jeudi 30 juillet 2015

Les principes de Bertrand


Tu t'en souviens comme moi, mon cher Nestor, ce dimanche-là, le réveil a sonné à six heures trente minutes exactement.

D'habitude, le dimanche matin, tu en es témoin, je m'octroie deux heures de sommeil supplémentaires. Mais attention : pas une minute de plus, pas une minute de moins. Juste ce qu'il faut pour remettre les compteurs à zéro, et repartir bon pied bon œil, dès le lundi matin.

C'est que j'ai des principes, moi, Bertrand, cinquante et un ans ! Il ne faut pas dormir plus que nécessaire ! Trop de sommeil, c'est perdre son temps. La vie est bien trop courte pour la passer à dormir !

Ce samedi soir-là, précisément, je me suis couché un peu plus tôt qu'à l'accoutumée. J'avais déjà tout préparé pour le lendemain, alors plutôt que de tourner en rond comme un lion en cage, je suis allé au lit.

Je me suis bien gardé d'avancer de deux heures les aiguilles de mon réveil, comme je le fais tous les samedis !

J'étais excité comme une puce, essayant de lire sans y parvenir, me tournant et me retournant mille fois dans les draps, sans trouver le sommeil. J'étais si impatient ! J'ai mal dormi. J'ai peu dormi.

Toi, mon fidèle animal de compagnie, tu me surveillais du coin de l'œil, très étonné de me voir dans cet état ! Moi qui ai un sommeil de plomb, en temps normal… Tu n'as pas bien dormi non plus, n'est-ce pas ?

Et quand le réveil a sonné, à six heures trente précises, je l'ai maudit ! Je lui ai lancé à la tête de ces insanités ! Ensuite, la raison pour laquelle j'avais supprimé ma petite "grasse" dominicale m'est vite revenue à l'esprit !

C'est que, Nestor, j'avais un rendez-vous de la plus haute importance ! Un rendez-vous avec une dame ! Sais-tu au moins ce qu'est une dame ? Il est vrai que tu n'as pas vraiment eu l'occasion d'en voir beaucoup ici !

La factrice, de temps en temps, pour un colis… La boulangère en tournée, dans son estafette… Quelle commère, celle-là ! En ce qui concerne ces personnes de sexe féminin, peut-on vraiment parler de "dames" ?

Celle avec laquelle j'avais rendez-vous en était une, j’en étais sûr ! Je ne me trompe que rarement sur mes congénères. Cette personne-là, j'avais eu le temps de la connaître, grâce aux nombreux courriers que nous avions échangés.

J'avais aussi reçu sa photographie, un portrait magnifique, plein de grâce et de distinction ! Elle avait beaucoup apprécié le mien, tu sais, celui où tu poses avec moi, sur ton joli coussin…

Il semblait évident que nous devions nous voir !  Mon train n'était qu'à neuf heures et quart, ce matin-là, mais je ne voulais surtout pas être pris au dépourvu par un événement de dernière minute ! J'ai en horreur les imprévus, Nestor ; ça me contrarie terriblement, tu l'as bien vu !

Je voulais être certain que tout se passerait bien : me lever tranquillement, te nourrir et m'occuper de toi mon Nestor, prendre le temps pour mon petit-déjeuner, ma toilette, ma tenue…

Je n'aurais plus qu'à remplir mon panier d'osier de toutes ces bonnes victuailles préparées la veille, emballées avec soin, puis partir à pied, sans affolement, vers la petite gare du village…

Je monterais dans le train pour une heure et quarante-deux minutes de voyage, j'en profiterais pour finir la lecture de ce vieux roman de Marcel Aymé qui me rappelle tant ma jeunesse, j'arriverais en gare de l'Est à dix heures et cinquante-sept minutes…

Elle m'attendrait, au bout du quai, une ombrelle à la main : c'était le signe de reconnaissance dont nous avions convenu… Moi, je ne devrais pas passer inaperçu avec mon grand panier en osier !

Dimanche matin, six heures trente minutes : la sonnerie du réveil me fait sursauter, j'ai la sensation de m'être endormi il y a cinq minutes à peine. Je peste, j'injurie, je fulmine, puis je me souviens de mon rendez-vous, tant espéré, tant attendu !

J'allume la petite lampe de ma table de nuit et je reprends conscience du monde qui m'environne. Tu es là, à mes côtés, comme toujours, mon brave Nestor !

Pourtant, il me semble bien que quelque chose cloche, un je-ne-sais-quoi me dérange. Je hume l'air : des effluves de terre mouillée parviennent à mes narines. Je dresse l'oreille : gargouillis, écoulements.

D'un bond je sors du lit, je vais à la fenêtre, j'ouvre mes volets… Oh non ! Il pleut à verse ! Des trombes d'eau, le déluge, mille cascades ! Déconfiture, triste figure, mine défaite…

La dame va avoir bien piètre allure, avec sa robe à fleurs et son ombrelle en dentelles ! Et moi, j'aurai l'air dépité dans mon petit costume printanier, chaussé de sandalettes, coiffé d'un canotier ! Quelle rigolade, quelle mascarade !

Un pique-nique sur les bords de Seine ? C'est à se tordre ! Tout est fichu, tout est gâché ! Je te prends à témoin, mon fidèle Nestor : qu'avais-je de mieux à faire, au vu de ces conditions météorologiques extrêmes ?

Ce dimanche matin-là, j'ai refermé les volets et je me suis recouché.

Je me souviens m'être endormi comme une masse, emporté vers un sommeil profond, sans rêves, sans espoirs, sans chimères… Quand je me suis de nouveau réveillé, les aiguilles du réveil affichaient pile huit heures trente.

Je n'avais pas failli à mon rituel du dimanche ! Huit heures trente et une minutes : derrière les volets, une surprise m'attendait. Le ciel était d'un bleu limpide et les oiseaux chantaient.

J'ai fait alors quelque chose d'insensé, d'incroyable, d'impensable ! Habillé de pied en cap en un quart d'heure, prenant à peine le temps de te donner ton repas, je me suis précipité en courant jusqu'à la gare, sans panier en osier ni bonnes victuailles…

J'ai eu mon train in extremis ! Et arrivé à Paris… Quelle belle journée nous avons passé ! Mon Nestor, je t'adore !

Oh ! Mais on frappe à la porte ! Ce doit être Clémence ! Ce ne peut être qu'elle ! Ma douce, ma tendre, ma chère Clémence ! Je te parlais, je n'ai pas entendu arriver sa voiture…

Rappelle-toi, Nestor ! Tu te dois de lui faire le meilleur accueil ! Sois aimable, mais pas trop familier… Vous devez faire connaissance, vous apprivoiser !

