Mon premier disque de musique
classique, c'était "Suites pour orchestre numéros 3 et 4", de
Jean-Sébastien Bach. Je l'écoutais sur un petit électrophone, assise en
tailleur, à même le sol, la pochette à portée de main. La musique était
joyeuse, légère, lumineuse.
On entendait des trompettes, de
la flûte, des violons… C'était très entraînant, stimulant pour l'imagination.
Je ne m'ennuyais jamais en écoutant ce disque, que mes parents m'avaient offert
à l'occasion d'un Noël. Je devais avoir six ou sept ans.
Un peu plus tard, j'ai découvert
Wolfgang Amadeus Mozart et sa célèbre "Marche turque", que j'avais dû
entendre à la radio, ou dans une émission télévisée. J'avais été interpellée
par la vigueur, par la fraîcheur qui s'en dégageait.
J'apprendrais ensuite que ce que
j'appelais à tort "Marche turque" n'était que l'un des mouvements—le
dernier—, de la sonate ainsi nommée.
En attendant, je tenais
absolument à ce que mes parents m'achètent un disque sur lequel il y aurait ce
morceau. Ils l'ont fait, pour mon anniversaire. Je fêtais mes huit ou mes neuf
ans. J'ai longtemps vénéré le pianiste Gabriel Tacchino.
Puis il eut Franz Schubert, son
bouleversant "Trio numéro 2 avec piano en mi bémol majeur", dont
j'avais entendu l'Andante au cinéma. Violon, violoncelle et piano magnifiaient
des scènes, déjà extrêmement belles ; elles resteraient marquées en moi à
jamais.
Comme celle de la veillée, à la
lueur des bougies, autour des tables de jeux, dans ce château du XVIIIe siècle,
où l'on ne savait pas trop si ces personnages fardés, mouchetés, perruqués,
s'amusaient ou s'ennuyaient. Gloire et défaite, grandeur et décadence…
C'était le film "Barry
Lyndon" de Stanley Kubrick, avec Ryan O'Neal et Marisa Berenson. Mon père
m'a offert le disque sans raison particulière, si ce n'est celle de me faire
plaisir. Je lui en avais beaucoup parlé ! Mais j'étais triste, en l'écoutant.
J'avais douze, bientôt treize ans.
C'est avec mon argent de poche
que j'ai acheté "Abbey Road" des Beatles, puis "Let it Be".
Au collège, mon amie Isabelle, déjà fine mélomane, m'avait prêté des cassettes
de leurs premiers albums : j'ai tout de suite été emballée par ces quatre
garçons britanniques, dans le vent !
En véritables passionnées, nous
sommes allées voir "Yellow Submarine" et "A Hard Day's
Night" au cinéma de la MJC. J'ai voulu connaître tous les autres disques
de ces fameux Beatles, d'abord l'album bleu, puis le rouge, puis tous les
autres—les "vrais"—, pour finalement rester scotchée sur l'album
blanc. Fin de la quête…
Mais à treize ou quatorze ans,
revenant en vélo de chez le disquaire avec "Abbey Road" sur mon
porte-bagages, j'avais l'impression d'être en possession d'un trésor
inestimable ! Je pédalais rageusement, je voulais vite l'écouter !
Ce que je fis, une fois rentrée, le
disque tournant sur la platine de la modeste chaîne stéréo paternelle. Seule à
la maison, je me délectais un à un de ces joyaux musicaux, joués au piano, à la
guitare, doux ou plus âpres. Ma vie en serait transformée.
J'avais quinze ou peut-être seize
ans, il me fallait absolument le double album de Crosby, Stills, Nash and
Young, "4 Way Street", enregistré lors d'un concert au tout début des
années soixante-dix : je me l'achetai dès que j'eus suffisamment économisé
d'argent. J'avais découvert l'existence de ces quatre musiciens américains chez
des amis, je ne jurais maintenant que par eux et je voulais pouvoir les écouter
tranquille, à domicile !
Ils avaient l'air de bien
s'amuser ensemble, il y avait leurs commentaires, entre les chansons, et les
rires du public. Il y avait surtout l'harmonie de leurs voix, leurs timbres
mêlés, leurs prouesses lyriques et mélodieuses. Je ne connaissais pas ou peu la
musique américaine, à cette époque.
