dimanche 18 novembre 2012

Marie-Thérèse


Trilogie bretonne, texte 2
Marie-Thérèse

C'étaient nos premières vacances d'été, nous nous connaissions depuis le printemps. Nous avions mis le cap vers l'Ouest, d'abord en Mayenne, pour le festival musical "Les 3 éléphants" à Lassay-les-Châteaux. Le cadre était enchanteur et verdoyant, nous y avions passé d'excellents moments.


Ensuite, direction la Bretagne, et plus précisément, le Morbihan. J'étais souvent venue en vacances en Bretagne, je connaissais bien l'Ille et Vilaine, les Côtes d'Armor, surtout le Finistère, très peu le Morbihan. J'étais partante pour découvrir de nouveaux endroits avec toi. Plus tard nous irions près de Lannion, voir un couple de mes amis, leur petite fille venait d'avoir un an.


Les premiers jours se sont passés sous la pluie, avec une expérience de camping en bord de mer pas vraiment concluante. Une grande étendue de sable sale, pas un arbre, de maigres buissons, la promiscuité, des sanitaires laissant à désirer… Nous sommes allés visiter Vannes toute une journée : temps gris, ciel menaçant, fraîcheur de l'air, humidité… Ce qui ne nous a pas empêchés d'apprécier la vieille ville, ses maisons à pans de bois, très décorées, ses jolies rues pavées, animées, rehaussées par les couleurs vives des parapluies et des cirés…

Le lendemain matin nous avons plié bagage, en quête d'un nouveau lieu de résidence, plus agréable et plus serein, peut-être un peu plus dans les terres ? Je n'étais pas venue ici que pour voir la mer ! De toute façon, la mer n'était jamais loin, dans le Morbihan. Je le constaterais au fil de nos balades, à pied ou en voiture : on la rencontrait toujours, à un moment ou à un autre, au détour d'un chemin, d'une route sinueuse…

Après avoir un peu tourné, un peu hésité, nous nous sommes retrouvés au camping municipal de Sainte-Anne d'Auray, en pleine nature. Nous avons replanté ma tente deux places dans l'herbe touffue, sous de grands arbres ; les emplacements étaient grands, nous serions tranquilles… Cette petite tente, je l'avais utilisée seule, jusqu'à présent. Je n'étais pas très équipée, j'avais juste le minimum, j'aimais vivre "à la dure" pendant quelques semaines, l'été. Matelas en mousse, duvet, lampe, petit camping-gaz, nattes en coco pour s'asseoir, nappe posée à même le sol pour le petit-déjeuner… Pas de table, pas de chaises, pas de glacière. Pour les deux autres repas de la journée, c'était pique-nique ou restaurant, puisque je n'avais pas de quoi me faire à manger correctement !

Cet été-là, je suis partie avec toi de la même façon que si j'étais partie seule, te faisant partager un mode de vie auquel tu n'étais pas coutumier. Tu avais peu campé, tu ne savais pas si ça allait te plaire… Mais quelque part tu m'as fait confiance et je crois bien que ça t'a plu. Pourtant, cet été-là, notre premier été ensemble, nous avions oublié d'emporter des oreillers. Pour dormir, nous mettions des serviettes, des vêtements pliés sous notre tête, ce n'était pas très confortable ! Nos matelas étaient fins, le sol un peu dur, nous aurions été mieux installés sur un grand matelas gonflable ! J'en avais un chez moi mais je ne l'avais pas pris, pensant qu'il ne rentrerait pas dans la tente… Peu importe, nous étions bien, tous les deux. L'été suivant, nous repartirions à peu près dans les mêmes conditions, matelas et oreillers en sus, comble du luxe ! Nous irions de nouveau en Bretagne, mais du côté de Saint-Malo.