Je vais lui ouvrir…

Un p'tit coin d'parapluie, contre un coin d'paradis… 

mardi 28 juillet 2015

Clara


Ce matin-là, Clara m'a dit qu'on partait en promenade.

J'étais aux anges !

Elle s'était habillée chaudement, s'enveloppant de laine et de tissu : un pull à col roulé en cachemire bleu électrique, une jupe grise, ample et épaisse qui lui arrivait aux genoux, de gros collants et des chaussettes rayées orange et jaune, son manteau noir, son bonnet péruvien multicolore, ses gants assortis à sa longue écharpe, d'un rouge éclatant.

Elle avait mis aux pieds ses grosses chaussures de marche couvertes de terre séchée. L'ensemble de sa tenue lui donnait une allure peu banale. Clara était quelqu'un de peu banal.

Nous allions nous en donner à cœur joie, je trépignais déjà ! Clara chantonnait tout en se regardant dans le miroir de l'entrée, elle coiffait délicatement avec les doigts sa chevelure rousse et frisée, tout emmêlée.

Elle me prenait à témoin sur des vers d'Aragon, affirmant qu'ils étaient magnifiés par Ferrat :

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre, que serais-je sans toi qu'un cœur au bois dormant, que cette heure arrêtée au cadran de la montre, que serais-je sans toi que ce balbutiement.

Clara me souriait, elle était de bonne humeur, comme toujours.

Nous sommes sortis de la maison, il faisait froid et brumeux, le jour se levait à peine. Nous avons suivi le chemin habituel dans les rues de la ville puis le long de la rivière, en direction du parc.

Tout avait gelé !

Les flaques s'étaient transformées en miroir, une fine couche de givre recouvrait les trottoirs, peut-être même avait-il un peu neigé…

Attention aux glissades !

Les gens nous regardaient, se retournaient sur notre passage, ce n'était pas méchant, non ! Plutôt de l'étonnement, de la curiosité, des sourires amusés. Il faut dire que nous formions, tous les deux, un bien bel équipage !

Je reniflais ici des odeurs connues, là des odeurs nouvelles, ça me faisait du bien un peu d'exercice, j'avais tendance à m'empâter, ces derniers temps. J'attendais avec impatience le moment où Clara me laisserait toute liberté de mouvement, où je pourrais aller et venir à ma guise.

Je partirais en courant, le nez au vent, et j'irais loin, très loin, jusqu'à ce qu'elle ne me voie plus. Puis je reviendrais vers elle à petits pas hautains, l'air de rien, comme si je ne la connaissais pas. Aurait-elle envie de jouer avec moi ?

J'aime tant jouer avec Clara !

Nous étions à l'entrée du parc, oui c'était bien l'endroit, blanc, gelé, désert : là-bas la rivière et sa plage de sable, la grande pelouse, les jeux pour les enfants, la forêt, les étangs, tous ces chemins s'offrant à nous… Lequel Clara allait-elle prendre aujourd'hui ? Était-elle suffisamment en forme pour le grand circuit ?

Moi, j'étais d'accord pour tout !

Elle prit à droite, vers les bois et les marécages, par les sentiers sinueux, les petits ponts à traverser. La nature était silencieuse, tout endormie, figée dans l'air glacial. En dehors de la ville, le froid se faisait encore plus ressentir. Un léger nuage se formait autour de nos têtes, tandis que nous respirions. 

Comme c'était drôle !

Le brouillard planait par ici, très dense. Il faisait sombre, les ramures noires et dénudées avaient perdu leurs contours. C'était flou, peuplé de créatures fantastiques, de monstres aux doigts crochus, enfin c'est ce que Clara me racontait, moi je ne voyais rien de tel.

Un oiseau voletait, de temps en temps. On entendait des craquements, venant du sol. Quelque animal foulant le tapis de feuilles glacées ? Des promeneurs matinaux, comme nous ?

Il était temps que Clara me lâche, enfin !

Quelle joie de vagabonder, vaquer à mes occupations, nourrir mes petits secrets… Elle pouvait me faire confiance ! Car il lui suffirait de m'appeler doucement par mon nom et je réapparaîtrais, l'allure joyeuse et frétillante.

Elle pourrait même m'envoyer un bâton, ou alors la balle qu'elle gardait dans sa poche : je me ferais un plaisir de courir après, de lui rapporter, de lui déposer dans sa main. C'était toujours si gentiment demandé ! Elle m'encouragerait, me complimenterait, me flatterait, en bonne pâte que j'étais.

Ce matin-là avec Clara, nous faisions une promenade.

Je m'en souviens, c'était l'hiver, nous sommes allés au parc. Sur le chemin dans les sous-bois, elle a croisé un ancien camarade de classe. Ils se sont arrêtés pour discuter, très surpris de se rencontrer là, puis ils ont fini par s'asseoir sur un banc, malgré la température polaire qui régnait…

Ils en avaient, des choses à se dire ! J'aurais voulu m'amuser, moi ! Non, il a fallu que je reste tranquille pendant des heures, à me geler les pattes… Je manifestais de temps en temps des signes d'énervement, je m'agitais en couinant, mais Clara ne m'écoutait pas, absorbée par sa conversation.

Elle n'était déjà plus la même.

Maintenant nous sommes trois pour aller au parc. Clara l'aime lui, mais Clara m'aime toujours, elle m'aimera toute la vie. Elle me l'a dit, je la crois, oui, elle me l'a promis.

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre, que serais-je sans toi qu'un cœur au bois dormant, que cette heure arrêtée au cadran de la montre, que serais-je sans toi que ce balbutiement.

mercredi 22 juillet 2015

En boucle 1


En boucle 1

Ça décroche, je dis : "Allo, je viens d’arriver à la Ferme, et toi, tu es où ?" Ce qui est important, c’est que quelqu’un m’attende, là, maintenant, tout près… C’est sûr, on va passer un bon moment ensemble.

"Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de ferme ? Tu es où, qu’est-ce que tu fais ? Il y a une ferme, près de chez toi ? Ils font du bio, j’espère !" Ma mère. Mon ventre se serre. Le sang monte à mes joues, bat à mes tempes, mon visage est en feu. Déception : ce n’est pas l’appel que j’attendais. Je reste sans voix, immobile, au volant de ma voiture à l’arrêt, fixant le tableau de bord sans vraiment le voir.

