Trilogie bretonne, texte 2
Marie-Thérèse
C'étaient nos premières vacances
d'été, nous nous connaissions depuis le printemps. Nous avions mis le cap vers
l'Ouest, d'abord en Mayenne, pour le festival musical "Les 3
éléphants" à Lassay-les-Châteaux. Le cadre était enchanteur et verdoyant,
nous y avions passé d'excellents moments.
Ensuite, direction la Bretagne, et plus précisément, le Morbihan. J'étais souvent venue en vacances en Bretagne, je connaissais bien l'Ille et Vilaine, les Côtes d'Armor, surtout le Finistère, très peu le Morbihan. J'étais partante pour découvrir de nouveaux endroits avec toi. Plus tard nous irions près de Lannion, voir un couple de mes amis, leur petite fille venait d'avoir un an.
Les premiers jours se sont passés sous la pluie, avec une expérience de camping en bord de mer pas vraiment concluante. Une grande étendue de sable sale, pas un arbre, de maigres buissons, la promiscuité, des sanitaires laissant à désirer… Nous sommes allés visiter Vannes toute une journée : temps gris, ciel menaçant, fraîcheur de l'air, humidité… Ce qui ne nous a pas empêchés d'apprécier la vieille ville, ses maisons à pans de bois, très décorées, ses jolies rues pavées, animées, rehaussées par les couleurs vives des parapluies et des cirés…
Ensuite, direction la Bretagne, et plus précisément, le Morbihan. J'étais souvent venue en vacances en Bretagne, je connaissais bien l'Ille et Vilaine, les Côtes d'Armor, surtout le Finistère, très peu le Morbihan. J'étais partante pour découvrir de nouveaux endroits avec toi. Plus tard nous irions près de Lannion, voir un couple de mes amis, leur petite fille venait d'avoir un an.
Les premiers jours se sont passés sous la pluie, avec une expérience de camping en bord de mer pas vraiment concluante. Une grande étendue de sable sale, pas un arbre, de maigres buissons, la promiscuité, des sanitaires laissant à désirer… Nous sommes allés visiter Vannes toute une journée : temps gris, ciel menaçant, fraîcheur de l'air, humidité… Ce qui ne nous a pas empêchés d'apprécier la vieille ville, ses maisons à pans de bois, très décorées, ses jolies rues pavées, animées, rehaussées par les couleurs vives des parapluies et des cirés…
Le lendemain matin nous avons
plié bagage, en quête d'un nouveau lieu de résidence, plus agréable et plus
serein, peut-être un peu plus dans les terres ? Je n'étais pas venue ici que
pour voir la mer ! De toute façon, la mer n'était jamais loin, dans le
Morbihan. Je le constaterais au fil de nos balades, à pied ou en voiture :
on la rencontrait toujours, à un moment ou à un autre, au détour d'un chemin,
d'une route sinueuse…
Après avoir un peu tourné, un peu
hésité, nous nous sommes retrouvés au camping municipal de Sainte-Anne d'Auray,
en pleine nature. Nous avons replanté ma tente deux places dans l'herbe
touffue, sous de grands arbres ; les emplacements étaient grands, nous serions
tranquilles… Cette petite tente, je l'avais utilisée seule, jusqu'à présent. Je
n'étais pas très équipée, j'avais juste le minimum, j'aimais vivre "à la
dure" pendant quelques semaines, l'été. Matelas en mousse, duvet, lampe,
petit camping-gaz, nattes en coco pour s'asseoir, nappe posée à même le sol
pour le petit-déjeuner… Pas de table, pas de chaises, pas de glacière. Pour les
deux autres repas de la journée, c'était pique-nique ou restaurant, puisque je
n'avais pas de quoi me faire à manger correctement !
Cet été-là, je suis partie avec
toi de la même façon que si j'étais partie seule, te faisant partager un mode
de vie auquel tu n'étais pas coutumier. Tu avais peu campé, tu ne savais pas si
ça allait te plaire… Mais quelque part tu m'as fait confiance et je crois bien
que ça t'a plu. Pourtant, cet été-là, notre premier été ensemble, nous avions
oublié d'emporter des oreillers. Pour dormir, nous mettions des serviettes, des
vêtements pliés sous notre tête, ce n'était pas très confortable ! Nos
matelas étaient fins, le sol un peu dur, nous aurions été mieux installés sur
un grand matelas gonflable ! J'en avais un chez moi mais je ne l'avais pas
pris, pensant qu'il ne rentrerait pas dans la tente… Peu importe, nous étions
bien, tous les deux. L'été suivant, nous repartirions à peu près dans les mêmes
conditions, matelas et oreillers en sus, comble du luxe ! Nous irions de
nouveau en Bretagne, mais du côté de Saint-Malo.
