mardi 24 février 2015

The Khoury Project


The Khoury Project
"Revelation"
Enja Records / Harmonia Mundi
Sortie le 24 février 2015

Voici un album gorgé de richesses musicales diverses et variées, surprenant à bien des égards, dégageant une chaleur agréable, foisonnant de sonorités originales et de rythmes changeants, apaisants ou dynamisants. "Revelation" est le dernier projet des frères Khoury, d'origine jordano-palestinienne, installés en Île de France depuis 2007. Basil est au violon, Elia à l’oud, Osama au qanûn. Ils sont accompagnés ici de Guillaume Robert à la contrebasse et d’Inor Sotolongo aux percussions. Youssef Hbeisch est aux percussions orientales sur cinq des neuf titres de l’album. À la première écoute, mes pensées sont allées vers Paco de Lucia et, pour mettre des mots sur cette musique tout à la fois savante et spontanée, c’est la combinaison "jazz arabo-andalou" qui m’a semblé la plus appropriée. Aux écoutes suivantes, il m’est apparu bien d’autres influences, mêlées, mixées, entremêlées : traditions orientales, méditerranéennes, tziganes, celtiques, indiennes, cubaines, flamenco, improvisations… Le dernier morceau, un "live" de dix minutes, est une reprise de "Zyrya", de Paco de Lucia. Si l’oud est un instrument ancien bien connu (luth oriental à manche court, à la caisse de résonance bombée, au jeu de cordes pincées), signalons que le qanûn fait partie de la famille des cithares sur table, qu’il a une caisse de résonance trapézoïdale, qu’il se joue aussi en cordes pincées, qu’il est répandu au Moyen-Orient, en Grèce, en Iran, en Turquie… La musique ludique et jubilatoire des frères Khoury pourra s’écouter "pour de vrai" à l'Institut du Monde Arabe, à Paris, samedi 18 avril 2015. À vos agendas !


samedi 14 février 2015

Longueur d'Ondes #74

Le numéro d'hiver 2015 du désormais trimestriel Sur la même Longueur d'Ondes est paru, on peut le feuilleter en suivant ce lien.

Mes six dernières chroniques écrites pour le magazine et/ou son site Internet sont présentées ici, selon l'ordre chronologique de la date de sortie des albums.

-NADA ROOTS : "A.K.A. Nada Roots", Autoproduit
-VINCENT VINCENT : "Abat-jour", Autoproduit
-BENJAMIN FINCHER : "Kamishibai", Pacinist / Modulor
-IBRAHIM MAALOUF & OXMO PUCCINO : "Au pays d’Alice…", IDOL / Digital
-MANU GALURE : "Que de la pluie", Bacchanales Productions
-ROBI : "La cavale", AT(h)OME

BRUITAGE (1000 caractères)
Sortie le 1er octobre 2014
NADA ROOTS
"A.K.A. Nada Roots"
Autoproduit
L’album "Superstar" (2008) et ses onze chansons ayant pour héros un jeune Réunionnais parti vivre en métropole, a donné lieu à une tournée de trois ans en France, en Italie, en Belgique, à la Réunion… Une pause s’imposait, mais peu à peu de nouvelles compositions ont vu le jour. En voici neuf réunies ici, écrites et interprétées par Daniel Gigant, A.K.A. (As Known As) Nada Roots. Si "Henri" (un gars gravement porté sur l’alcool) est dans le pur jus du reggae, "Zamal" (paroles et musique de Frédéric Joron) trempe dans celui du maloya (musique traditionnelle réunionnaise) rythmé par le kayamb (deux panneaux en tiges de fleurs de canne à sucre à l’intérieur desquels s’agitent de petites graines) et son chant en créole. "L’amer" (1 et 2) est dans le même esprit, "Epreuves et sentiments" un hommage au Général Alcazar (Patrick Chenière) mort fin 2013. Emeline Potonié apporte sa féminité et ses claviers sur deux titres, il y a de l’âpreté dans "Jeunesse formidable", de la poésie dans "Pluie".

MAXIS (400 caractères)
Sortie le 14 octobre 2014
VINCENT VINCENT 
"Abat-jour"
Autoproduit
Vincent diffuse ses œuvres atypiques, comme bon lui semble, au fil des ans. Souvenez-vous de "Demi-deuil", "Stéréotypie", "Solol". Sa démarche est très personnelle, nourrie d’expériences, de pérégrinations en France ou ailleurs. "Abat-jour", démo réalisée en solo à Besançon, est dans le style "chanson élégiaco-surréaliste". L’on se doit d’écouter "Like" puis d’enchaîner sur les cinq autres titres.