"Tu m’entends ?" demande-t-elle. Ma gorge est sèche : "Oui, maman." Je regrette d’avoir cédé à sa demande : "Tu ne m’appelles qu’en cas d’urgence, hein, maman ?" Le numéro du fixe suffisait déjà bien amplement ! "Tu n’étais pas chez toi, alors comme tu m'as donné ton numéro de portable… Tu vas bien ?" "Oui, maman." "Je ne te dérange pas, au moins ?" "Si, maman. Tu as quelque chose d’urgent à me dire ?" "Non, pas spécialement. Mais comme tu n’étais pas chez toi, j'ai pensé que..."

Je décide de me faire violence pour couper court à une conversation que je ne désire pas avoir, là, maintenant, alors qu’on est vendredi soir, que je viens juste d’arriver à la Ferme du Buisson, et que je suis déjà très en retard. "Je ne peux vraiment pas te parler, rappelle-moi plus tard, allez, au revoir, maman !"

J’appuie sur le bouton de fin d’appel et je souffle un grand coup. Quelqu’un aurait-il essayé de me joindre entre temps ? Mon (ma) mystérieux(se) correspondant(e) ? Non, même pas. Traces de pluie sur le pare-brise. Larmes dégoulinantes, ciel assombri, horizon obscurci, déjà la nuit.

Je ne vais pas me gâcher la soirée, tout de même ! Je dois me ressaisir. Faire le calme en moi, avant de sortir. Je m’apaise, je positive. Coup d'essuie-glace, aller-retour. Au fond du parking, j'aperçois l'enseigne lumineuse d'un supermarché sur un bâtiment neuf : "Ouverture prochaine". Je souris : établissement commercial, établissement culturel, même parking, même combat ? Consommation aux prix les plus bas ?

J'achète de quoi manger, pour me nourrir, comme tout le monde. Je consacre une bonne part de mon budget aux choses culturelles, artistiques, intellectuelles. J’aime regarder, écouter, sentir, ressentir. Réfléchir, sans fléchir. Confronter, provoquer... Vie intérieure intense. Mais pour le reste ! Il pleut à verse. L’extérieur se déforme, s’embue, se brumise. Je m’extirpe de la voiture, parapluie à la main, prêt à être ouvert. De grosses gouttes tièdes viennent, en rafale, me lécher le visage.

Quelques pas à faire encore et me voilà devant le porche : joyeux rideau de lanières en plastique multicolore, entrelacs, ribambelle, passage obligé. Parapluie en avant, je fonce, tête baissée. Dans la grande cour, les pavés luisent. Guirlandes électriques, bâtiments éclairés, air de fête. Devant le Hall, une grande tente ovale, orientale : invitation au voyage. Nouvelle entrée, sas à franchir, portes vitrées, salle circulaire, lieu du buffet…

Le temps m’est compté, à peine une demi-heure avant mon premier spectacle. Passons aux choses sérieuses : nourrir le corps avant de nourrir l’âme. Ventre affamé n’a pas d’oreilles ! Les toasts sont raffinés, sucré salé, le choix de tartelettes me fait tourner la tête. J’en avale une, puis une autre, goulûment. Je suce mes doigts. Je fais passer le tout avec un bon mousseux bien frais.

C’est le début de Temps d’Images : le festival. La soirée d’ouverture, riche en spectacles, sera suivie d'une nouvelle édition des Nuits Curieuses. Nuits étranges, nuits ouvertes aux expériences, nuits offertes aux plaisirs inconnus. Les annonces seront faites, ici même, dans le Hall, il suffira alors de suivre un guide jusqu’au lieu des réjouissances.

Je pense à mon inconnu(e) connu(e) : espoir déçu. Pas reçu d’appel en vibreur sur mon petit portable, fixé à ma ceinture. Je m’en saisis. Je l’éteins. Je le dépose au fond de ma besace. Personne n’est venu m’adresser la parole en se montrant content de me voir, personne n’est venu me surprendre, me donner du sang neuf, de la persévérance… Pourtant… Il y a bien des visages qui me sont familiers, autour de moi : sans doute les ai-je déjà croisés ici même ?

En route pour le Grenier, je suis bien, je suis ivre, je suis libre, allez ! "Sauvez les apparences !" hurle l’acteur, à l’entrée. Drôles de textes, encadrés, accrochés, onomatopées, sens caché. Me voici en première ligne, l’acteur m’invective, m’interpelle, je me laisse prendre au jeu de ses questions : l’image de soi, les images de la télévision, qu’est-ce qu’on peut voir, montrer ou pas ?

Me voilà à parler de moi, à me donner un genre, devant une cinquantaine de spectateurs. Ça me grise, ça m’amuse, ça me motive. Quelques minutes de gloire, on s’intéresse à moi ! Ça ne dure pas. La suite du spectacle est décevante, bien en dessous de ce que j'imaginais.

Dehors, retour à l’anonymat. J’hésite un instant à rallumer mon portable, il y a peut-être un message, mais je renonce. À quoi bon me faire du mal ? Je vais vivre la nuit comme bon me semble, au gré du hasard.

J’attends sous la pluie, les pieds dans l’eau, devant le Caravansérail. "(F)lux" : écrans, microphones, caméras, claviers. Surinformation, surconsommation, sollicitations, attirer l’attention. Acheter, se vendre, être vu, coûte que coûte. Supermarché virtuel, rencontres sur Internet.

Puis-je trouver le bonheur sur le réseau ? J’ai peur de m’y perdre. Monde irréel, pas maîtrisé. La "vraie" rencontre doit être possible ! Mais où est la vérité, avec toutes ces nouvelles façons de communiquer ? "Soignez votre apparence !" Je dois me battre pour exister.

Le message n'était pas signé. Qui me l'a envoyé ? J'ai cru quelque temps que j’avais un(e) ami(e), prêt(e) à m’accompagner, je pensais vivre les choses à deux et puis… Ce n'était qu'un leurre, ça ne pouvait pas être "vrai".

À la Halle, confusion des genres. Boîte à images, machine à rêves. C’est "Tout vu" et ses vingt-quatre écrans allumés, la télé du monde entier commentée, démontée, ridiculisée, jusqu’au non-sens. "Ceci n’est pas une télé." Manipulation, passivité, images à outrance… Aurai-je un jour assez de cran pour me débarrasser de cet écran-là ?

Tout bascule dans "La chambre penchée". Le texte me ressemble. Le héros est seul. Jeune et déjà seul, programmé à le rester. Les dés sont jetés. Les jeux sont faits, dans la durée. C'est l'enfer dans sa chambre, et le chaos dans ses pensées. Droit au public de déambuler, de circuler comme bon lui semble, d'un décor à l'autre, d'un point de vue à l'autre.