De toute façon, cet été-là, le
premier que nous passions à deux, je serais allée n'importe où avec toi. Nous
avions atterri dans la région d'Auray et ce n'était pas par hasard, finalement.
Ta maison de famille ne se trouvait qu'à une vingtaine de kilomètres, près de
Carnac et de Quiberon, pas très loin de la mer. Tu venais là en vacances depuis
ta naissance, nombre de tes souvenirs d'enfance y étaient rattachés. Tu
connaissais beaucoup d'endroits aux alentours, tu m'as dit que ça te ferait
plaisir de me montrer tous ceux que tu aimais.
Tu m'as emmenée là-bas un soir,
après une journée passée à nous promener : Etel, Le Bono, La
Trinité-sur-Mer, Port-Louis… Nous avions pris l'apéritif à Saint-Goustan, un
petit port typique que tu adorais, avec ses rues escarpées, ses maisons
médiévales, son vieux pont en pierre… Nous étions en terrasse, il y avait
encore du soleil, mais il faisait déjà frais. Moi, j'avais vite froid. Il me fallait
toujours un pull ! Tu m'avais déjà parlé de l'endroit, tu voulais y aller
avec moi… Tu m'avais mis l'eau à la bouche en affirmant que j'allais goûter aux
meilleures galettes du monde. Marie-Thérèse était une déesse, on venait de loin
pour manger chez elle, c'était toujours plein.
J'avais hâte, maintenant, de
déguster ces incroyables galettes à la recette tenue secrète par la maîtresse
des lieux ! Ses crêpes aussi valent le détour, m'avais-tu dit, comme celle aux
pommes avec du caramel au beurre salé… Et les flambées ! Nous avons
terminé notre cidre et nous sommes retournés vers la voiture. Nous avions
faim ! Ce n'était pas très loin, nous y serions vite ! Il faudrait
quitter Auray direction Belz, rouler un peu, nous verrions la crêperie à
droite, au bord de la route, près de Locoal-Mendon, ce serait indiqué…
Voilà, nous y étions enfin, chez
Ty Baron ! Nous nous sommes garés après avoir tourné un peu en quête d'une
place. Le parking, sous les arbres, était bien rempli ; y stationnaient
des véhicules de toutes sortes, aux plaques minéralogiques variées. C'était
l'été, le mois d'août, il y avait beaucoup de vacanciers. Des 56 aussi, des 35,
des 29, des 22… Des Bretons, quoi ! Tu disais que c'était un signe qui ne
trompait pas. Quand les "autochtones" fréquentaient le lieu, ça
témoignait d'une valeur sûre. Dans les endroits pour touristes, ne venaient…
que les touristes.
Quelques pas et nous y serions.
C'était une grosse chaumière aux volets peints en rouge, aux fenêtres encadrées
par de petits rideaux blancs, en crochet ou en dentelle. Des géraniums étaient
suspendus ici et là ; il y avait aussi, le long des murs, des hortensias
généreusement fleuris. À l'intérieur, la lumière était jaune orangée, comme
éclairée à la bougie ou aux lampes à pétrole. Nous entendions déjà le ton
joyeux des conversations, le cliquètement des couverts dans les assiettes, le
tintement des verres. D'agréables fumets, sucrés salés, de bon beurre frais
doucement rissolé, parvenaient à nos narines, nous faisant saliver. L'endroit était
plein à craquer, que de gens attablés ! La réputation des lieux n'était
plus à faire !
On nous a installés près de
l'entrée, dans un recoin, il n'y avait plus de place ailleurs. Peu importe, du
moment que nous pouvions manger ! Qu'on ne soit pas venus pour rien ! La
table et les bancs en bois sur lesquels nous étions assis avaient l'air très
ancien. Tout semblait très ancien, ici. Le cadre ne semblait pas avoir bougé
depuis des décennies. Des outils traditionnels étaient accrochés un peu partout
sur les murs en pierre brute. Il y avait de vieilles photos encadrées, des
poupées, des meubles d'un autre âge, des armoires, des maies, des malles… Nous
nous serions crus dans un musée. Nous mangerions une autre fois dans la
"vraie" salle de restaurant, très décorée, à la charpente en bois
massif, à l'imposante cheminée. Nous reviendrions, sans aucun doute.