BRUITAGE (1000 caractères)
Sortie le 20 octobre 2014
BENJAMIN FINCHER
"Kamishibai"
Pacinist / Modulor
En introduction, des voix masculines et féminines chantent "We always run", leur écho est comme suspendu. Une nappe de synthé aérienne, un clavier sautillant, puis le rythme s’installe, soutenu par de plus gros sons. Les voix répètent la même phrase en boucle, le rythme s’emballe puis décroit, laissant place au jeu aiguisé des violons, jusqu’à la conclusion. C’est court mais efficace. "Go outside" garde le rythme, met les voix en valeur, celle qui chante en solo et les chœurs, légers et harmonieux. La course s’accélère, dans un tourbillon de sons électroniques joyeux et facétieux, s’affole, s’assagit… Les onze compositions du Niçois Benjamin Fincher sont ciselées à la perfection, autant vocales, symphoniques, électroniques, pop, post-rock…, et jouent sur les émotions. Chacune propose une perspective inédite, crée la surprise à la façon du théâtre en papier japonais, dont les images se superposent au fur et à mesure de l’avancée du conte. Ce "Kamishibai" musical est un pur chef d’œuvre.

BRUITAGE (1000 caractères)
Sortie le 4 novembre 2014
IBRAHIM MAALOUF & OXMO PUCCINO
"Au pays d’Alice…"
IDOL / Digital
Ces deux-là se connaissent bien, s’apprécient, se complètent, travaillent ensemble… L’on se souvient dans "Diagnostic" d’Ibrahim Maalouf, de ce joyau qu’est "Douce", alliant grâce et sensibilité, la trompette orientale accompagnant la voix singulière d’Oxmo Puccino sur un texte tout en nuances. "Au pays d’Alice…" constitue un projet de grande ampleur, très ambitieux, à la hauteur, et même plus, du roman de Lewis Carroll dont il s’inspire, allant jusqu’à en respecter les douze chapitres. Après une introduction d’une beauté à couper le souffle, avec chorale d’enfants et orchestre classique, voici les aventures d’Alice, revues et magnifiées par des textes foisonnant de détails et d’idées. Tout l’univers fantasmagorique est là, le Lapin Blanc, la chute d’Alice, les situations absurdes qui en découlent, les personnages abracadabrants, les non-sens et les jeux de mots, jusqu’au procès final. Deux interludes ajoutent encore à la densité dramatique et féerique de cette création exceptionnelle.

BRUITAGE (1000 caractères)
Sortie le 10 novembre 2014
MANU GALURE
"Que de la pluie"
Bacchanales Productions
"Maman", qui ouvre l’album du Toulousain, est l’autoportrait, non pas d’une mère, mais de celui de l’un de ses rejetons, petit monstre aux pouvoirs destructeurs qui à chaque nouvelle bêtise se fait cruellement punir par ses parents… "Et quand je ne suis pas sage, maman, fait bouillir de l’eau et met mes pieds dedans." Il y a un peu de l’univers fantastique de Thomas Fersen, la fantaisie bohème de Jacques Higelin, le music-hall onirique de Charles Trenet. "Boum", avec la voix samplée du chanteur disparu, est un hommage explicite, très réussi. Le conte des "Trois petits cochons" est joliment remis au goût du jour, la poésie est fine et tendre dans "Flamant rose", le rythme se fait bossa sur "Je serais perdu", avec son chouette refrain : "Je serais perdu si tu ne me trouvais pas… comme il faut." "Je vais me refaire" est dans la même veine, mais en plus trash… Bacchanales Productions édite aussi les albums de Gilles Roucaute et Nicolas Bacchus, les livres de Marie Surgers ou Claude Astier.

BRUITAGE (1000 caractères)
Sortie le 26 janvier 2015
ROBI
"La cavale"
AT(h)OME
Son premier album, "L’hiver et la joie", lui a permis d’obtenir le Prix du jury Georges Moustaki, début 2014. Sa prestation charismatique avait alors beaucoup impressionné. Le projet du deuxième album s’est concrétisé, il était attendu, il est à la hauteur des espérances. Si les compositions réservent une place de choix à la basse percutante et aux froides sonorités électroniques, ce qui forge l’identité de ROBI, il y aussi des titres plus intimistes, comme "Être là" (avec tout de même une intro aux basses bien appuyées) ou ce "Chaos" au trip hop saisissant. Le chant de Chloé est envoûtant, mélodique, théâtral, sublimant des textes aiguisés, au tranchant net. Il y a la lenteur grave de "L’éternité", les tressautements répétitifs de "Devenir fou", la danse 80’s de "Nuit de fête", la pop énergique d’"À cet endroit", la sensualité  lancinante de "Je m’appelle "… L’album tient en haleine jusqu’à une "Cavale" hypnotique, cette montée en puissance, cette ambiance western, justement suggérée.

mercredi 4 février 2015

De JS Bach à Joy Division

Mon premier disque de musique classique, c'était "Suites pour orchestre numéros 3 et 4", de Jean-Sébastien Bach. Je l'écoutais sur un petit électrophone, assise en tailleur, à même le sol, la pochette à portée de main. La musique était joyeuse, légère, lumineuse.