Une chambre de bonne. La même, penchée, une caméra pour la redresser, la projeter sur un écran : monde inversé, tout retourné, tourneboulé, bouleversé. Je profite de cette possibilité, si rare au théâtre, de bouger, d’aller et venir. Être acteur de ce que l’on regarde : l’idée me plaît. C’est comme dans les concerts de rock : liberté de changer d’angle de vue…

Vingt-trois heures : en avant pour les Nuits Curieuses ! À chacun sa nuit, à chacun sa vie, à chacun ses rêves. Installations, pour commencer. Je vais aux Écuries. Une pelle, un tas de sable, en ramasser, le faire couler. Écran de sable, film éphémère : femme souriante, aux longs cheveux : figure de proue, sirène ? Une cruche, de l'eau, un bocal à remplir ; au fond, un oeil apparaît, avale l'eau, émet un gargouillis, puis disparaît.

Au Centre d'Art, un film projeté à l'envers, montrant des scènes urbaines, est rétabli dans une grande flaque. Baisser la tête pour regarder, inverser, renverser. Rider la flaque avec le pied. Jouer avec les ondes, les petites vagues. Voir comme l’image en est changée. Plus loin, jeu de miroirs, un couple s’embrasse, s’enlace, longuement. On se regarde regarder.

Je vais boire un verre. DJ rock dans le Hall, extrait d’un set, évocateur et lourd de sens : "Fade to Grey" de Visage, "Chercher le garçon" de Taxi Girl, "One Trip one Noise" de Noir Désir. Dommage, personne ne danse.

Au Théâtre, c’est "En boucle" de la compagnie du Garage. Je m’attendais à quelque chose de nouveau ! J’ai déjà vu ce spectacle. N’empêche, ces six petits écrans sur lesquels sont projetés six films différents, racontant une histoire d'amour en chassés-croisés, me captivent à nouveau. Vies solitaires, rencontres possibles…

Je pars en terrain trouble avec "In my room". Chambre de lecture, pas ordinaire. Performance : une fille, en petite robe rouge, debout sur une colonne de plexiglas, s’auto filme, images intimes, corps détaillé, corps dévoilé. Murs et plafond blancs. Une voix parle d’amour, de chair, de sexe, de relation passionnelle.

La fille s’affiche, impudique. Elle se regarde, dans l’écran. Ou plutôt ce qu’elle filme d’elle-même. C’est tellement différent du miroir ! Dimension artistique évidente. Étonnante, pas choquante. La fille est là physiquement, elle donne à voir d’elle-même, en très gros plan. Exhibitionnisme froid, esthétique.

Je reste pour "U idea". Expérience renversante : les spectateurs sont invités à adopter une position de détente, assis ou allongés. Le mobilier est étudié. Le film "Adieu" revisité, trituré grâce aux outils du numérique. Quatre écrans dans la pièce, sous les toits, en décalage, en décalé. Si je pouvais dormir ici, sans avoir à reprendre ma voiture ! Si c'était mon ami(e) qui conduisait !

Je ne me sens ni homme, ni femme. Être asexué, sans identité. Entité spirituelle, sans sexualité. Inodore, transparente, spectrale. Ce soir, j’ai bien tenté de sourire, de parler à mes semblables, mais les conversations sont restées brèves, polies, rangées.

Nuits Curieuses : à chacun sa nuit, à chacun sa vie, à chacun ses rêves. Soif d’expression maintenant, envie de raconter. Allumer mon ordinateur. Taper les mots, tels qu’ils me viennent. Commencer par le début.


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En boucle 2


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Nuits Curieuses : à chacun sa nuit, à chacun sa vie, à chacun ses rêves. Soif d’expression maintenant, envie de raconter. Allumer mon ordinateur. Taper les mots, tels qu’ils me viennent. Commencer par le début.

Mercredi 28 septembre 2005. Quinze heures. De retour du salon de coiffure, j’interroge anxieusement le grand miroir mural de mon studio. Pâle soleil, à l’extérieur. L’automne, déjà. Je souris au reflet, plutôt flatteur, qui se dessine dans le cadre en bois clair.

Cheveux blonds coupés courts, bien coiffés pour une fois, peau légèrement hâlée, reliquat de l’été… Yeux bleus grisés, traits fins et lisses, tee-shirt noir, gilet noir, pantalon noir… Je m’inspecte, je m’examine, je me détaille.

Renvoi de mon image, regard critique. J’ai changé, mais je prends soin de moi : encore potable, acceptable. Désirable ? Baisable ? Éventualité, domaine du possible. Être de chair, de sang, sensible. Perplexité face à mon âge : âge mûr, âge moyen, certain âge…

J'ai eu quarante-deux ans il y a huit jours. Dans le miroir, un visage encore juvénile, peu marqué, pas trop altéré, ni affaissé… Temps compté, à rebours. Association d'idées : le groupe new wave Altered Images et son "Happy Birthday". La chanson du moment, de circonstance. Accepter de vieillir, s’y faire, ou alors…

Pour le moment, je suis en pleine forme, physique et psychique. Mon corps est en parfait état de marche : modelé, musclé, tonifié par la pratique d’activités sportives régulières. Performant, résistant, à toute épreuve. C’est du gâchis que de ne pas pouvoir l’utiliser au bout de ses possibilités !

L’activité sexuelle me fait terriblement défaut. Pourtant, j’ai du désir pour l’autre, je me sens disponible. Mais le passage à l'acte est loin d'être facile. Rencontres frustrantes, décevantes, inabouties. Inexistantes ces derniers temps.

Je ne fais sans doute pas ce qu’il faut pour dénicher l’oiseau rare. Timidité excessive, peur de déplaire avant même d’avoir essayé… Ne sachant plus user de mon charme. Avant, quand j’étais plus jeune… Aujourd’hui, j’ai perdu le goût de jouer et de séduire.

Les choses seraient plus simples si on m'abordait : c’est rassurant, de savoir, d’entrée, qu’on plaît… On n’a rien à faire, juste se laisser aller. Mais ça ne m’arrive plus depuis des années, alors je peux toujours rêver ! En attendant, je me contente d’une sexualité personnelle, mécanique, expéditive. Mono plaisir.

Aucune histoire de coeur, de corps ou d’esprit. Incapable d'aimer. Les affaires au point mort, loser en amour… depuis toujours. Je connais pourtant mieux que personne les points positifs à être célibataire ! La vie quotidienne en duo peut rapidement devenir un enfer : j'en ai eu un bref aperçu et j'ai fui à toutes jambes. Là au moins, je sais à quoi m'en tenir. La vie en solitaire n'est pas pour me déplaire. Je suis libre. C'est le prix à payer. Pour respirer.

L’amour, le sexe, les sentiments me manquent fort, tout de même. Alors… Accepter les compromis, et tout ira bien ? Faire avec ce que j’ai, mais le faire, coûte que coûte. J’ai assez attendu ! Je m’y mets sérieusement, cette fois-ci. On n’a qu’une vie, pas vrai ? À tant chercher l’âme soeur, je vais finir par la trouver !