Sur la face intérieure de la
double pochette, se trouvaient les paroles des chansons. Je tentais d'en faire
la traduction, mais je n'étais pas assez calée en anglais pour en comprendre
toutes les subtilités. Les deux disques composant "4 Way Street"
furent quelque temps les seuls que je tolérais sur ma platine.
Bientôt mes amis achèteraient des
guitares, s'entraîneraient à jouer tout "Harvest" de Neil Young.
J'achèterais ou copierais quelques disques de Crosby, Stills and Nash, sans
Young. Mon intérêt serait renouvelé à la sortie de "Rust Never
Sleeps" de Neil Young et du Crazy Horse (1979), avec ses deux versions de
la même chanson : l'une acoustique ("Out of the Blue"), l'autre
électrique ("Into the Black"), et cette phrase en anglais que je
comprenais bien : "Hey hey, my my, rock'n'roll can never die".
Les guitares sales, acides et
bruitistes de la deuxième face, avec la deuxième version de "Hey hey, my
my" clôturant l'album, préfiguraient de nouvelles expériences sonores,
l'usage de sons lourds, saturés, triturés ; cela se développerait,
s'amplifierait outre-Atlantique (notamment à Seattle), tout au long des années
quatre-vingt.
Pendant ce temps-là, outre-Manche
et plus largement en Europe, les choses bougeaient aussi, des groupes se
formaient, une révolution s'opérait avec l'incorporation d'instruments
électroniques : synthétiseurs, échantillonneurs, boîtes à rythmes…
Je prendrais le train en route,
au milieu des 80's, découvrant tour à tour The Cure, Depeche Mode, Bauhaus,
Anne Clark, Cocteau Twins… déjà auteurs de plusieurs albums. Étudiante à Paris,
je retournais chez moi, en province, pratiquement tous les week-ends, pour
retrouver mes amis, faire la fête, mes lessives…
Un vendredi soir, je suis revenue
avec un double album de Joy Division, un live enregistré en 1980. Personne dans
mes connaissances ne m'avait encore parlé de ce groupe, dont j'appris plus tard
qu'il était originaire de Manchester.
Une chronique dans Télérama
m'avait mis la puce à l'oreille : il me fallait à tout prix écouter ce groupe,
ça avait l'air d'être important. Avant de prendre mon train, j'étais passée
chez Gibert, dans le boulevard Saint-Michel, et j'avais acheté ce qui se
présentait : "Still", double vinyle dans une pochette sobre,
entre le gris et le marron, sur laquelle était inscrit le nom du groupe, en
caractères blancs.
Dans la foulée, j'avais embarqué
"Ocean Rain", d'Echo and the Bunnymen : cela s'avérerait être une
bonne pioche, des morceaux symphoniques de choix ! Repartant du magasin avec
mes trophées, j’étais pressée de rentrer à la maison, de disposer d'un espace
plus agréable à vivre que l'exiguïté de ma chambre de bonne parisienne.
Quand j'arrivai, mon père était
sorti. Ça tombait plutôt bien pour ce que j'avais prévu : poser les disques,
l'un après l'autre, sur la platine, ne rien faire d'autre que d'écouter, assise
dans le canapé, et puis fumer.
Ce soir-là, j'ai pris
"Still" toute seule en pleine tête, une grosse baffe, sans
précaution, sans mode d'emploi, brut de décoffrage. Une musique extrême,
sombre, torturée, à la frappe de batterie redoutable, à la basse pesante, aux
guitares mordantes, aux claviers maladifs… Et la voix du chanteur, caverneuse,
gémissante, suppliante ! C'était dense, tendu, désespéré.
Au cours des heures qui ont
suivi, j'ai alterné les deux disques, enchaînant les quatre faces plusieurs
fois, jusqu'à une heure avancée de la nuit. J'étais comme pétrifiée,
hypnotisée, tétanisée.
Je comprendrais facilement
pourquoi ce groupe avait compté et laissé des traces indélébiles, malgré sa
très courte existence (1978-1980) ; je ferais bientôt le lien avec New Order.
J'avais la curiosité aiguisée et
la candeur faussement naïve de mes vingt-deux ou vingt-trois ans ; je devais
déjà savoir, intuitivement, que je passerais ma vie à écouter de la musique, en
variant, toujours plus, les courants, les tendances, les styles, les influences.
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