On entendait des trompettes, de la flûte, des violons… C'était très entraînant, stimulant pour l'imagination. Je ne m'ennuyais jamais en écoutant ce disque, que mes parents m'avaient offert à l'occasion d'un Noël. Je devais avoir six ou sept ans.
 
Un peu plus tard, j'ai découvert Wolfgang Amadeus Mozart et sa célèbre "Marche turque", que j'avais dû entendre à la radio, ou dans une émission télévisée. J'avais été interpellée par la vigueur, par la fraîcheur qui s'en dégageait.

J'apprendrais ensuite que ce que j'appelais à tort "Marche turque" n'était que l'un des mouvements—le dernier—, de la sonate ainsi nommée.

En attendant, je tenais absolument à ce que mes parents m'achètent un disque sur lequel il y aurait ce morceau. Ils l'ont fait, pour mon anniversaire. Je fêtais mes huit ou mes neuf ans. J'ai longtemps vénéré le pianiste Gabriel Tacchino.
Puis il eut Franz Schubert, son bouleversant "Trio numéro 2 avec piano en mi bémol majeur", dont j'avais entendu l'Andante au cinéma. Violon, violoncelle et piano magnifiaient des scènes, déjà extrêmement belles ; elles resteraient marquées en moi à jamais.

Comme celle de la veillée, à la lueur des bougies, autour des tables de jeux, dans ce château du XVIIIe siècle, où l'on ne savait pas trop si ces personnages fardés, mouchetés, perruqués, s'amusaient ou s'ennuyaient. Gloire et défaite, grandeur et décadence…

C'était le film "Barry Lyndon" de Stanley Kubrick, avec Ryan O'Neal et Marisa Berenson. Mon père m'a offert le disque sans raison particulière, si ce n'est celle de me faire plaisir. Je lui en avais beaucoup parlé ! Mais j'étais triste, en l'écoutant. J'avais douze, bientôt treize ans.
 
C'est avec mon argent de poche que j'ai acheté "Abbey Road" des Beatles, puis "Let it Be". Au collège, mon amie Isabelle, déjà fine mélomane, m'avait prêté des cassettes de leurs premiers albums : j'ai tout de suite été emballée par ces quatre garçons britanniques, dans le vent !
En véritables passionnées, nous sommes allées voir "Yellow Submarine" et "A Hard Day's Night" au cinéma de la MJC. J'ai voulu connaître tous les autres disques de ces fameux Beatles, d'abord l'album bleu, puis le rouge, puis tous les autres—les "vrais"—, pour finalement rester scotchée sur l'album blanc. Fin de la quête…
Mais à treize ou quatorze ans, revenant en vélo de chez le disquaire avec "Abbey Road" sur mon porte-bagages, j'avais l'impression d'être en possession d'un trésor inestimable ! Je pédalais rageusement, je voulais vite l'écouter !

Ce que je fis, une fois rentrée, le disque tournant sur la platine de la modeste chaîne stéréo paternelle. Seule à la maison, je me délectais un à un de ces joyaux musicaux, joués au piano, à la guitare, doux ou plus âpres. Ma vie en serait transformée.
J'avais quinze ou peut-être seize ans, il me fallait absolument le double album de Crosby, Stills, Nash and Young, "4 Way Street", enregistré lors d'un concert au tout début des années soixante-dix : je me l'achetai dès que j'eus suffisamment économisé d'argent. J'avais découvert l'existence de ces quatre musiciens américains chez des amis, je ne jurais maintenant que par eux et je voulais pouvoir les écouter tranquille, à domicile !

Ils avaient l'air de bien s'amuser ensemble, il y avait leurs commentaires, entre les chansons, et les rires du public. Il y avait surtout l'harmonie de leurs voix, leurs timbres mêlés, leurs prouesses lyriques et mélodieuses. Je ne connaissais pas ou peu la musique américaine, à cette époque.