Je dois donner de ma personne, être capable de m’engager. Lascivement, je salive. J’envoie à mon double un clin d’oeil aguicheur. En retour, il m’adresse une moue suggestive, gourmande, coquine. Face cachée dévoilée, une toute petite seconde.

Un gimmick familier : l’annonce d’un message. Autre façon de communiquer. Ludique, sympathique. Je saisis mon portable. Bientôt ces mots s’affichent : "Festival Temps d’Images + Nuits Curieuses à la Ferme du Buisson ce vendredi 30, ça promet ! Tu viens ?"

L’auteur n’est pas identifiable, n’a pas voulu s’identifier, a oublié ? Je cherche, dans mes proches, qui me connaît suffisamment pour me faire ce genre de proposition. Un homme, une femme ? Cela m’intrigue ! J’aime les énigmes, ces petits riens inattendus.

Je réponds aussi sec : "OK pour vendredi. RV sur place, 19 h." À qui ai-je répondu ? Va-t-il/elle me rappeler ? De toute façon, j’avais décidé d’y aller, à cette soirée d’ouverture ! Billet en poche, depuis début septembre. Prix dérisoire : la culture accessible, ouverte, possible. Voir des spectacles d’avant-garde, développer son esprit critique, se confronter à des idées nouvelles, avoir le droit d’aimer, de détester, sans que ça fasse trop mal au porte-monnaie…

À la Ferme du Buisson, refus de l’élitisme et place à l’éclectisme. Je fréquente ce lieu de plus en plus souvent : il me plaît, j’aime ce qui s’y passe. Il y souffle un doux vent de folie, il s’y trame de drôles de choses, toujours très surprenantes.

Au programme de ce Temps d’Images : installations interactives, théâtre, danse, musique, vidéo, numérique, informatique, cinéma, concerts, lectures, poésie, créations, chantiers, performances…

Tous les lieux investis : Abreuvoir, Caravansérail, Centre d’Art, Cinéma, Écuries, Grenier, Hall, Halle, Studio, Théâtre… De l’inédit, de quoi s‘aérer les neurones, goûter à une culture résolument contemporaine, au coeur des nouvelles technologies ! Un savoureux mélange, des spectacles hors du commun, un fourmillement d’idées.

Nuits Curieuses, nuits fameuses, nuits raffinées. S’y risquer, solliciter ses sens, tester ses limites. Parcours à la carte, exploration intime, au gré des envies, jusque tard dans la nuit… J’avais beaucoup aimé ce principe, l’an dernier. J’y retourne donc… les yeux fermés !

La perspective, inespérée, de sortir à deux : une excellente motivation, une énergie supplémentaire. Curiosité : qui m’a écrit ? Qui me sollicite, qui souhaite ma présence, qui pense à moi, qui veut de moi ? Je suis sceptique. J’hésite entre plusieurs personnes. Je ne les appelle pas. Qui vivra verra.

J’accorde encore un peu d’attention à ma personne, dans le miroir. Que renvoie-t-elle ? À moi, aux autres ? Qu'est-ce qui cloche ? Ce que l'âge fait à mon visage n'arrange rien : il amplifie négativement ma perception des choses. Triste figure : je me fuis, je me cherche, je me traque. Quête narcissique jamais finie, non satisfaite. La réponse par le numérique ?

Gloire aux écrans, petits ou grands : pixels, plasma, cristaux liquides. Prendre la pose, se mettre en scène, se regarder. Simultané, ou différé. Jouer avec les couleurs, le contraste, la luminosité, les effets… Toutes ces images, qui échappent au contrôle : miroirs aux alouettes ? J'envisage pourtant sérieusement l’achat d’un matériel informatique et numérique approprié.

Vendredi 30 septembre 2005, dix-huit heures quarante minutes. Embouteillages monstres sur l'A4 : je n'aurais pas dû passer par là, je vais finir par être en retard. Mon téléphone peut vibrer à tout moment : il fait son nid, bien au chaud, sur mes cuisses. Jusqu'à présent, personne n'a appelé. Je reste résolument optimiste.

Avec le portable, tout se fait dans l'instant, pas besoin d'anticiper, de fixer les choses à l'avance. On me téléphonera au moment voulu. Une voix me demandera : "Je suis là, tu es où ?" Je répondrai : "Ici !" et, reconnaissant la voix : "C’est toi ?" On se retrouvera, qui que tu sois, et j’aurai le sourire aux lèvres, piaffant d’impatience à l’idée de te retrouver, mon inconnu(e) qui me connaît ! J’anticipe la joie de la rencontre.

Je réussis à quitter l'autoroute et je prends les chemins de traverse. Villes nouvelles décrépites, mornes et grises. Ça y est, j'y suis presque ! Dans un virage pris un peu vite, mon portable tombe, à mes pieds, sur le plancher. J'ai peur de l'écraser ! Je me gare et le récupère, fébrile : mais c'est qu'il vibre, l'animal !

Ironie du sort : un appel en absence, mais pas de message. Un numéro de portable, non identifié, non répertorié dans mon carnet d'adresses, dix chiffres à composer, à rappeler d'urgence, un appui sur une touche, hop ! État d’excitation extrême, je vais savoir le fin mot de l’histoire…

Ça décroche, je dis : "Allo, je viens d’arriver à la Ferme, et toi, tu es où ?" Ce qui est important c’est que quelqu’un m’attende, là, maintenant, tout près… C’est sûr, on va passer un bon moment ensemble.


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dimanche 19 juillet 2015

En vacances

Trilogie de juillet 1 sur 3
11 juillet 2015

Sous les pavés la plage, sous le sable, le goudron ! Le vent facétieux a fait s’envoler les dunes jusqu’à la route, la recouvrant totalement. La progression en voiture est laborieuse, périlleuse, de surcroît on n’y voit pratiquement rien. Les essuie-glaces ne parviennent pas à chasser tout ce sable qui arrive en rafales sur le pare-brise et se dépose insidieusement dans le moindre interstice. Les yeux piquent, la gorge s’enflamme, le nez se bouche, l’on tousse, l’on met les mains sur le visage pour tenter de se protéger…

C’était la première fois qu’ils partaient à la montagne, bien décidés à apprendre à skier. En vue des sommets, ils furent bien désappointés en découvrant le paysage : il ne restait plus que quelques plaques de neige par ci par là, la pelure jaune sale des pâturages, les routes inondées, ruisselantes. Pourtant, il avait bien neigé la semaine passée, avec presque deux mètres en haut des pistes ! Même si, dans un premier temps, ils n’auraient eu droit qu’aux petites vertes, en bas et à proximité des remonte-pentes, ils se faisaient à l’avance une joie de fouler le manteau blanc immaculé.