De toute façon, cet été-là, le premier que nous passions à deux, je serais allée n'importe où avec toi. Nous avions atterri dans la région d'Auray et ce n'était pas par hasard, finalement. Ta maison de famille ne se trouvait qu'à une vingtaine de kilomètres, près de Carnac et de Quiberon, pas très loin de la mer. Tu venais là en vacances depuis ta naissance, nombre de tes souvenirs d'enfance y étaient rattachés. Tu connaissais beaucoup d'endroits aux alentours, tu m'as dit que ça te ferait plaisir de me montrer tous ceux que tu aimais.

Tu m'as emmenée là-bas un soir, après une journée passée à nous promener : Etel, Le Bono, La Trinité-sur-Mer, Port-Louis… Nous avions pris l'apéritif à Saint-Goustan, un petit port typique que tu adorais, avec ses rues escarpées, ses maisons médiévales, son vieux pont en pierre… Nous étions en terrasse, il y avait encore du soleil, mais il faisait déjà frais. Moi, j'avais vite froid. Il me fallait toujours un pull ! Tu m'avais déjà parlé de l'endroit, tu voulais y aller avec moi… Tu m'avais mis l'eau à la bouche en affirmant que j'allais goûter aux meilleures galettes du monde. Marie-Thérèse était une déesse, on venait de loin pour manger chez elle, c'était toujours plein.

J'avais hâte, maintenant, de déguster ces incroyables galettes à la recette tenue secrète par la maîtresse des lieux ! Ses crêpes aussi valent le détour, m'avais-tu dit, comme celle aux pommes avec du caramel au beurre salé… Et les flambées ! Nous avons terminé notre cidre et nous sommes retournés vers la voiture. Nous avions faim ! Ce n'était pas très loin, nous y serions vite ! Il faudrait quitter Auray direction Belz, rouler un peu, nous verrions la crêperie à droite, au bord de la route, près de Locoal-Mendon, ce serait indiqué…

Voilà, nous y étions enfin, chez Ty Baron ! Nous nous sommes garés après avoir tourné un peu en quête d'une place. Le parking, sous les arbres, était bien rempli ; y stationnaient des véhicules de toutes sortes, aux plaques minéralogiques variées. C'était l'été, le mois d'août, il y avait beaucoup de vacanciers. Des 56 aussi, des 35, des 29, des 22… Des Bretons, quoi ! Tu disais que c'était un signe qui ne trompait pas. Quand les "autochtones" fréquentaient le lieu, ça témoignait d'une valeur sûre. Dans les endroits pour touristes, ne venaient… que les touristes.

Quelques pas et nous y serions. C'était une grosse chaumière aux volets peints en rouge, aux fenêtres encadrées par de petits rideaux blancs, en crochet ou en dentelle. Des géraniums étaient suspendus ici et là ; il y avait aussi, le long des murs, des hortensias généreusement fleuris. À l'intérieur, la lumière était jaune orangée, comme éclairée à la bougie ou aux lampes à pétrole. Nous entendions déjà le ton joyeux des conversations, le cliquètement des couverts dans les assiettes, le tintement des verres. D'agréables fumets, sucrés salés, de bon beurre frais doucement rissolé, parvenaient à nos narines, nous faisant saliver. L'endroit était plein à craquer, que de gens attablés ! La réputation des lieux n'était plus à faire !

On nous a installés près de l'entrée, dans un recoin, il n'y avait plus de place ailleurs. Peu importe, du moment que nous pouvions manger ! Qu'on ne soit pas venus pour rien ! La table et les bancs en bois sur lesquels nous étions assis avaient l'air très ancien. Tout semblait très ancien, ici. Le cadre ne semblait pas avoir bougé depuis des décennies. Des outils traditionnels étaient accrochés un peu partout sur les murs en pierre brute. Il y avait de vieilles photos encadrées, des poupées, des meubles d'un autre âge, des armoires, des maies, des malles… Nous nous serions crus dans un musée. Nous mangerions une autre fois dans la "vraie" salle de restaurant, très décorée, à la charpente en bois massif, à l'imposante cheminée. Nous reviendrions, sans aucun doute.

