samedi 22 mai 2010

La dernière fête


Cette nuit-là, nous étions invités à une fête, une grande fête, de celles où j'aimais me rendre étant plus jeune, disons entre quinze et trente-cinq ans… Depuis combien de temps n'étais-je plus allée à une "vraie" fête ?

Il y a bien celle qui se déroule dans mon jardin, le dimanche midi, chaque mois de septembre. C'est moi l'organisatrice, alors c'est différent. Je me mets à chaque fois en quatre pour que tous mes invités, petits et grands, passent un bon moment. Bien sûr, je ne peux pas m'amuser autant qu'eux ! Je dois gérer l'intendance : préparer, réchauffer, apporter les plats, débarrasser, couper du pain, servir à boire… Je n'arrête pas ! Tout le monde apprécie mon accueil, ma bonne humeur ; les conversations vont bon train, on devise, on plaisante, on se moque gentiment, on rit beaucoup…

Généralement, le soleil est de la partie. Il fait chaud, jusque tard dans l'après-midi. Nous lézardons sur la terrasse, les enfants jouent dans le jardin, parfois nous allons faire une promenade. Dans mes fêtes, on est bien reçu, le champagne coule à flots, on ripaille, on s'amuse, on se détend, c'est vraiment réussi. J'envie parfois mes invités, leur douce ivresse, leur nonchalance, tandis que moi je me démène, pour leur bon plaisir. Est-ce là tout l'art d'être hôtesse ?

Je n'ai plus souvent l'occasion de faire la fête. Est-ce parce que j'en ai moins envie ? Est-ce un privilège de la jeunesse ? Les invitations se font rares, de nos jours ! Je me faisais donc une joie de cette soirée avec toi, prévue de longue date ! J'en trépignais d'avance, j'étais partante, prête à rester éveillée jusque tard dans la nuit, comme au bon vieux temps. Pourquoi pas une nuit blanche ? Voir le jour se lever…

Nous allons plus facilement dans les festivals en plein air, depuis que nous nous connaissons. Ce sont des fêtes immenses, il faut une sacrée endurance ! Il est recommandé d'aimer la foule, la viande saoule, de s'équiper correctement pour faire face à toute éventualité (soleil, pluie, changements de température, mal de tête, petite blessure) et surtout, d'aimer la musique !

Je ne sais pas comment nous y sommes arrivés mais hop ! d'un coup nous y étions. Je n'ai aucun souvenir du trajet en voiture, qui conduisait, toi ou moi ? Le fait est que nous nous étions garés, nous nous dirigions maintenant vers le lieu de la fête d'un pas léger, le long des rues pavées, sinueuses, escarpées. Nous avions demandé notre chemin, des passants nous l'avaient indiqué bien poliment, très gentiment, nous nous étions souri. Nous débouchions alors, un peu essoufflés, sur la place du village avec son église, ses tilleuls, sa boulangerie, son épicerie, son bar-tabac. Un peu en retrait, il y avait cette maison imposante, sur plusieurs étages, aux fenêtres éclairées de mille feux… Pas de doute, c'était là !

J'avais la nette impression d'être déjà venue, il y a très longtemps. Chez qui allions-nous vraiment ? Qui nous avaient invités finalement ? André J, Etienne B, Vincent I ? Je ne savais plus, j'avais oublié, je me sentais toute retournée. La grosse maison bourgeoise qui se dressait devant nous faisait résonner en moi des souvenirs lointains, aux contours flous, très incertains. Les lumières brillaient à toutes les fenêtres, ici blanches, éclatantes, ailleurs en faisceaux colorés et lampes clignotantes, là-haut plus douces, reposantes… L'immeuble étincelait, on se serait cru à Noël, ou au premier de l'an ! Allions-nous chez Isabelle G, Karine L, Estelle A ? Cette fête se passait en Champagne, c'était sûr. Ah ! Les belles années de ma jeunesse champenoise ! Qu'elles sont loin, maintenant, loin derrière moi…


Nous avons franchi le porche d'un pas décidé, nous retrouvant dans une cour intérieure illuminée, décorée de guirlandes intermittentes accrochées partout, aux tons doux, irisés, du plus bel effet sur les pierres sculptées. Nous sommes restés quelques instants le nez au vent à contempler ce joli tableau animé… Puis nous nous sommes dirigés, enlacés, vers les lieux de réjouissance, entrant dans la salle de réception aux plafonds hauts, peints et dorés, aux lustres étincelants, aux grands miroirs, au parquet ciré. Nous y étions enfin, nous nous trouvions au cœur de la fête, la soirée ne faisait que commencer !