À l’arrière du véhicule, les enfants s’agitent, les enfants pleurnichent, les enfants se plaignent d’avoir soif, d’avoir faim, d’avoir envie de faire pipi. Ils posent, en chœur et pour la cinquantième fois au moins la sempiternelle question : « C’est quand qu’on arrive ? » Ce à quoi les parents sont incapables de répondre, ils ne savent pas vraiment où ils se trouvent, à vrai dire, mais ils répondent tout de même : « Bientôt, bientôt, bientôt, encore un peu de patience, et de courage ! » Les triplés grognent, les triplés râlent, les triplés en ont marre et ne se gênent pas pour leur faire savoir.

Le père manifestait sa colère, la mère gardait le sourire malgré sa déception et essayait de le calmer, sans grand résultat. Troublés par la dispute, les enfants demandèrent, avec inquiétude, l’un après l’autre : «  On est bientôt arrivé ? » « C’est encore loin, la neige ? » «  Quand est-ce qu’on skie ? » Le père, grand roux hirsute, se tourna vers eux en vociférant : « La neige, la neige, la neige, mes pauvres enfants, si vous en voulez, il va falloir la faire tomber ! » La mère, au volant, une gracieuse petite brune, leur dit d’une voix qui se voulait apaisante : « Rien n’est perdu, enfin, vous le savez bien, il peut se mettre à neiger d’un instant à l’autre ! »

Concentrée sur la route, ou plutôt sur ce qui semble être la route, la mère se demande si c’était vraiment une bonne idée de louer cette maison en bordure de l’océan. On aurait pu résider un peu plus loin de la côte, profiter de la campagne et venir à la plage en vélo ? Il faisait si beau et si chaud, la semaine dernière, juste avant qu’ils ne se décident à partir ; rien ne laissait présager une tempête ! Enfin… La météo ne l’avait pas annoncée ! Le père est plus nerveux, surtout avec les enfants qui hurlent derrière : « On veut voir la mer ! » Le voilà qui se met à pester : « La mer, la mer, la mer, mes pauvres enfants, si vous voulez la voir, il va falloir la faire venir ! »

La mère insistait : « Demain matin, si ça se trouve, nous pourrons louer des skis et nous inscrire aux cours ! Ne soyez pas si pessimistes ! On a toute la semaine pour en profiter ! Dans vingt minutes, à tout casser, nous serons au chalet ! » Au mot « chalet », le père retrouva sa gaieté, s’imaginant déjà dans le décor rustique d’un salon savoyard, au fond d’un canapé, un verre de bière fraîche à la main (il en avait toute une glacière, logée dans le coffre). Il se tourna pour parler aux enfants, cette fois-ci plus doucement : « On va être bien, dans ce chalet, vous aurez chacun votre chambre, papa et maman la leur ; il y a un grand salon où on pourra manger des crêpes, des croque-monsieur, de la fondue, de la raclette, tout ce qui vous fera plaisir ! »

« Ne leur dis pas ça, voyons, aide-moi plutôt à suivre la route ! On est où, là ? Tu peux brancher le GPS ? » Le père crie aux enfants qui geignent comme des veaux : « Vos gueules, les mouettes ! Maman conduit ! Et papa a besoin de réfléchir pour savoir où est planqué ce foutu GPS ! Plus un bruit ou je vous en colle une, à chacun, un bel aller-retour ! » À l’extérieur, le vent redouble de force, de petites tornades de sable se forment, ici et là, tout autour d’eux. La mère continue de conduire, à vitesse réduite, de façon souple et régulière, comme sur une route enneigée. Elle l’a souvent fait, elle garde le moral.

Les enfants s’étaient correctement rassis sur la banquette et commençaient à somnoler. Le père avait branché le GPS et suivait, mètre par mètre, la progression vers le chalet. Il avait coupé le sifflet à la voix injonctive, synthétique, froidement féminine ; celle de sa compagne, tranquille et chaleureuse, lui suffisait. Elle était en train d’énumérer toutes les activités qu’ils pourraient faire quand même à la montagne, en absence de neige. Randonnées à pied, elle adorait ça ; vélo tout terrain pour lui et les triplés, avec les casques de protection bien sûr, elle s’abstiendrait ; piscine pour tout le monde, descente en luge sur la piste en plastique aménagée, visite du musée du bois, des caves à fromage, de la ferme typique transformée en écomusée, de la réserve d’animaux polaires… Elle s’était bien renseignée avant leur départ !

« Le GPS indique que nous sommes dans la bonne direction ! Encore quelques kilomètres et nous serons à la villa ! Hip hip hip, hourra ! » lance le père d’une voix forte et enjouée. Les enfants ouvrent un œil, puis le referment, ouvrent l’autre, puis les deux. « Alors ça y est papa ? » « On y est, à la mer ? » « On peut se mettre en maillot de bain ? » La mère réplique fermement à ses enfants : « Eh, la marmaille ! Un ton au-dessous, s’il vous plaît ! » Puis à son compagnon de route : « Guide-moi, toi, plutôt. On dirait qu’il y a un croisement, là. Je prends à droite, ou à gauche ? » « Alors attends voir… P. de sable ! Il y en a partout ! À gauche, oui, c’est par là l’océan, prends à gauche, à gauche toute ! » Les enfants manifestent leur joie, sautent dans la voiture, lèvent leurs bras au-dessus de leur tête, applaudissent en riant.

« Oui, mais on est tout de même venus pour skier ! » se lamentait le père. « On aurait pu s’abstenir de se farcir autant de bornes pour des choses que l’on peut faire n’importe où ailleurs ! » « On peut tenter le ski… nautique » rétorqua gentiment la mère, ses yeux fixant la route dégoulinante et ses nombreux lacets. Les enfants dormaient les uns contre les autres, la tête de l’un sur l’épaule de l’autre, comme imbriqués. Elle ajouta : « Avec la météo de ces dernières années, de toute façon, on ne sait jamais à quoi s’attendre ! Rappelle-toi notre séjour, l’été passé, dans les Calanques, et de ces nuits où il avait gelé. » « Ah oui, que c’était drôle de retrouver le linge suspendu sur le balcon de notre cabanon durci par le froid ! Ah ah ah ! J’en ris encore ! » répondit le père, mi-figue, mi-raisin. « Je crois bien que notre chalet ne se trouve pas loin, à droite, mets le clignotant, prends la petite route, oui, c’est ça, puis le chemin, là ! »