Pour ce premier soir, nous faisions "avec". Nous avons commencé par trinquer avec une bouteille de cidre artisanal, très goûteux. J'ai vite eu les joues rouges, l'esprit pétillant, les oreilles chaudes. Nous attendions nos galettes avec impatience ! Sur le menu, tout avait l'air si bon ! Ai-je pris ce soir-là une "boudin oignons pomme", ou alors une "andouille oignons fromage" ? Et toi, avais-tu craqué pour une "saucisse œuf tomates" ou une "jambon œuf fromage" ? Notre palais approuverait, nos papilles l'affirmeraient, les galettes de Marie-Thérèse étaient en tout point succulentes. La pâte épaisse, moelleuse, était cuite à point. Quel plaisir pour la bouche !

Toi, tu en as repris une deuxième. Moi, je me gardais une place pour une crêpe. J'avais vu la carte ! J'adorais le sucré ! Je me réservais pour une "caramel au beurre salé", ou peut-être une "chocolat amandes" ou une "citron miel". La "pomme cannelle" n'avait pas l'air mal non plus, et pourquoi pas la "confiture de lait faite maison" ? Nous sommes repartis contents, repus, satisfaits. Tu m'avais fait découvrir un bien bel endroit, tout y était parfait !

Nous retournerions chez Ty Baron chaque fois avec le même enthousiasme, la même envie d'une bonne soirée, placée sous le signe de la ripaille. Car nous reviendrions dans la région, nous irions même loger dans ta maison de famille, tous les deux ou avec nos amis, avec ma nièce, aussi. Notre séjour ne serait pleinement réussi que si nous allions au moins une fois manger chez Ty Baron.

Il y avait, bien sûr, d'autres bonnes crêperies ; ça ne manquait pas par ici ! Chacune avec son cadre, sa personnalité, ses spécialités… Il y avait celles où nous étions déjà allés ensemble, où nous avions plaisir à retourner. Il y avait celles que nous testions ici ou là, au fil de nos pérégrinations… Nous étions rarement déçus. Ce serait un comble de manger de mauvaises galettes en Bretagne ! Mais celles de Marie-Thérèse dépassaient toutes les autres.

En avril de cette année, nous étions de nouveau là-bas, pour une petite semaine de vacances. Nos amis nous accompagnaient. Quand irions-nous chez Ty Baron ? C'était le grand sujet de conversation ! Nous en gardions à chaque fois de si bons souvenirs ! Ces galettes et ces crêpes étaient divines ! Et Marie-Thérèse, quel personnage ! Une femme de tête, ouvrant son établissement sept jours sur sept, tous les midis et tous les soirs, du 1er janvier au 31 décembre… Une femme au physique imposant, poussant des coups de gueule devant des clients trop exigeants, allant même jusqu'à les mettre dehors. Qu'ils aillent se faire voir ailleurs, s'ils n'étaient pas contents ! C'était ce qui se disait par ici, au sujet du caractère sanguin de Marie-Thérèse. Ce n'était pas une légende.

Nous l'avions constaté par nous-mêmes, un soir chez Ty Baron où, exceptionnellement, il n'y avait pas grand monde. C'était à la Toussaint, nous étions arrivés tard, nous étions les derniers clients. C'était très agréable d'avoir ce lieu pour nous seuls ! Le feu crépitait dans la grande cheminée, il y avait encore de bonnes bûches. Nous avions bien sympathisé avec notre serveur, lequel était très loquace, moins pressé en cette fin de soirée. Il s'appelait Guy ou bien Roger, il était venu s'asseoir à notre table, une fois nous avoir apporté nos desserts. Il nous avait raconté sa vie, son travail de dingue à Rungis, sa rencontre avec Marie-Thérèse, son départ en Bretagne, pour s'installer ici… Il ne regrettait rien, il se sentait mille fois mieux, il était heureux.

Comme il avait l'air de l'aimer, Marie-Thérèse ! Oui, elle pouvait être parfois colérique, mais elle avait un cœur d'or, un optimisme à toute épreuve, une incroyable énergie. Il aurait fallu qu'elle se ménage, mais elle ne voulait rien entendre ! Elle avait déjà eu des malaises ; l'année passée, elle avait fait une alerte cardiaque. Elle n'avait pas voulu aller à l'hôpital. Il aurait fallu qu'elle entreprenne une série d'examens, mais sa crêperie devait rester ouverte ! Elle aurait dû avoir une alimentation plus légère, mais comment manger moins avec toute cette activité !