Les gens se pressaient, les bouchons crépitaient, le délicat breuvage moussait dans les verres. Tu es allé nous chercher des coupes, tu m'as tendu la mienne en me regardant droit dans les yeux et j'ai été troublée, comme à chaque fois. Nous avons trinqué à notre santé, à notre amour, à cette soirée, partageant nos sourires, nos doux mots, des baisers. Nous avons repris une coupe, deux coupes, peut-être plus. Nos esprits s'échauffaient ! Nous nous laissions gagner par l'ivresse, autour de nous tout le monde parlait fort, riait à gorge déployée…

La fête était partout, la fête était ouverte dans toutes les pièces de la maison. Il était temps de quitter la salle de réception, nous allions prendre racine ! Et il y avait du vent dans les branches ! Nous étions maintenant impatients de commencer la visite, curieux de ce que nous allions trouver, au fil de nos déambulations. Nous voulions nous amuser ! On nous avait promis bien des surprises : des installations, des animations numériques, des espaces sonores, des concerts, des lectures, des performances… Un peu conceptuel, au départ. Mais étonnant, à l'arrivée. Nous passerions d'une pièce à l'autre, d'un décor à un autre, d'un thème à un autre, d'une ambiance à une autre… Nous partirions à l'aventure, le pas guilleret, l'esprit léger, bondissant comme des petits fous, montant des escaliers, ouvrant des portes, traversant des couloirs, ouvrant d'autres portes, redescendant par un côté, remontant par un autre, découvrant des univers insensés… Nous nous attardions ici, déguerpissions de là, nous séparant quelques fois, pour mieux nous retrouver ensuite, dans les salles suivantes.

Il régnait dans toute la maison un joyeux brouhaha, l'ambiance était gaie, très animée. À tous les étages, de la cave au grenier, il y avait du monde, les gens étaient assis, debout, on dansait, on fumait, on buvait, on riait, ça mangeait, ça plaisantait, ça se tenait par la main, ça s'embrassait… À un moment je me suis retrouvée seule, je me suis sentie seule ; ta présence, soudain, m'a manqué. Je n'étais plus aussi souriante. C'était long, je te cherchais, en moi montait l'angoisse de ne jamais te retrouver, de ne plus te voir. J'allais d'un lieu à l'autre, paniquée à l'idée des pièces innombrables que je devrais peut-être explorer avant de tomber sur toi. Je ne te trouvais pas. Où étais-tu donc passé ? T'était-il arrivé quelque chose ?

Au fil de mon errance, je voyais des visages connus, des personnes de l'école primaire, du collège, du lycée, de la fac, des soirées champenoises… C'était curieux ! Je voulais leur demander si elles t'avaient vu, mais je n'osais pas aller vers elles, je ne savais pas comment m'y prendre, j'ai toujours été d'une grande timidité. Aucun son n'arrivait à sortir de ma bouche, malgré tous les efforts que je faisais. J'étais étonnée car personne ne venait vers moi, personne ne voyait ma détresse, j'étais comme transparente, inexistante, oubliée… Je les reconnaissais, tous ces gens de mon passé, pourquoi eux ne me voyaient-ils pas ? Est-ce qu'ils ne voulaient pas me voir ?


