mercredi 4 février 2015

De JS Bach à Joy Division

Mon premier disque de musique classique, c'était "Suites pour orchestre numéros 3 et 4", de Jean-Sébastien Bach. Je l'écoutais sur un petit électrophone, assise en tailleur, à même le sol, la pochette à portée de main. La musique était joyeuse, légère, lumineuse.

On entendait des trompettes, de la flûte, des violons… C'était très entraînant, stimulant pour l'imagination. Je ne m'ennuyais jamais en écoutant ce disque, que mes parents m'avaient offert à l'occasion d'un Noël. Je devais avoir six ou sept ans.
 
Un peu plus tard, j'ai découvert Wolfgang Amadeus Mozart et sa célèbre "Marche turque", que j'avais dû entendre à la radio, ou dans une émission télévisée. J'avais été interpellée par la vigueur, par la fraîcheur qui s'en dégageait.

J'apprendrais ensuite que ce que j'appelais à tort "Marche turque" n'était que l'un des mouvements—le dernier—, de la sonate ainsi nommée.

En attendant, je tenais absolument à ce que mes parents m'achètent un disque sur lequel il y aurait ce morceau. Ils l'ont fait, pour mon anniversaire. Je fêtais mes huit ou mes neuf ans. J'ai longtemps vénéré le pianiste Gabriel Tacchino.
Puis il eut Franz Schubert, son bouleversant "Trio numéro 2 avec piano en mi bémol majeur", dont j'avais entendu l'Andante au cinéma. Violon, violoncelle et piano magnifiaient des scènes, déjà extrêmement belles ; elles resteraient marquées en moi à jamais.

Comme celle de la veillée, à la lueur des bougies, autour des tables de jeux, dans ce château du XVIIIe siècle, où l'on ne savait pas trop si ces personnages fardés, mouchetés, perruqués, s'amusaient ou s'ennuyaient. Gloire et défaite, grandeur et décadence…

C'était le film "Barry Lyndon" de Stanley Kubrick, avec Ryan O'Neal et Marisa Berenson. Mon père m'a offert le disque sans raison particulière, si ce n'est celle de me faire plaisir. Je lui en avais beaucoup parlé ! Mais j'étais triste, en l'écoutant. J'avais douze, bientôt treize ans.
 
C'est avec mon argent de poche que j'ai acheté "Abbey Road" des Beatles, puis "Let it Be". Au collège, mon amie Isabelle, déjà fine mélomane, m'avait prêté des cassettes de leurs premiers albums : j'ai tout de suite été emballée par ces quatre garçons britanniques, dans le vent !
En véritables passionnées, nous sommes allées voir "Yellow Submarine" et "A Hard Day's Night" au cinéma de la MJC. J'ai voulu connaître tous les autres disques de ces fameux Beatles, d'abord l'album bleu, puis le rouge, puis tous les autres—les "vrais"—, pour finalement rester scotchée sur l'album blanc. Fin de la quête…
Mais à treize ou quatorze ans, revenant en vélo de chez le disquaire avec "Abbey Road" sur mon porte-bagages, j'avais l'impression d'être en possession d'un trésor inestimable ! Je pédalais rageusement, je voulais vite l'écouter !

Ce que je fis, une fois rentrée, le disque tournant sur la platine de la modeste chaîne stéréo paternelle. Seule à la maison, je me délectais un à un de ces joyaux musicaux, joués au piano, à la guitare, doux ou plus âpres. Ma vie en serait transformée.
J'avais quinze ou peut-être seize ans, il me fallait absolument le double album de Crosby, Stills, Nash and Young, "4 Way Street", enregistré lors d'un concert au tout début des années soixante-dix : je me l'achetai dès que j'eus suffisamment économisé d'argent. J'avais découvert l'existence de ces quatre musiciens américains chez des amis, je ne jurais maintenant que par eux et je voulais pouvoir les écouter tranquille, à domicile !

Ils avaient l'air de bien s'amuser ensemble, il y avait leurs commentaires, entre les chansons, et les rires du public. Il y avait surtout l'harmonie de leurs voix, leurs timbres mêlés, leurs prouesses lyriques et mélodieuses. Je ne connaissais pas ou peu la musique américaine, à cette époque.

