samedi 6 février 2010

Les grands matins


Sept heures et demie. La porte d'entrée vient de se refermer avec délicatesse. L'appui léger sur la poignée, le tour de clé discret dans la serrure, le fin cliquetis du trousseau, les chuchotements… Ces petits bruits familiers font ouvrir un œil à Lara. Elle le referme aussitôt, soupire. Ils sont partis comme ils le font tous les matins ou presque. Ils se sont levés, se sont préparés chacun de leur côté, avant de prendre ensemble leur petit-déjeuner…

Il n'y a jamais d'agitation, dans cette maison, le matin. Presque jamais. Lara apprécie. Ils n'aiment pas se sentir en retard, alors ils prennent les devants, se lèvent tôt. Ils peuvent ainsi vaquer à leurs occupations respectives sans avoir à courir, ils partagent un petit bout de la journée qui commence, qui va bientôt les séparer… Ils ne se parlent qu'à voix basse, discutent de choses et d'autres, plaisantent, rient, se sourient, se touchent du bout des doigts, s'embrassent tendrement, parfois…

Ils ne mettent pas de musique, n'allument ni la télé ni la radio. Ils disent qu'ils ne supportent plus toutes ces nouvelles démoralisantes, le ton agressif des journalistes, le bourrage de crâne… Ils disent qu'ils n'ont qu'une vie, qu'ils veulent se la pourrir le moins possible. En ce moment, le monde va mal, ils en sont conscients. Ils se sentent vulnérables, ils se protègent à leur façon, en créant autour d'eux une petite bulle, paisible, harmonieuse…

Ils s'entendent si bien, tous les deux ! On voit qu'ils s'aiment, qu'ils sont tout l'un pour l'autre. Le petit-déjeuner pris en commun, qu'ils veulent copieux, varié, leur permet d'aborder leur journée de travail avec sérénité. Au moins ils ont du travail, eux ! Mais dans quelles conditions… Il leur faudra affronter des situations difficiles, des clients toujours plus exigeants, hargneux, des élèves dissipés, irrespectueux ; les choses allant parfois jusqu'aux insultes, à la violence physique… Jamais haine n'apaisa haine, mais absence de haine le fait. Ils font au mieux, restent optimistes, ne gardent en tête que les côtés positifs de leurs journées de travail, oublient le pire.

En plein hiver, alors qu'il fait encore nuit noire lorsqu'ils se lèvent, le silence est total, jusqu'à en être pesant, presque angoissant. Pour Lara, en tout cas. Elle n'aime pas les imaginer dehors, dans le froid, alors qu'il fait si bon à l'intérieur… Quand les jours se mettent à rallonger, ils ouvrent volontiers la grande fenêtre, celle qui donne sur le jardin. La nature s'éveille, on entend les chants des oiseaux, c'est agréable à l'oreille. Lara aime beaucoup les oiseaux.

Sa saison préférée, c'est l'été, quand ils petit-déjeunent sur la terrasse, profitant du soleil, encore doux à cette heure. Elle vient vers eux, se joint à leur conversation, s'installe sur l'une des chaises, puis les regarde, avec tristesse, débarrasser, mettre leurs bols dans l'évier, ranger les victuailles dans les placards, le réfrigérateur… Ils lui souhaitent une bonne journée : elle pourra aller et venir dans le jardin ou la maison à sa guise, elle n'aura pas le temps de s'ennuyer ! Ils tournent les talons, la démarche joyeuse, complice, se donnent la main, puis montent dans leur voiture. Elle ne sait pas exactement jusqu'où ils vont, mais ils reviennent toujours.

Lara apprécie les week-ends, quand ils se lèvent plus tard, qu'ils restent chez eux, avec elle. Bien sûr, ils ont toujours une multitude de choses à faire, toutes ces tâches ménagères, nécessaires à l'entretien d'une maison ; les travaux de jardinage, de bricolage, de rafistolage, de peinture, d'embellissement… Quel plaisir, pour elle, de les voir, après toutes ces corvées, se reposer dans leur jardin, sur un transat, de les regarder lire ! Lara est tout aussi sensible aux événements qui se répètent, qu'aux nouveautés introduites dans son environnement. Il n'existe rien de constant si ce n'est le changement. Quand ils s'agitent dès le matin, qu'ils préparent de grandes quantités de nourriture, cuisinant sur le gaz, mettant des plats au four, elle sait qu'il va y avoir des invités. S'il fait beau, tout le monde mangera sur la terrasse, on sortira les parasols !

Quelquefois il y a des enfants, excités, bruyants, aux gestes brusques, désordonnés. Elle s'en méfie toujours un peu même si, au fur et à mesure des années, elle a appris à se maîtriser. Elle ne fuit plus devant eux, elle vient même les saluer, crée un contact… Car Lara adore la compagnie, elle aime se sentir entourée, être le point de mire de toute l'assemblée. Elle sait se faire remarquer au moment opportun, emploie les grands moyens pour attirer l'attention des convives… On ne parle plus que d'elle ! On s'intéresse à elle ! On s'adresse à elle ! C'est tellement agréable !

Elle sait y faire ! Elle a de l'expérience ! Le bénéfice de l'âge… Le temps est un grand maître, le malheur, c'est qu'il tue ses élèves. Lara le sait bien, elle le ressent au plus profond d'elle-même, depuis que son corps décline, qu'elle n'est plus aussi leste qu'avant. Elle a ses dents qui lui font mal quand elle mange. Le peu de dents qui lui reste ! Il y a aussi cette boule qui grossit, dans le bas de son ventre, douloureuse si on appuie… Toutes ces souffrances l'insupportent et la rendent irritable, malgré son appétit de vivre.

Aujourd'hui, en ce jour frais d'automne qui promet d'être ensoleillé, Lara a ouvert un œil puis l'a refermé aussitôt. Elle a entendu leurs pas crisser sur le gravier, la voiture démarrer, manœuvrer, accélérer, puis s'éloigner. Elle est seule pour la journée et va, pour le moment, s'adonner à son activité favorite : dormir en rond, au beau milieu de la couette. Mais tout d'abord, filer vers la cuisine, pour grignoter un morceau : elle a faim ! Elle dormira mieux le ventre plein ! Elle se recouche. Ce soir, Lara a rendez-vous chez le vétérinaire. Ça l'air important, ils viendront tous les deux. 

Ce texte a reçu le deuxième prix du concours 2009 organisé par la médiathèque de Meaux dont le thème était : "Donnez-nous des nouvelles... ZEN".

Trois citations de Bouddha devaient être insérées dans le récit. Elles figurent en gras dans "les grands matins de Lara".

Pour lire d'autres nouvelles, rendez-vous sur mon blog précédent, rubrique "Histoires courtes (ou plus longues)".

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