le lendemain. Une belle façon de tirer sa révérence, plutôt que de mourir à petit feu à l'hôpital ou en maison de retraite ! Au moins, elle a bien profité de ses dernières vacances, entourée de ses proches. La mort l'a un peu attrapée par surprise, car sa santé se maintenait, même faiblement.
Elle paraissait en forme quand ils l'avaient quittée. Zineb était arrivée, ils étaient allés la chercher la veille au soir à la gare, Odette faisait partie du voyage… Zineb prenait le relais pour tenir compagnie à Odette, elle s'occuperait de tout, les deux amoureux pouvaient partir tranquilles !
Il se souvient du dimanche 16 août, de leur retour de Belgique, où ils avaient passé une quinzaine de jours, entre Bruges et Bruxelles. Ils s'étaient arrêtés sur une aire d'autoroute, ils étaient fatigués, ni l'un ni l'autre ne se sentait en état de conduire. Ils avaient tous les deux besoin d'une petite sieste réparatrice… C'est au cours de cette pause qu'ils avaient rallumé leur téléphone portable. Ils venaient de passer la frontière, ils pouvaient de nouveau capter les appels, interroger leur messagerie… Dur retour à la réalité, au quotidien, adieu l'insouciance. Pierre-André leur avait laissé à chacun plusieurs messages, où il était question d'Odette, de son décès soudain.
Ce qu'il appréhendait depuis plusieurs mois déjà était en train d'arriver. Avec la mort d'Odette, c'est tout un pan de l'histoire familiale qui allait être ébranlé, il le savait. Il lui faudrait affronter sa mère, revoir son frère, traiter avec des gens qu'il méprisait. Il aurait besoin d'être épaulé, il lui demanderait son soutien, à elle. Il se confierait, elle saurait l'écouter, elle le consolerait… Elle lui donnerait la force de continuer, malgré le marasme. La tempête finirait par passer.
Elle l'avait accompagné à l'enterrement, il lui en était sincèrement reconnaissant. Ce matin-là, ils avaient rendez-vous chez son frère, en proche banlieue. Ils ne s'étaient pas vus depuis au moins cinq ans, ils s'étaient juste parlé au téléphone, les jours précédents. Pierre-André était là bien sûr, ils avaient bu un café sur la petite terrasse, le jour se levait, ils étaient tous les quatre d'un calme étrange. Rendez-vous au funérarium, puis à l'église, puis au cimetière… C'est ainsi qu'ils avaient suivi Odette jusqu'à sa dernière demeure. Ensuite, vers midi, la famille s'était retrouvée dans son appartement de Ville d'Avray. On avait bu l'apéritif en échangeant des souvenirs liés à la défunte, on avait ouvert les albums photos, tout le monde y allait de son commentaire… Lui il n'était pas dupe, ce qui les intéressait avant tout, il le savait, c'était l'argent.
17 octobre
Aujourd'hui elle écrit, elle consacre son temps à ça, elle doit le faire, elle n'a pas d'autre choix. C'est pour cela qu'il ne viendra la voir que demain, elle ira le chercher à la gare, en fin de matinée. C'est impératif, elle doit finir ce qu'elle a commencé. Sur le coup, il l'a mal pris, son souhait d'être seule une partie du week-end. Lui il voulait venir deux jours ! "Tu ne veux plus me voir, c'est ça ?" Il doutait, soudain.
Elle l'a rassuré, elle s'est justifiée. Il fallait qu'il accepte cet état de fait, qu'il soit compréhensif. Il la connaissait bien, elle n'était pas en train de le mener en bateau… Elle était sincère, elle avait réellement besoin de son samedi pour écrire. Le matin, elle devait s'acquitter des corvées nécessaires, vaisselle, ménage, courses en grande surface, rangement des achats… Une fois tout en ordre, après avoir bien déjeuné, elle serait enfin disponible pour mener à bien son entreprise.
À l'écoute des messages de Pierre-André lui annonçant la mort d'Odette, son ventre s'était serré, elle s'était sentie triste, soudain. Quelque chose s'écroulait, les jours qui viendraient ne seraient sans doute pas les meilleurs. Elle appréciait la vieille dame, la trouvait attachante, elles s'étaient plutôt bien entendues, elle pensait la revoir à l'automne… Ce qui la rendait d'autant plus triste, c'était d'imaginer les conséquences que son décès allait représenter pour lui, le poids qu'il lui faudrait porter, les affaires qu'il aurait à régler. On allait déterrer de vieilles histoires de famille, il y aurait des rancœurs, des affrontements, des procès d'intention, des procès tout court. Il avait assuré deux déménagements… C'était beaucoup pour un seul homme.
Elle comprend qu'il se sente au bout du rouleau. Elle espère qu'il va s'en tirer, qu'il n'y laissera pas trop de plumes. Elle va continuer à le soutenir, à l'épauler, à lui changer les idées quand ils seront ensemble.
Elle pense souvent à la dernière scène, celle de ses adieux avec Odette, en robe de chambre, sur la terrasse, devant la maison. Zineb était là aussi, en pyjama, elle buvait son thé, assise sur une chaise de jardin, au soleil. Pour tout le monde, à ce moment précis de la matinée, c'était juste un au revoir ! Ils partaient vers le Nord, la Belgique, peut-être les Pays-Bas. Ils avaient très envie de visiter Delft.
Ils vont partir, tout est prêt. On se sourit, on s'embrasse, on se tient dans les bras… Elle remercie à nouveau la vieille dame pour le pull marin, un cadeau très utile ; là où ils vont, il risque de faire frais ! Elle se souvient très bien de ce qu'Odette lui a dit, juste avant qu'ils ne montent en voiture. Elle avait été très contente de la recevoir, ce petit séjour leur avait permis de mieux se connaître, elle espérait la revoir bientôt. S'ils le voulaient, à leur retour de Belgique, ils pouvaient repasser par la Bretagne, ça lui ferait plaisir…
Ce n'était pas la première fois qu'Odette exprimait cette envie, ils n'avaient pu lui répondre que par la négative. C'était tout bonnement impossible, ils avaient des impératifs, ils devraient rentrer. Leurs vacances se terminaient le 16 août, pas le 31 ! La vieille dame avait du mal à comprendre ce qui les en empêchait.
Maintenant, elle regrette un peu de ne pas avoir dit oui à Odette, quand elles se sont quittées. Oui, ils feraient leur possible ; oui, ils reviendraient quelques jours. Qu'est-ce que ça lui coûtait ? Qu'est-ce que ça aurait changé ? Elle aurait pu lui donner un peu d'espoir, au lieu de lui asséner un non catégorique, pas très aimable, comme elle sait si bien le faire. Mais elle n'a jamais su mentir.
C'est l'automne, les premières gelées ont eu lieu dans la nuit de mercredi à jeudi. Le matin il y avait du givre sur sa voiture, elle avait dû gratter avant de partir au travail. Aujourd'hui elle reste chez elle, bien au chaud, ses chats dorment paisiblement. Elle n'est plus aussi souvent dehors, elle passe volontiers des heures devant son ordinateur. Elle écrit. Demain il sera là, elle ira le chercher.
















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