Pour ce premier soir, nous
faisions "avec". Nous avons commencé par trinquer avec une bouteille
de cidre artisanal, très goûteux. J'ai vite eu les joues rouges, l'esprit
pétillant, les oreilles chaudes. Nous attendions nos galettes avec
impatience ! Sur le menu, tout avait l'air si bon ! Ai-je pris ce
soir-là une "boudin oignons pomme", ou alors une "andouille
oignons fromage" ? Et toi, avais-tu craqué pour une "saucisse
œuf tomates" ou une "jambon œuf fromage" ? Notre palais
approuverait, nos papilles l'affirmeraient, les galettes de Marie-Thérèse
étaient en tout point succulentes. La pâte épaisse, moelleuse, était cuite à
point. Quel plaisir pour la bouche !
Toi, tu en as repris une
deuxième. Moi, je me gardais une place pour une crêpe. J'avais vu la carte !
J'adorais le sucré ! Je me réservais pour une "caramel au beurre
salé", ou peut-être une "chocolat amandes" ou une "citron
miel". La "pomme cannelle" n'avait pas l'air mal non plus, et
pourquoi pas la "confiture de lait faite maison" ? Nous sommes
repartis contents, repus, satisfaits. Tu m'avais fait découvrir un bien bel endroit,
tout y était parfait !
Nous retournerions chez Ty Baron
chaque fois avec le même enthousiasme, la même envie d'une bonne soirée, placée
sous le signe de la ripaille. Car nous reviendrions dans la région, nous irions
même loger dans ta maison de famille, tous les deux ou avec nos amis, avec ma
nièce, aussi. Notre séjour ne serait pleinement réussi que si nous allions au
moins une fois manger chez Ty Baron.
Il y avait, bien sûr, d'autres
bonnes crêperies ; ça ne manquait pas par ici ! Chacune avec son
cadre, sa personnalité, ses spécialités… Il y avait celles où nous étions déjà
allés ensemble, où nous avions plaisir à retourner. Il y avait celles que nous
testions ici ou là, au fil de nos pérégrinations… Nous étions rarement déçus.
Ce serait un comble de manger de mauvaises galettes en Bretagne ! Mais
celles de Marie-Thérèse dépassaient toutes les autres.
En avril de cette année, nous
étions de nouveau là-bas, pour une petite semaine de vacances. Nos amis nous
accompagnaient. Quand irions-nous chez Ty Baron ? C'était le grand sujet
de conversation ! Nous en gardions à chaque fois de si bons
souvenirs ! Ces galettes et ces crêpes étaient divines ! Et
Marie-Thérèse, quel personnage ! Une femme de tête, ouvrant son
établissement sept jours sur sept, tous les midis et tous les soirs, du 1er
janvier au 31 décembre… Une femme au physique imposant, poussant des coups de
gueule devant des clients trop exigeants, allant même jusqu'à les mettre
dehors. Qu'ils aillent se faire voir ailleurs, s'ils n'étaient pas
contents ! C'était ce qui se disait par ici, au sujet du caractère sanguin
de Marie-Thérèse. Ce n'était pas une légende.
Nous l'avions constaté par
nous-mêmes, un soir chez Ty Baron où, exceptionnellement, il n'y avait pas
grand monde. C'était à la Toussaint, nous étions arrivés tard, nous étions les
derniers clients. C'était très agréable d'avoir ce lieu pour nous seuls !
Le feu crépitait dans la grande cheminée, il y avait encore de bonnes bûches.
Nous avions bien sympathisé avec notre serveur, lequel était très loquace,
moins pressé en cette fin de soirée. Il s'appelait Guy ou bien Roger, il était
venu s'asseoir à notre table, une fois nous avoir apporté nos desserts. Il nous
avait raconté sa vie, son travail de dingue à Rungis, sa rencontre avec
Marie-Thérèse, son départ en Bretagne, pour s'installer ici… Il ne regrettait
rien, il se sentait mille fois mieux, il était heureux.