Cette nuit-là, pendant la fête, je les ai tous croisés, les uns après les autres : Armelle D, Sophie V, Martine et Patricia G, Philippe P, Christine A, Cécile R, Thierry L, Rémi C, Françoise L, Florence B, Sylvain L, Xavier W, Christine L, Karine N, Brigitte T, Laure A, Eve B, Véronique B, Lydie L, Agnès C, Isabelle D, Philippe L, Régis B, les frères L, Frédérique T, Anna S, Philippe R, Valérie M, Laurence R, François R, Sandrine P, Véronique G, Judith M, Nathalie A, Xavier C, Xavier C, Marie-Jeanne G, Bruno B, Laurent C, Anne-Marie et Xavier R, Jean-Jacques et Françoise P, Catherine et Xavier G, Thierry J, Hélène P, Muriel B, Asùn J, Brigitte LN, Frédéric B, Danou, Chantal M, Magali D, Sheila K, Pascale R, Yasmina B, Isabelle M, Pascale A, Valérie T, Nathalie V, Philippe D, les frères V, les frères P, Nathalie G, Patrice B, Didier B, Vincent M, Maryline D, Valérie M, Véronique G, Christophe H, Jean-François S, Francis M, Fabienne X, Réda T, Suzanne M, Martine B, Isabelle B, Claudie L, Alain C, Michel J, Bernard G, José M, Fabien T, Myriam K, Christelle J, Odile Y, Rachid et Walid G, Manu G, Manu L, Claude F, Delphine M, Paul T, Vincent H, Philippe et Patrick T, Samuel S, Sandrine S, Frédéric J, Frédéric F, Anthony M, les frères E, Titi, Kiki, Patrick M, Thierry B, Eric FB, Christine TC, Karine M, Olivia C, Philippe B, Philippe B, Raphaëlle G, Frédéric T, Xavier M, Fabien B, Jean M, Olivier P, Christelle L, Marylène G, Olivier H, Alan Q, Christine M, Pascale F, Christophe B, Eric G, Philippe D, Yasmina S, Anne C, Nadine B…

Tous ces gens avaient compté pour moi, d'une façon ou d'une autre, m'avaient touchée, de près ou de loin, à un moment ou à un autre de mon existence. Nous avions partagé quelque chose, sur la longueur ou dans la fulgurance. Pourquoi ne m'adressaient-ils pas la parole ? Dans cette fête où nous nous étions perdus, perdus l'un pour l'autre, plus le temps passait et plus je m'engluais, plus mes mouvements s'alourdissaient… J'aurais voulu aller plus vite dans mon inspection de la maison, tomber sur toi, dans tes bras, le plus rapidement possible ! Je ne parvenais toujours pas à parler, encore moins à crier, j'allais et venais, raide comme une poupée, les pieds entravés, je savais bien qui étaient tous ces gens, qui ils avaient été pour moi, à tel ou tel moment de ma vie. Mais je n'existais pas pour eux, j'étais… peut-être morte ? Était-ce pour cela qu'ils étaient réunis ? Je les avais conviés à ma dernière fête, tous autant qu'ils étaient, je voulais les revoir, du premier au dernier… Me rendaient-ils hommage ?

Ils n'avaient pas tellement changé, certain(e)s avaient la même tête que sur mes photos de classe ! La semaine précédente, je les avais scannées, ces vieilles photos. Puis je les avais mises en ligne sur le site Internet "Copains d'avant", où je m'étais inscrite un soir de nostalgie. Je méditais sur le sens de ma vie devant l'écran de mon ordinateur portable, ce que j'avais été, qui j'étais maintenant, quand j'ai eu soudainement envie de savoir ce que devenaient "les autres". Des noms sont apparus, avec leurs ribambelles de petits souvenirs, ces "presque rien", ces choses anciennes qui ne nous rajeunissent pas… J'ai tenu à y ajouter mes photos de classe, témoignages d'une époque, visages des années soixante-dix, élèves bien sages dans les petites classes, plus délurés ensuite… J'aime les savoir "sur la toile". J'ai le sentiment de les partager, de les rendre "utiles", en quelque sorte.

Quitte à cultiver la nostalgie, autant le faire à fond ! Après ça passe, je peux de nouveau aller de l'avant. Le soir suivant, j'ai ouvert mes albums photos, les uns après les autres, dans l'ordre chronologique, assise en tailleurs sur mon lit, un rituel immuable. Voyage en terres lointaines depuis mon premier appareil photo, la fin de mon enfance, puis mon adolescence, retour sur mes vingt ans, mes trente ans, les quarante… Toutes ces scènes figées sur du papier, gravées au fond de ma mémoire, j'aime de temps à autre les regarder. J'ai plaisir à revoir tous ces beaux paysages, tous ces lieux visités, toutes ces soirées immortalisées, tous ces concerts, tous ces portraits, ces gens photographiés, années après années …

Je me retrouve dans la salle de réception où nous avions bu du si bon champagne, il y a une éternité ! Elle s'est transformée en piste de danse gigantesque, avec lasers, lumière blanche, stroboscope, comme au bon vieux temps des années quatre-vingt. J'entends "Chercher le garçon", je ne t'ai pas encore retrouvé. Tu m'avais juste accompagnée, tu avais fait ce qu'il fallait puis tu étais parti, me laissant seule avec mes fantômes.

