Trilogie de la maison 3/3
Au bout du chemin, il y a la
maison. Mes meilleurs souvenirs sont là-bas, de l’autre côté de la barrière en
bois, derrière le rideau d’arbres. J’arrive en voiture, je m’arrête, j’oriente
mon regard vers sa silhouette familière. Il se peut que je ne descende pas.
Tout au plus, je coupe le moteur et je
reste là, à inspecter les alentours, à me nourrir de mon passé.
Tout est ici, rien n’a vraiment
changé. Il y a toujours des moutons et des vaches dans les prés, toujours des
buissons de ronces le long des clôtures. De nouvelles habitations se sont
construites de part et d’autre du chemin, mais la maison reste isolée, au
milieu de son écrin arboré et verdoyant.
Souvent les larmes me viennent,
le chagrin monte en moi, alors je m’en vais. Mais je reviens toujours. De toute
ma vie, je n’en aurai jamais vraiment fini avec cette maison, c’est comme ça.
C’est écrit au plus profond de mon âme et de mes tripes. C’est gravé à jamais
sur sa façade et dans chacun de ses murs.
Il m’arrive parfois de
m’approcher plus près. S’il n’y a personne, une impulsion soudaine peut me
faire décrocher la fine attache en fil de fer qui retient la barrière en bois,
et pénétrer dans la propriété. Je n’ai jamais eu l’impression de faire quelque
chose de mal. Les propriétaires sont absents et la fermeture n’est finalement
que symbolique, il en était déjà ainsi du temps où nous habitions là.
C'est toujours un peu chez moi.
Je ne peux ôter ce sentiment d’appartenance, cet endroit représente le meilleur
de ma vie. Je me suis toujours donné le droit d’aller voir la maison de près,
comme au cimetière me recueillir sur la tombe d’êtres chers. Ici, ce que je
pleure n’est pas palpable. Il n’y a que moi pour entendre et pour voir ce qui a
depuis bien longtemps disparu.
Je marche sur le chemin dont la
courbe gracieuse me mène jusqu’à la robuste porte en bois, surélevée par une
marche en pierre. En levant la tête, je contemple ce chien-assis, derrière
lequel j’avais ma chambre, autrefois, sous les toits ; là où, les matins d’été,
je me réveillais avec une vue imprenable sur le jardin, le verger, les prés,
les champs, la forêt.
J’étais la princesse d’un royaume
enchanté. Le chat miaulait, en bas. Pour aller lui ouvrir, je devais descendre
par l’abrupt escalier fabriqué par mon père, tourner la grosse clé dans la
serrure, lever le lourd loquet de fer avant de tourner la poignée. C’est
toujours le même système d’ouverture, la même serrure, probablement la même
clé.
Sur la droite, le petit barbecue
en pierres a maintenant disparu. Je me souviens, lors d’une de mes premières
expéditions, y avoir miraculeusement trouvé une clé de la maison. Bien cachée
sous une pierre, elle n’attendait que moi. Ce jour-là, je m'étais donné le droit
d’entrer. À l’intérieur, j’avais foulé les tomettes repeintes en rouge, jeté
un coup d’œil sur l’ancienne chambre de mes parents, du temps où ils dormaient
encore ensemble.
Je me suis souvenue des veillées
en famille : assis autour de la table, dans la grande pièce principale, nous
jouions aux petits chevaux à la lueur des lampes à pétrole. J’ai eu une pensée
émue pour le vieux four à bois, sur lequel ma mère faisait cuire des gaufres
dans des moules en fonte. J’ai repensé au temps où nous vivions ici sans
électricité, ni eau potable.
C’était comme un jeu, c’était
toujours l’été, il faisait toujours beau, nous étions en vacances. Ce jour-là,
après ma visite à l’intérieur de la maison, j’ai remis la clé à l’endroit même
où je l’avais trouvée. Aujourd’hui, je me reproche cette honnêteté car cette
clé, finalement, je l’aurais bien gardée.
Un peu plus loin sur la gauche,
il y a une terrasse en briques rouges avec une imposante construction en
ciment : le nouveau barbecue. La clé y serait-elle cachée ?
De ce côté, la maison s’est
agrandie. Elle s’est pourvue d’une magnifique véranda en arc de cercle, garnie
de grands fauteuils en osier. À l’intérieur, le mur où autrefois ma mère
faisait pousser des lupins, des glaïeuls et des lys, accueille l’âtre d’une cheminée.
À l’arrière de la maison, il y a
toujours cet appentis en bois construit par mon père, où il rangeait tous ses
outils, son matériel de jardin et nos bicyclettes. Nous faisions de longues
promenades sur les chemins et sur les routes en emportant de l'eau et notre
goûter. Mon petit frère était derrière mon père puis, plus tard, il a eu son
propre vélo.
Derrière la maison, le sentier
serpente toujours dans le petit bois. Il y fait sombre et j'aperçois une petite
fille, dans sa cabane, qui joue avec ses poupées. Chacune repose dans son
berceau, la dînette est disposée sur une cagette retournée qui sert de table.
Une fois les poupées endormies, elle se lève silencieusement, prend son vélo et
pédale jusqu’à son frère, qui joue aux voitures dans le tas de sable, un peu
plus loin.
Leurs parents sont dans le
jardin, son père s’occupe des arbres, sa mère ramasse des petits pois. Bientôt,
maman l’appellera pour qu’elle l’aide à préparer le repas. Cet après-midi, si
le temps reste au beau, papa a promis d’emmener la famille à la piscine. Elle
scrute le ciel, redoute l’arrivée de gros nuages qui annuleraient la sortie…
Les nuages se sont amoncelés
pendant des mois et des années, au-dessus de la maison. Ma mère a trouvé, pour
ses vacances, des endroits moins retirés et bien plus amusants, en compagnie
d’un homme qui n’était pas mon père. Un été, dans la maison, mon père a invité
une amie, qui dormait avec lui, dans la chambre, à la place de ma mère. J’ai
fini par ne plus venir. Je n’étais bien nulle part, même plus ici. Un jour, ils
ont vendu la maison. Mon enfance est partie avec.
La boucle est bouclée. Je me
retrouve dans le chemin que j’ai emprunté pour arriver, sous les noisetiers, là
où la voiture était toujours garée. Avant de repartir, je respire profondément
en embrassant la maison et ses alentours d’un long regard.
Je prends un peu de mon enfance
qui reste là, intacte. J’en ai besoin pour vivre, c'est tout ce que j'ai trouvé
pour continuer d’avancer. Je reviendrai toujours.
« Pèlerinage » a été publié précédemment sur Hautetfort sous le titre « La maison ».
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