Sur la face intérieure de la double pochette, se trouvaient les paroles des chansons. Je tentais d'en faire la traduction, mais je n'étais pas assez calée en anglais pour en comprendre toutes les subtilités. Les deux disques composant "4 Way Street" furent quelque temps les seuls que je tolérais sur ma platine.
Bientôt mes amis achèteraient des guitares, s'entraîneraient à jouer tout "Harvest" de Neil Young. J'achèterais ou copierais quelques disques de Crosby, Stills and Nash, sans Young. Mon intérêt serait renouvelé à la sortie de "Rust Never Sleeps" de Neil Young et du Crazy Horse (1979), avec ses deux versions de la même chanson : l'une acoustique ("Out of the Blue"), l'autre électrique ("Into the Black"), et cette phrase en anglais que je comprenais bien : "Hey hey, my my, rock'n'roll can never die".
Les guitares sales, acides et bruitistes de la deuxième face, avec la deuxième version de "Hey hey, my my" clôturant l'album, préfiguraient de nouvelles expériences sonores, l'usage de sons lourds, saturés, triturés ; cela se développerait, s'amplifierait outre-Atlantique (notamment à Seattle), tout au long des années quatre-vingt.

Pendant ce temps-là, outre-Manche et plus largement en Europe, les choses bougeaient aussi, des groupes se formaient, une révolution s'opérait avec l'incorporation d'instruments électroniques : synthétiseurs, échantillonneurs, boîtes à rythmes…

Je prendrais le train en route, au milieu des 80's, découvrant tour à tour The Cure, Depeche Mode, Bauhaus, Anne Clark, Cocteau Twins… déjà auteurs de plusieurs albums. Étudiante à Paris, je retournais chez moi, en province, pratiquement tous les week-ends, pour retrouver mes amis, faire la fête, mes lessives…

Un vendredi soir, je suis revenue avec un double album de Joy Division, un live enregistré en 1980. Personne dans mes connaissances ne m'avait encore parlé de ce groupe, dont j'appris plus tard qu'il était originaire de Manchester.

Une chronique dans Télérama m'avait mis la puce à l'oreille : il me fallait à tout prix écouter ce groupe, ça avait l'air d'être important. Avant de prendre mon train, j'étais passée chez Gibert, dans le boulevard Saint-Michel, et j'avais acheté ce qui se présentait : "Still", double vinyle dans une pochette sobre, entre le gris et le marron, sur laquelle était inscrit le nom du groupe, en caractères blancs.
Dans la foulée, j'avais embarqué "Ocean Rain", d'Echo and the Bunnymen : cela s'avérerait être une bonne pioche, des morceaux symphoniques de choix ! Repartant du magasin avec mes trophées, j’étais pressée de rentrer à la maison, de disposer d'un espace plus agréable à vivre que l'exiguïté de ma chambre de bonne parisienne.

Quand j'arrivai, mon père était sorti. Ça tombait plutôt bien pour ce que j'avais prévu : poser les disques, l'un après l'autre, sur la platine, ne rien faire d'autre que d'écouter, assise dans le canapé, et puis fumer.
Ce soir-là, j'ai pris "Still" toute seule en pleine tête, une grosse baffe, sans précaution, sans mode d'emploi, brut de décoffrage. Une musique extrême, sombre, torturée, à la frappe de batterie redoutable, à la basse pesante, aux guitares mordantes, aux claviers maladifs… Et la voix du chanteur, caverneuse, gémissante, suppliante ! C'était dense, tendu, désespéré.

Au cours des heures qui ont suivi, j'ai alterné les deux disques, enchaînant les quatre faces plusieurs fois, jusqu'à une heure avancée de la nuit. J'étais comme pétrifiée, hypnotisée, tétanisée.

Je comprendrais facilement pourquoi ce groupe avait compté et laissé des traces indélébiles, malgré sa très courte existence (1978-1980) ; je ferais bientôt le lien avec New Order.

J'avais la curiosité aiguisée et la candeur faussement naïve de mes vingt-deux ou vingt-trois ans ; je devais déjà savoir, intuitivement, que je passerais ma vie à écouter de la musique, en variant, toujours plus, les courants, les tendances, les styles, les influences.
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(Le secret de Patrice, Impasse du Levant, Laure aimait la vie)

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(La veillée, Révélation, La maison)

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(Enola Gay, Blood Sugar Sex Magik, Faith, Is this Love, Rodolphe Burger à l’île de Batz, Angie, The Needle and the Damage Done, Pyromane, London Calling, Perfect Kiss, Exposition, Christian Death le 1er novembre 1988)