Sur la face intérieure de la double pochette, se trouvaient les paroles des chansons. Je tentais d'en faire la traduction, mais je n'étais pas assez calée en anglais pour en comprendre toutes les subtilités. Les deux disques composant "4 Way Street" furent quelque temps les seuls que je tolérais sur ma platine.
Bientôt mes amis achèteraient des guitares, s'entraîneraient à jouer tout "Harvest" de Neil Young. J'achèterais ou copierais quelques disques de Crosby, Stills and Nash, sans Young. Mon intérêt serait renouvelé à la sortie de "Rust Never Sleeps" de Neil Young et du Crazy Horse (1979), avec ses deux versions de la même chanson : l'une acoustique ("Out of the Blue"), l'autre électrique ("Into the Black"), et cette phrase en anglais que je comprenais bien : "Hey hey, my my, rock'n'roll can never die".
Les guitares sales, acides et bruitistes de la deuxième face, avec la deuxième version de "Hey hey, my my" clôturant l'album, préfiguraient de nouvelles expériences sonores, l'usage de sons lourds, saturés, triturés ; cela se développerait, s'amplifierait outre-Atlantique (notamment à Seattle), tout au long des années quatre-vingt.

Pendant ce temps-là, outre-Manche et plus largement en Europe, les choses bougeaient aussi, des groupes se formaient, une révolution s'opérait avec l'incorporation d'instruments électroniques : synthétiseurs, échantillonneurs, boîtes à rythmes…

Je prendrais le train en route, au milieu des 80's, découvrant tour à tour The Cure, Depeche Mode, Bauhaus, Anne Clark, Cocteau Twins… déjà auteurs de plusieurs albums. Étudiante à Paris, je retournais chez moi, en province, pratiquement tous les week-ends, pour retrouver mes amis, faire la fête, mes lessives…

Un vendredi soir, je suis revenue avec un double album de Joy Division, un live enregistré en 1980. Personne dans mes connaissances ne m'avait encore parlé de ce groupe, dont j'appris plus tard qu'il était originaire de Manchester.

Une chronique dans Télérama m'avait mis la puce à l'oreille : il me fallait à tout prix écouter ce groupe, ça avait l'air d'être important. Avant de prendre mon train, j'étais passée chez Gibert, dans le boulevard Saint-Michel, et j'avais acheté ce qui se présentait : "Still", double vinyle dans une pochette sobre, entre le gris et le marron, sur laquelle était inscrit le nom du groupe, en caractères blancs.
Dans la foulée, j'avais embarqué "Ocean Rain", d'Echo and the Bunnymen : cela s'avérerait être une bonne pioche, des morceaux symphoniques de choix ! Repartant du magasin avec mes trophées, j’étais pressée de rentrer à la maison, de disposer d'un espace plus agréable à vivre que l'exiguïté de ma chambre de bonne parisienne.

Quand j'arrivai, mon père était sorti. Ça tombait plutôt bien pour ce que j'avais prévu : poser les disques, l'un après l'autre, sur la platine, ne rien faire d'autre que d'écouter, assise dans le canapé, et puis fumer.
Ce soir-là, j'ai pris "Still" toute seule en pleine tête, une grosse baffe, sans précaution, sans mode d'emploi, brut de décoffrage. Une musique extrême, sombre, torturée, à la frappe de batterie redoutable, à la basse pesante, aux guitares mordantes, aux claviers maladifs… Et la voix du chanteur, caverneuse, gémissante, suppliante ! C'était dense, tendu, désespéré.

Au cours des heures qui ont suivi, j'ai alterné les deux disques, enchaînant les quatre faces plusieurs fois, jusqu'à une heure avancée de la nuit. J'étais comme pétrifiée, hypnotisée, tétanisée.

Je comprendrais facilement pourquoi ce groupe avait compté et laissé des traces indélébiles, malgré sa très courte existence (1978-1980) ; je ferais bientôt le lien avec New Order.

J'avais la curiosité aiguisée et la candeur faussement naïve de mes vingt-deux ou vingt-trois ans ; je devais déjà savoir, intuitivement, que je passerais ma vie à écouter de la musique, en variant, toujours plus, les courants, les tendances, les styles, les influences.
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