« Regarde, on dirait un village, tout près. Théoriquement, la maison se trouve dans la première impasse, celle qui conduit directement à la plage. On va pouvoir se baigner, les petits ! Enfin, quand le sable aura cessé de voleter ! » dit joyeusement le père. « Tu appelles ça voleter ! C’est un véritable ouragan qui s’abat sur nous en ce moment, il est temps qu’on arrive, mon chéri ! Oh, voilà, c’est de cette impasse, dont tu parlais ? » La mère mène la voiture pile devant leur villa de location, coupe le moteur et souffle un bon coup, toujours souriante. « Mission accomplie ! Famille menée à bon port ! Ce n’était pas plus difficile que l’hiver dernier dans les Pyrénées, quand nous avons été assaillis, à l’aller, par ces nuées d’oiseaux migrateurs, désorientés par tous ces changements de climat… Il faut s’y faire, c’est comme ça, maintenant. Il aurait fallu qu’ils y pensent avant ! »

La mère étira longuement ses bras, bâilla légèrement, puis chuchota : « On réveillera les enfants quand on aura fini de vider la voiture, allez viens, du nerf, on est presque au bout de nos peines ! Ne fais pas cette tête, c’était une bonne idée, ce séjour improvisé à la montagne ; personne ne pouvait imaginer que ça fondrait si vite, en l’espace de quelques jours ! Il va reneiger, j’en suis sûre, on va en profiter, tous les cinq, en famille. À nous la glisse dans la poudre blanche en plein mois de juillet ! » « Et les bons feux de cheminée ! » ajouta le père, ragaillardi, en ouvrant la portière. Il pleuvait maintenant à grosses gouttes. « Si  par hasard le soleil se pointe, on en profitera pour bronzer ! »

La mère tire la manette pour sortir, le vent fait voler ses longs cheveux bruns. La tignasse ébouriffée du père le fait ressembler à un fou évadé de l’asile. Il ouvre le coffre, dépose les sacs et les valises à terre, extirpe la glacière des profondeurs, la saisit par l’anse et se dirige vers leur résidence balnéaire. « Une bonne bière fraîche me fera du bien ! » se dit-il, un léger sourire aux lèvres. « À la santé de la grande bleue ! » Puis, à l’adresse de sa compagne : « Alors, tu viens ? C’est toi qui a les clés, je crois ? » Ils avaient eu cette immense bâtisse avec vue imprenable sur l’océan pour quelques centaines d’euros la semaine. Une véritable aubaine pour fêter, tous ensemble, le prochain jour de l’an.

À lire aussi sur ce blog :

(Les grands moyens, Connexions, Ce matin-là, Chanteur de rock, MAX, Le mentir vrai, Sur le parking, En Corrèze, La dernière fête, Copine d’avant...)




À lire aussi sur Hautetfort :

(Le don de vivre, Hommage à Marie, Cher journal, Lettre à Emma, Trois rêves, Écriture et photo, Un pied dans la tombe, Le grand jour, La paire, Une journée de printemps, Trilogie du réveil, Rendez-vous parisien, En attente)




samedi 18 juillet 2015

Rencontres nocturnes

Nouvelle noire
Trilogie de juillet 2 sur 3
12 juillet 2015

Nous nous étions arrêtés, tous les deux, au même endroit, au même moment, pour soulager notre vessie, éprouvée par de longues heures de conduite dans les embouteillages. Là, sur cette aire d’autoroute, quelque part entre Meaux et Château-Thierry.

Une aire minimale, avec des places de parking pour les voitures et d’autres pour les poids lourds, une pelouse rabougrie, de maigres bouquets d’arbres et un bloc sanitaires, fort attractif, pour lui, comme pour moi.

Après notre besoin naturel respectif satisfait dans une cuvette circulaire métallique qui, à la dernière goutte, avait craché un liquide bleu visqueux le long de ses parois, nous nous trouvâmes aussitôt un autre besoin, moins naturel mais tout aussi pressant : fumer une cigarette.

Nos voitures étant garées côte à côte, il nous fut très facile d’engager la conversation. Oh ! Des choses anodines ! Je ne sais plus si c’est lui ou alors moi qui a commencé par : « Ça fait du bien, une pause pipi et une bonne clope, n’est-ce pas ? » L’un ou l’autre a alors répondu : « Oui, sortir de Paris un vendredi soir, c’est toujours la galère ! Que d’heures perdues ! »

En inspectant la carrosserie de nos voitures respectives et les inscriptions qui s’y trouvaient, nous nous aperçûmes que nous travaillions tous deux dans le commerce, dans des domaines certes différents, mais commerciaux néanmoins. De quoi alimenter les échanges, tout en fumant.

« Moi, je travaille avec des collectionneurs d’objets d’art anciens » me confia-t-il. « Une clientèle triée sur le volet, exigeante, mais qui paie bien. » Je lui dis que je vendais du matériel informatique de pointe, pour les petites et les moyennes entreprises. Moi non plus je ne me plaignais pas, les affaires marchaient plutôt bien, même en ces temps de crise.

Les voitures s’arrêtaient, déversant leur flot de conducteurs et de passagers pressés d’aller se soulager aux toilettes, puis elles redémarraient, retrouvaient l’autoroute en direction de l’Est. Nous allumâmes une deuxième cigarette pour justifier la poursuite de notre dialogue, qui s’avérait de plus en plus intéressant.

Nous avions en commun le goût pour la natation et la plongée sous-marine, nous étions sportifs tous les deux mais nous aimions aussi les repas gastronomiques, les bons vins, les petites clopes et le pétard, de temps en temps. Nous avions fréquenté la même école de commerce, mais pas à la même époque. Il était plus âgé que moi de presque vingt ans, mais il en paraissait beaucoup moins, grâce à sa stature athlétique, fine, élancée.

« Où allez-vous, au fait ? » lui demandai-je, dans un élan. « À Thionville, dans le centre, j’ai rendez-vous demain matin avec des clients réguliers, pour leur proposer une collection d’antiques masques africains, issus de différentes tribus. Rare et très cher ! Ils m’ont réservé une chambre d’hôtel à proximité. Nickel ! » Il me posa la même question en retour, à laquelle je répondis très évasivement : « Oh, j’ai une livraison à faire, dans une zone artisanale à proximité de Metz, je dois appeler quand j’y serais. »

Ainsi, nous en conclûmes que nos chemins allaient malheureusement se séparer, que nous n’aurions pas l’opportunité d’approfondir les choses ce soir, que les affaires étaient les affaires, mais que demain, peut-être, au retour, nous nous croiserions à nouveau sur une aire d’autoroute…

Nous prîmes donc rendez-vous, demain, même heure, à la tombée de la nuit, sur cette même aire, enfin sa jumelle symétrique, dans l’autre sens, évidemment. Nous ne nous quittions pas des yeux, il avait l’air d’aimer les jeunes et j’étais plutôt bien de ma personne, mince, veste grise, chemise noire ouverte et chaussures fines au bout carré. Il était plus décontracté, avec son jean, ses baskets de marque, son polo bleu clair à manches longues.