Tu as dû quitter la maison depuis longtemps, je vais en faire autant maintenant. Je n'ai aucun intérêt à rester ici, je ne m'amuse plus du tout, je ne me sens pas bien, la fête est finie pour moi. Il est tard, je veux rentrer, me mettre au lit, oublier tout ça, cette nuit avec toi qui avait si bien commencé, ces coupes que nous avions bues, ces cachets que tu m'avais donnés (nous les avions tous deux avalés avec une bonne rasade de gin pour faire passer), ces cigarettes que nous avions fumées ensemble, ici ou là, avec des gens de passage… Voilà où me mènent les excès.


Je me dirige vers la sortie, la mine défaite. Dommage que les choses se soient déroulées ainsi : mauvais délire ! Les guirlandes, dans la cour intérieure, ont cessé de clignoter. C'est lugubre, il y fait sombre, d'étranges silhouettes rampent sur les toits, courent sur les murs. Elles ne me font pas peur. Dehors, sur la place, c'est encore éclairé. Pourtant, il doit être très tard ! Le bar-tabac est très animé, il y a beaucoup de monde à l'extérieur, il y brille des lampions, ça fait bal populaire, on entend les flonflons de la musette.

Je m'approche, je te vois de loin, mon cœur bat à tout rompre ! Étais-tu seulement sorti prendre l'air, avais-tu besoin de cigarettes ? Comment as-tu pu m'abandonner ? Donne-moi une bonne raison ! Tout va s'arranger, tout finit toujours par s'arranger, d'expérience je le sais. Pour le moment je reste à bonne distance, car ce que j'observe d'ici me rend terriblement jalouse. Tu es assis sur une table de buvette, jambes pendantes, dans une attitude soigneusement négligée, légèrement décadente, tu n'as pas l'air de t'ennuyer. Une chope de bière à la main, mousseuse, remplie à ras-bord, tu lèves le coude avec d'autres copains de bar. Tu te trouves en très bonne compagnie : deux filles pulpeuses, court-vêtues, en grandes bottes, ultra-féminines, aguichantes à souhait, te servent de gardes du corps, elles te serrent de très près, font bouger leurs mains devant toi, les posent sur toi, te caressent du bout des doigts, te racontent leurs salades, roucoulent, minaudent, t'allument ouvertement. Toi tu trônes au milieu, tu fais le fier, le séducteur, l'intéressant. Vous riez fort, je suis déçue.

Je m'avance vers toi, occupé comme tu es tu ne me vois pas, tu ne me verras plus jamais, je n'existe pas, je ne fais plus partie de ton univers. Les deux poules faisanes t'encadrent de leurs poitrines gonflées, rebondissantes, elles sont de plus en plus intimes avec toi, je me demande jusqu'où ça va aller, voilà qu'elles te passent un loup noir pour te masquer le visage, elles en font de même, des loups avec des plumes, elles rient encore plus fort et te travaillent au corps.

Je me précipite vers toi, je veux me jeter dans tes bras, écarter les deux pintades, leur crier que tu es à moi, qu'elles ne t'auront pas, jamais. Tu me repousses, tu me méprises, tu ris de moi, tu fais ce geste avec deux doigts, plusieurs fois, les deux lames de ciseaux qui s'ouvrent et qui se referment, tu le fais face à moi, ce geste de couper, "to cut" en anglais. Et pour la forme, des fois que je n'ai pas compris, tu ajoutes : "C'est la rupture." Tu me tournes le dos, tu t'en vas retrouver les deux pétasses, qui t'accueillent en gloussant.

Je pousse un hurlement, je me raidis, j'ai chaud, je suis en sueur. Non, ce n'est pas vrai, ce n'est pas arrivé, ce n'est pas possible ! Je reprends peu à peu mon souffle, mes esprits. Je te cherche, tu te trouves là, à mes côtés, je t'entends respirer. Tout va bien, je pose une main sur toi pour m'assurer que tu es bien réel. Comment sommes-nous rentrés ?

Ma fête annuelle n'a pas l'envergure de celles de ma jeunesse champenoise, bien sûr c'est différent, mais c'est une belle fête. Je n'ai plus souvent l'occasion de faire la fête. La dernière fois, c'était avec toi, dans cette maison immense, complètement délirante, où nous nous sommes perdus, puis retrouvés, longtemps après. Tu ne t'en souviens pas ?

Photographie : Château Perrier, musée d'archéologie et du vin de champagne, ancienne bibliothèque municipale, Epernay (51)

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