Comme il avait l'air de l'aimer,
Marie-Thérèse ! Oui, elle pouvait être parfois colérique, mais elle avait
un cœur d'or, un optimisme à toute épreuve, une incroyable énergie. Il aurait
fallu qu'elle se ménage, mais elle ne voulait rien entendre ! Elle avait
déjà eu des malaises ; l'année passée, elle avait fait une alerte
cardiaque. Elle n'avait pas voulu aller à l'hôpital. Il aurait fallu qu'elle
entreprenne une série d'examens, mais sa crêperie devait rester ouverte !
Elle aurait dû avoir une alimentation plus légère, mais comment manger moins
avec toute cette activité !
Ce soir-là, Marie-Thérèse est
venue en personne converser à notre table, mais je crois bien qu'elle est
restée debout. Elle ne s'arrêtait jamais ! Nous l'avons chaudement
complimentée au sujet de sa pâte, de sa recette exceptionnelle. Qu'elles
étaient généreuses, ses galettes et ses crêpes ! Qu'ils étaient délicieux,
son cidre fermier et son fromage de chèvre ! Avant que nous partions, elle
a tenu à tout prix à nous faire visiter l'arrière de la chaumière, elle voulait
nous montrer tous les abat-jour qu'elle confectionnait quand elle avait un
moment. Il y en avait des centaines ! Des petits, des plus grands, de toutes
les couleurs, en tissu, en laine, en coton… C'était impressionnant, toute cette
collection ! C’était une femme extraordinaire !
Au mois d'avril, donc, nous nous
étions programmé une petite soirée qui, débutant par un apéro à Saint-Goustan,
se poursuivrait chez Ty Baron. C'était devenu une sorte de rituel, un passage
obligé, les deux étaient dorénavant liés. Nous étions très joyeux, tous les
quatre affamés. Allez hop ! En voiture ! Direction Belz et Locoal-Mendon.
Je me suis garée sur le parking juste avant la chaumière, il était désert, il
faisait presque nuit. Un véhicule stationnait à hauteur de la crêperie, feux
allumés. C'était bizarre, inhabituel, il n'y avait pas d'animation, pas de
lumière aux fenêtres…
C'est toi qui as décidé d'aller
te renseigner, d'aller voir plus près. Tu t'es dirigé vers la porte d'entrée de
la bâtisse puis tu as fait rapidement demi-tour, allant jusqu'à la voiture qui
stationnait toujours. Tu t'es entretenu plusieurs minutes avec les personnes
qui se trouvaient dans le véhicule ; je te voyais, de là où j'étais. Puis
tu es revenu vers nous, la mine déconfite… Alors, c'est fermé ? Oui, nous as-tu
répondu. Et je crois bien que c'est pour toujours.
Tu venais d'apprendre la mort de
Marie-Thérèse. Les gens auxquels tu avais parlé la connaissaient bien, ils
étaient presque voisins. Tu savais tout de l'histoire, tu nous l'as racontée
avec les détails que l'on venait de te donner. En novembre dernier,
Marie-Thérèse achevait une longue journée de travail quand elle s'est écroulée,
juste à la fin de son service. Une crise cardiaque, dont elle ne s'est pas
relevée cette fois-ci. C'est ce qu'elle souhaitait, elle ne voulait pas autre
chose : elle avait passé toute sa vie dans sa cuisine, alors elle mourrait
dans sa cuisine, comme d'autres meurent sur une scène de théâtre…
Depuis, la crêperie était restée
fermée. Aux dires de ces gens, il y avait des problèmes entre les héritiers,
ceux qui voulaient vendre, ceux qui ne voulaient pas… Quelle triste
nouvelle ! Nous n'étions pas prêts d'y revenir manger. Ça nous a tous
retournés de savoir, pour Marie-Thérèse. J'ai repensé à Guy ou bien Roger, le
serveur sympathique, son ami si admiratif, si dévoué. Que faisait-il
aujourd'hui ? Était-il retourné travailler à Rungis ?
Dans la journée, nous étions
passés devant la crêperie du Moulin de la Galette, à Plouhinec. Nous nous
étions dit qu'il faudrait l'essayer. Pourquoi pas maintenant ? Nous
n'allions pas nous laisser abattre, nous étions peinés, certes, mais nous
avions faim. Réunis autour d'une table ronde, nous avons levé nos bolées de
cidre en hommage à Marie-Thérèse. Dans nos assiettes et dans nos verres, tout,
ce soir-là, avait un petit goût amer.
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