Nous allumâmes une troisième blonde : « La dernière, pour la route ! » tout en abordant des sujets plus intimes. Nous nous sentions devenir complices et déjà, amoureux. Nous étions tous les deux seuls au monde et nous allions avoir du mal à nous quitter. Nous remontâmes chacun, à contrecœur,  dans notre break, nous faisant des signes à travers les vitres.

Je le laissai partir devant, honneur aux plus âgés, puis connectai mon GPS où j’avais préalablement enregistré l’adresse de la livraison. Je transportais, certes, du matériel informatique high tech, oui mais du matériel volé, pas par mes soins d’accord, mais en le véhiculant, je faisais du recel. J’avais conscience des risques mais c’était l’argent qui m’attirait avant tout et plus j’en gagnais, plus j’en voulais. Plus j’en avais besoin.

Vendre mon corps, jamais. Alors, quitte à entrer dans la délinquance, autant attaquer directement par le haut du panier. C’est un ami respectable de mon père, cet ingrat, qui m’a fait introduire dans le milieu informatique et le braquage industriel. Conduire une belle voiture ? À travers la France, dans différents pays européens ?

Rouler incognito, sous une fausse identité, en prenant une autre personnalité ? Pouvoir m’offrir des fringues de luxe, un pied à terre à Paris (pour les affaires), un autre à Marseille (pour les loisirs) et toutes sortes de plaisirs ? La voiture fournie gracieusement alors que j’ai toujours aimé faire de la route ?

Oui, cet homme m’intéresse, mais certainement pas pour ce qu’il croit. Enfin, pas seulement. À son retour de Thionville, si ses transactions se font, il sera assurément en possession d’une forte somme d’argent, et là… Réglons d’abord nos affaires, on verra plus tard. Une bonne nuit de sommeil après ça, un peu de tourisme dans cette bonne vieille ville de Metz, un tour au Centre Pompidou, un restaurant étoilé… Je l’aurai bien mérité !

Alors, s’il pouvait y avoir la cerise sur le gâteau, le cadeau Bonux, le nec plus ultra… Mon arme est en sûreté, dans la boîte à gants ; elle pourrait bien me servir, dans quelques temps. Volée, évidemment. Et non identifiable, par aucun service de police, on me l’a juré. Ah ! Voilà les abords de Metz, je ne vais pas tarder à arriver. Croisons les doigts pour que tout se passe sans incident…

Nous nous étions arrêtés, tous les deux, au même endroit, au même moment, pour soulager nos envies, éprouvées par vingt-quatre heures d’attente insoutenable, lui à Thionville et moi à Metz. Là, sur cette aire d’autoroute, quelque part entre Château-Thierry et Meaux.

Il était ponctuel et, quand je le vis garer sa voiture, aisément identifiable, je vins vers lui en souriant. Moi j’étais là depuis longtemps, tout s’était conclu parfaitement à Metz, l’argent déposé sur un compte, dans une agence à la périphérie, et plein d’espèces pour moi, dont j’avais déjà encaissé les trois-quarts, m’accordant juste une marge en liquide, pour « voir venir. »

Il pleuvait légèrement, il faisait sombre, j’avais mis mon imper gris anthracite, dans la poche duquel j’avais dissimulé mon arme, un revolver élégant mais surtout efficace. « Alors, comment vont les affaires ? » lui demandai-je gaiement.

« Ah ! Ne m’en parle pas, des petits joueurs, les mecs ! Heureusement que l’hôtel était déjà payé, parce qu’à part ça, à Thionville, j’ai perdu mon temps ! Ils avaient convoqué un expert, il s’est avéré que certains masques étaient des faux, de belles reproductions, certes, mais du XXIe siècle ! Ah la honte ! Viens plutôt me consoler, m’entourer de tes jolis bras, oui, là, comme ça… »

Je me laissai faire, ne lui laissant pas apparaître ma mine déconfite. La poule aux œufs d’or était belle et bien plumée, il fallait que je me rende à l’évidence. Un vieux, pas trop moche, pétri d’expériences, après tout, ça ne se refuse pas. Main dans la main, nous prîmes la direction des bosquets.

« Alors, il est où, ton fric, petite frappe ? C’est que ça coûte bonbon, du matériel informatique, surtout volé ! Tu l’as mis où, l’oseille juteuse de tes trafics, hein ? La baise avec toi, c’était sympa, merci, mais pas de quoi casser trois pattes à un canard, non plus. Tu manques d’inspiration, jeune Padawan ! Si j’avais le temps, je ferai ton éducation mais là, tu vois, je suis pressé. Alors tu me dis où tu l’as planqué, et on est quittes. Je t’évite la prison, tout rentre dans l’ordre, chacun repart chez soi, ni vu ni connu… »

J’avais rencontré plus fort que moi, qui me croyais invulnérable. Je reçus un premier coup de poing dans la figure, puis un deuxième. Mon nez m’a fait mal, le sang coulait déjà. Puis, un nombre invraisemblable de coups de pied est venu percuter mon ventre, et plus bas. Je tombai à terre, me mis en position fœtale et hurlai de douleur. « J’ai rien sur moi, je te jure, j’ai tout mis sur des comptes à Metz, j’ai juste dix mille euros, dans ma veste, en liquide, prends-les et laisse-moi partir, je ne dirai rien, s’il te plaît ! »

Mon amoureux transi me dépouilla fissa, tel un sauvage, encore un flic pourri qui avait pris la grosse tête… Je ne me débattais même pas, j’avais surtout peur. Il trouva aussi mon arme, s’en empara, la déverrouilla, vérifia la présence des balles en faisant tourner le barillet, me força à l’empoigner de ma main droite tout en continuant à me taper dessus, mit mes doigts sur la détente (lui, il avait des gants), le tourna vers ma tempe, appuya…

Un suicide au revolver avec la main droite lorsque l’on est gauchère, ça a paru suspect aux policiers chargés de l’enquête. Comme ils ne parvinrent pas à retrouver la provenance de l’arme, que mes parents n’expliquaient pas mon geste, qu’en creusant un peu ils découvrirent que je n’étais pas la jeune fille de bonne famille que je prétendais être, ils ont conclu à un règlement de compte, à une rencontre qui avait mal tourné.