Lettre ouverte
Chère Claudine,
Ta lettre est arrivée il y a
presque un mois déjà, mais voilà seulement que je trouve le temps pour te
répondre.
Alors donc tu étais au théâtre le
même soir que moi ? Comment avons-nous fait pour ne pas nous y croiser plus tôt
? Je le fréquente assidûment, ce théâtre, depuis que je suis revenue vivre ici,
dans cette ville où nous avons été longtemps amies… Surtout à l'adolescence.
J'aimais bien nos discussions, à cette époque, nos discours enflammés, nos
échanges d'idées passionnés…
Après nous nous sommes mariées,
nous avons eu des enfants, des responsabilités, nous n'avions plus le temps de
nous voir, de sortir. La vie nous a séparées, accentuant nos divergences, nous
n'étions plus aussi tolérantes, aussi compréhensives, l'une par rapport à
l'autre. Nous nous sommes laissé bouffer, sans jamais prendre le temps de
respirer, élevant nos enfants, gérant nos problèmes d'éducation, de couple, de
travail, d'argent, de maladie…
Quand nous avons cessé de nous
voir, je n'étais pas lassée, plutôt exaspérée par tes prises de position
extrêmes. Moi, j'avais d'autres chats à fouetter, d'autres choses à penser, je
me débattais déjà du mieux que je pouvais pour faire tourner la maison.
Alors quand je vous invitais chez
moi, toi, ton mari, tes enfants (si bruyants il est vrai), j'aurais aimé
entendre parler d'autre chose que de tes idées révolutionnaires, de l'apéro au
digestif ! Tu ne laissais plus la parole aux autres ! Tu nous clouais le bec
sans nous laisser en placer une ! Tu nous déclamais des tirades à n'en plus
finir sur la lutte des classes, les méfaits du capitalisme, les gentils
ouvriers exploités et les méchants patrons profiteurs… Tout ça me semblait
tellement naïf, dépassé !
Ne sois pas fâchée ! Je ne fais
que te retranscrire mon état d'esprit de l'époque. Moi aussi, de mon côté, je
suis allée loin, à ce moment-là, dans mon degré d'intolérance. Je ne supportais
plus rien, j'avais les nerfs à vif du matin au soir, il y avait ces nuits trop
courtes, cet état d'épuisement permanent…
Mais il fallait tenir, je n'avais
pas le choix ! Toi non plus, tu n'as pas eu le choix, sans doute ? J'ose
espérer que tu as véritablement changé, que tu as mis, comme on dit, de l'eau
dans ton vin. C'est, en tout cas, ce que tu me dis dans ta lettre. Avec le
temps, on se bonifie !
Je ne m'attendais pas à avoir de
tes nouvelles, cela m'a vraiment étonnée et agréablement surprise ! Je pensais
que tu avais quitté la ville, j'ai su que ton mari était au chômage, qu'il
avait du mal à retrouver un poste, que vous alliez très certainement déménager…
Nous, c'est ce que nous avons
fait, nous sommes partis, presque du jour au lendemain. Mon mari a eu
l'opportunité d'une belle promotion, ça ne se représenterait jamais, nous avons
opté pour le changement, une vie différente dans le sud de la France.
Ça n'a pas été toujours simple,
il a fallu s'acclimater, mais je ne regrette rien. Nous avons passé de
merveilleux moments, avec nos trois filles, dans cette grande maison avec vue
sur la Méditerranée.
Nous avons eu une belle vie de
famille, surtout quand les filles ont été plus grandes, qu'on a pu les emmener
partout avec nous. Nous avons fait des voyages magnifiques ! C'était bien,
tout ça, mais c'était avant, avant que tout ne bascule, avant que tout ne
s'effondre. Est-ce que tu as su ? On t'a mise au courant ?
Après ce qui est arrivé, il y a
bientôt deux ans, je suis remontée vivre ici, où il me reste un peu de famille,
mon frère, une tante, du côté de mon père. Les filles avaient déjà quitté la
maison, elles étaient étudiantes, nous leur avions acheté un appartement sur
Montpellier.
Elles sont restées là-bas,
c'était déjà assez difficile pour elles, pas la peine de les arracher à une
région où elles avaient passé la majeure partie de leur vie. Elles y ont leurs
amours, leurs amis, leurs repères. Sûr, ce n'est pas évident pour moi de les
voir si peu, à présent. Mais c'eût été insoutenable de rester là-bas, vraiment.
Je vis mieux ici, là où je suis
née. Tant bien que mal, je tente de m'y reconstruire… Je descends par le train
aux vacances, je passe une semaine entière avec mes filles, elles me sortent,
me cajolent, ça me fait du bien.
L'aînée, qui avait un rendez-vous
à Paris pour son mémoire de fin d'études, est venue quelques jours chez moi
début mars. D'ailleurs, à cette occasion, nous sommes allées au théâtre, c'est
là que tu m'as aperçue… Je ne sais pas, si moi-même, je t'aurais reconnue. Ma
vue baisse, je dois changer de lunettes
!
C'est une bonne chose, que nous
nous soyons retrouvées. Je suis vraiment touchée. Nous allons avoir tant de
choses à nous dire quand nous nous reverrons ! Car nous allons nous revoir,
c'est aussi ce que tu souhaites, n'est-ce pas ?
Passe-moi un coup de téléphone
quand tu auras cette lettre, je te laisse mes coordonnées ci-dessous. Viens
boire un thé, un soir vers cinq heures, nous aurons tout loisir de refaire
connaissance.
Anne