Ce soir-là, Marie-Thérèse est venue en personne converser à notre table, mais je crois bien qu'elle est restée debout. Elle ne s'arrêtait jamais ! Nous l'avons chaudement complimentée au sujet de sa pâte, de sa recette exceptionnelle. Qu'elles étaient généreuses, ses galettes et ses crêpes ! Qu'ils étaient délicieux, son cidre fermier et son fromage de chèvre ! Avant que nous partions, elle a tenu à tout prix à nous faire visiter l'arrière de la chaumière, elle voulait nous montrer tous les abat-jour qu'elle confectionnait quand elle avait un moment. Il y en avait des centaines ! Des petits, des plus grands, de toutes les couleurs, en tissu, en laine, en coton… C'était impressionnant, toute cette collection ! C’était une femme extraordinaire !

Au mois d'avril, donc, nous nous étions programmé une petite soirée qui, débutant par un apéro à Saint-Goustan, se poursuivrait chez Ty Baron. C'était devenu une sorte de rituel, un passage obligé, les deux étaient dorénavant liés. Nous étions très joyeux, tous les quatre affamés. Allez hop ! En voiture ! Direction Belz et Locoal-Mendon. Je me suis garée sur le parking juste avant la chaumière, il était désert, il faisait presque nuit. Un véhicule stationnait à hauteur de la crêperie, feux allumés. C'était bizarre, inhabituel, il n'y avait pas d'animation, pas de lumière aux fenêtres…

C'est toi qui as décidé d'aller te renseigner, d'aller voir plus près. Tu t'es dirigé vers la porte d'entrée de la bâtisse puis tu as fait rapidement demi-tour, allant jusqu'à la voiture qui stationnait toujours. Tu t'es entretenu plusieurs minutes avec les personnes qui se trouvaient dans le véhicule ; je te voyais, de là où j'étais. Puis tu es revenu vers nous, la mine déconfite… Alors, c'est fermé ? Oui, nous as-tu répondu. Et je crois bien que c'est pour toujours.

Tu venais d'apprendre la mort de Marie-Thérèse. Les gens auxquels tu avais parlé la connaissaient bien, ils étaient presque voisins. Tu savais tout de l'histoire, tu nous l'as racontée avec les détails que l'on venait de te donner. En novembre dernier, Marie-Thérèse achevait une longue journée de travail quand elle s'est écroulée, juste à la fin de son service. Une crise cardiaque, dont elle ne s'est pas relevée cette fois-ci. C'est ce qu'elle souhaitait, elle ne voulait pas autre chose : elle avait passé toute sa vie dans sa cuisine, alors elle mourrait dans sa cuisine, comme d'autres meurent sur une scène de théâtre…

Depuis, la crêperie était restée fermée. Aux dires de ces gens, il y avait des problèmes entre les héritiers, ceux qui voulaient vendre, ceux qui ne voulaient pas… Quelle triste nouvelle ! Nous n'étions pas prêts d'y revenir manger. Ça nous a tous retournés de savoir, pour Marie-Thérèse. J'ai repensé à Guy ou bien Roger, le serveur sympathique, son ami si admiratif, si dévoué. Que faisait-il aujourd'hui ? Était-il retourné travailler à Rungis ?

Dans la journée, nous étions passés devant la crêperie du Moulin de la Galette, à Plouhinec. Nous nous étions dit qu'il faudrait l'essayer. Pourquoi pas maintenant ? Nous n'allions pas nous laisser abattre, nous étions peinés, certes, mais nous avions faim. Réunis autour d'une table ronde, nous avons levé nos bolées de cidre en hommage à Marie-Thérèse. Dans nos assiettes et dans nos verres, tout, ce soir-là, avait un petit goût amer.










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